Normalien et agrégé d’histoire, professeur d’histoire du Maghreb contemporain à l’université Paris I – Sorbonne, Pierre Vermeren est l’auteur de nombreux ouvrages salués par la critique. Il a notamment publié Le Maroc en 100 questions (Tallandier, 2020, 352 p., 16,90€).
LE FIGARO. – Les islamistes viennent de conquérir la majorité des sièges au parlement algérien, ils gouvernent au Maroc malgré le roi Mohammed VI et contrôlent l’appareil étatique en Tunisie. Or on les dit toujours défaits, sur le point de quitter l’arène politique. Comment peut-on expliquer ce paradoxe ?
Pierre VERMEREN. – On ne peut pas confondre les trois pays car chacun a sa propre histoire politique. Je crois que ce qui domine au Maghreb après près de deux ans de confinement et de crise économique, c’est la désespérance. Toutefois, les islamistes ne représentent pas un espoir. D’ailleurs on voit en Algérie que dans le meilleur des cas, 23 % des gens ont voté et les islamistes représentent donc environ 10 % du corps électoral.
En Tunisie, ils tiennent en partie l’appareil d’État depuis les lendemains de la révolution de 2011 mais leur décrédibilisation est très avancée, le pouvoir d’achat des Tunisiens ayant régressé de moitié en dix ans.
Quant au Maroc, ils sont partie prenante du pouvoir mais n’ont pas les manettes. Ils représentent une minorité réduite, leur souffle est assez largement passé, mais les islamistes demeurent la principale force idéologique et politique organisée.
Cela s’explique par le fait que la population est accablée, la majorité des jeunes et moins jeunes ont envie de fuir le Maghreb car les alternatives ont échoué, les grandes espérances se sont effondrées ; avec la pandémie, les taux de participation sont très faibles, seuls les clients des partis ou du pouvoir votent.
Il existe certes une fascination du modèle turc, parce que la Turquie est le seul pays où l’islam politique a fonctionné en république sunnite, et elle suscite le respect par son agressivité envers les Européens et en distribuant de l’argent à ses partenaires islamistes – comme le fait aussi le Qatar. Les partis islamistes au Maghreb, comme les Frères musulmans, tiennent en grande partie grâce aux subsides directs ou indirects reçus de l’étranger.
En Tunisie, les élites françaises ont misé sur les islamistes
Pierre Vermeren
La stratégie des islamistes a évolué. Depuis leurs défaites militaires, ils semblent avoir compris que le pouvoir ne se conquiert pas par les armes mais en négociant avec le plus fort…
Là encore, il faut distinguer chaque pays. Au Maroc, les islamistes – le Parti de la Justice et du Développement (PJD) – sont dans les mains de la monarchie, celle-ci est obligée de composer avec eux, d’où leur présence au gouvernement, mais ils sont minoritaires et dominés par la structure politique de l’État royal. En Algérie, ils composent avec l’État militaire hérité de Houari Boumédiène (NDLR, président de 1976 à 1978) mais ils ne sont pas non plus en position de force, bien que Bouteflika leur ait donné des postes et les ait fait entrer dans l’État et dans l’économie lors de la «réconciliation nationale».
En Tunisie, ils ont été élus, et ils se sont approprié 150.000 postes de fonctionnaires, ils ont joué le jeu du népotisme et de la corruption à rebours de leur discours. Les Tunisiens leur en veulent énormément car la population estime que les islamistes sont responsables de l’effondrement de l’économie, de l’administration et de l’État depuis dix ans. Le parti Ennahda avait promis une forme de libéralisme, la lutte contre la corruption et l’espoir d’un monde meilleur. En réalité, il n’y a pas de monde meilleur, beaucoup d’incompétence et de corruption et en plus, on constate un effondrement économique qui mine leur crédibilité. On ne peut plus les présenter comme une force alternative.
En interrogeant systématiquement des «militants de la démocratie», et en les voyant protester régulièrement, n’y a-t-il pas eu de la part des Occidentaux un effet de loupe sur les élites laïques et progressistes qui a pu induire en erreur sur la réalité de la situation politique dans les pays du Maghreb ?
En Tunisie, non : les élites françaises ont misé sur les islamistes! Les élites tunisiennes francophiles et francophones, laïques et républicaines, en veulent beaucoup à la France de son soutien aux islamistes. Se fie-t-on trop aux démocrates du Maghreb pour avoir une image fidèle du pays ? On ne peut pas reprocher à l’Europe de soutenir de temps en temps les gens qui l’aiment et qui croient en ses valeurs ; c’est une étrange naïveté de soutenir les islamistes qui sont les ennemis de la société occidentale et laïque, et de nos valeurs fondamentales.
En Algérie, le mouvement contestataire du Hirak a bénéficié d’un soutien populaire important, notamment de la jeunesse, et il a mis en avant la diversité culturelle et les femmes. Cependant le résultat des dernières élections législatives, c’est l’anti-Hirak, le parlement algérien est désormais un mélange d’islamistes et de membres du parti gouvernemental dont les femmes ont presque disparu.
La minorité islamiste est internationaliste et s’oppose à la minorité que l’on peut qualifier de stato-nationaliste. Le reste de la population, soit 80 % des habitants, peine à vivre au jour le jour. Elle est frappée par le sous-emploi parce qu’il n’y a plus de touristes depuis la pandémie ni beaucoup d’industrie.
