Héritières de la mémoire meurtrie des Harkis, ces anciens soldats recrutés par l’armée française durant la guerre d’Algérie, nous ne pouvons nous taire après avoir lu le rapport de l’historien Benjamin Stora, à propos des «questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie», remis au président de la République le 20 janvier 2021. Si l’on peut saluer certains de ses aspects, ce travail nous surprend et nous heurte, tant les Harkis se retrouvent, dans ce document, réduits à la portion congrue, et, surtout, évoqués d’une façon tendancieuse accompagnée d’omissions significatives.
Dès la page 8 du document, Benjamin Stora évoque les «représailles cruelles contre les Harkis» en Algérie à la fin de la guerre. Le terme de «représailles»n’est pas neutre. Il valide la thèse utilisée par le pouvoir algérien et les historiens qui lui sont inféodés: si des harkis ont été massacrés, c’est parce qu’eux-mêmes s’étaient livrés à des exactions. Cette généralisation totalement abusive constitue un biais manifeste. Il est regrettable que le choix d’un tel mot dans un rapport à Emmanuel Macron conforte la lecture de l’histoire par l’aile nationaliste du pouvoir algérien.
À la page suivante, Benjamin Stora cite un entretien de l’historien Mohammed Harbi datant de 2011, paru dans le grand quotidien algérien El Watan et portant sur les tabous de la guerre d’Algérie du côté algérien. Benjamin Stora recopie quasi textuellement, en la reprenant à son compte, une longue phrase du journaliste d’El Watan qui, en introduction de l’entretien, résume l’argumentation de Mohammed Harbi. Mais l’auteur du rapport change un mot de cette phrase, un seul. On lit sous la plume de Benjamin Stora que Mohammed Harbi «évalue ainsi le nombre de Harkis et goumiers à environ cent mille hommes et il estime à quelque cinquante mille les victimes algériennes des actes du FLN/ALN, dont nombre de militants nationalistes authentiques». Or le journal El Watan, lui, ne parlait pas d’«actes du FNL/ALN» mais de «bavures du FLN/ALN». On conviendra que ce n’est pas la même chose. N’est-il pas significatif que l’auteur du rapport remis à Emmanuel Macron se montre plus précautionneux envers le pouvoir algérien que la presse algérienne elle-même?
À la page 47, l’auteur du rapport cite les propos, qu’il présente comme bienveillants, de l’ancien président de l’Algérie Abdelaziz Bouteflika en 2005: «Les enfants des harkis ont les mêmes droits que le reste des Algériens, à condition qu’ils défendent ce paisible pays.» Benjamin Stora oublie de rappeler que ce n’est pas le cas des anciens harkis. Car la loi algérienne du 12 avril 1999 dispose que «perdent leurs droits civiques et politiques, conformément à la législation en vigueur, les personnes dont les positions pendant la révolution de libération nationale ont été contraires aux intérêts de la patrie et ayant eu un comportement indigne (sic)».
Oui pour l’entrée au Panthéon d’une personne irréprochable en relation avec la guerre d’Algérie – nous proposons Henri Alleg, qui avait appelé à reconnaître l’abandon des harkis par la France.
Parmi les 22 préconisations du rapport, Benjamin Stora propose, page 94, de «voir avec les autorités algériennes la possibilité de facilité le déplacement des Harkis et de leurs enfants entre la France et l’Algérie». L’auteur présente ce genre de proposition comme une nouveauté, alors que des démarches ont déjà été engagées à maintes reprises lorsque des difficultés se présentaient, avec, c’est vrai, un succès mitigé. Par ailleurs, il n’y a aucune difficulté de circulation entre la France et l’Algérie concernant les enfants de harkis. Aujourd’hui, très peu de pères de harkis sont encore interdits de circuler. Et la plupart sont morts ou trop âgés pour voyager. Cette préconisation nous semble donc vide et inutile.
Alors que la réconciliation exige la reconnaissance de tous les faits de part et d’autre, les annexes du rapport sont remplies d’un vide significatif concernant les harkis. Le 25 septembre 2016, François Hollande, alors président de la République, a déclaré : «Je l’affirme ici clairement au nom de la République: je reconnais les responsabilités des gouvernements français dans l’abandon des harkis, les massacres de ceux restés en Algérie et les conditions d’accueil inhumaines de ceux transférés en France. Telle est la position de la France.» Aucune trace de ce discours dans le rapport de Benjamin Stora.
Il n’y a pas non plus de trace du discours du président Jacques Chirac aux Invalides, le 25 septembre 2001, qui a déclaré: «Notre premier devoir, c’est la vérité. Les anciens des forces supplétives, les harkis et leurs familles, ont été les victimes d’une terrible tragédie. Les massacres commis en 1962, frappant les militaires comme les civils, les femmes comme les enfants, laisseront pour toujours l’empreinte irréparable de la barbarie. Ils doivent être reconnus. La France, en quittant le sol algérien, n’a pas su les empêcher. Elle n’a pas su sauver ses enfants.» Les mots «massacre» et «barbarie», prononcés par le président Chirac, risqueraient-ils d’incommoder les autorités algériennes ?
Enfin, nous nous élevons de manière unanime, forte et déterminée, contre la proposition émise par Benjamin Stora de «l’entrée au Panthéon de Gisèle Halimi, grande figure féminine d’opposition à la guerre d’Algérie». Sur France Inter, le 3 mai 2010, dans l’émission «Comme on nous parle», Gisèle Halimi a été interrogée sur le fait de savoir si «la femme n’est jamais (…) la meilleure ennemie de la femme». Et Gisèle Halimi a fait cette réponse: «Je crois que, quand la femme… oui, cela arrive, hélas… Moi, j’ai appelé ça, en référence à la guerre d’Algérie, les femmes harkis. Les femmes harkis, malheureusement, cela existe». Est-ce ainsi que Benjamin Stora veut favoriser la réconciliation? Gisèle Halimi, qui a affiché en plusieurs autres occasions son mépris pour les harkis, n’est pas une femme de réconciliation. Oui pour l’entrée au Panthéon d’une personne irréprochable en relation avec la guerre d’Algérie – nous proposons Henri Alleg, qui avait appelé à reconnaître l’abandon des harkis par la France -, mais ce n’est pas le cas de Gisèle Halimi.
Rappelons enfin qu’une femme de réconciliation qui a eu à connaître d’un aspect de la guerre d’Algérie est d’ores et déjà au Panthéon: Simone Veil. Lors de son entrée à l’Académie française, elle a déclaré: «Ancien magistrat, m’étant beaucoup investie pour améliorer la condition des prisonniers du FLN en Algérie et en métropole, je n’en suis que plus à l’aise pour aborder une autre page tragique de notre histoire. En Algérie, des musulmans avaient accepté de servir dans l’armée française.(…) La tragédie de ces familles entières abandonnées laisse en tout cas une tache indélébile sur notre histoire contemporaine.»
* Fatima Besnaci-Lancou, docteur en histoire contemporaine, est spécialiste de la guerre d’Algérie et de ses suites. Dernier ouvrage paru: Harkis au camp de Rivesaltes (Loubatières éditions, 2019, préfacé par Olivier Dard). Dalila Kerchouche, journaliste et écrivain, ancienne grande reporter à «Madame Figaro », a notamment publié Mon père, ce harki (Éditions du Seuil, 2003), qui a obtenu un grand succès public.
** Parmi les 49 cosignataires de la tribune figurent notamment Fatima Benamara, présidente de l’association Harkis et droits de l’homme, Fatiha Arfi, secrétaire de la Coordination Harka, et Fittouma Saddiki, militante du Comité national de liaison des harkis (CNLH). La liste complète des cosignataires est à retrouver sur FigaroVox Premium.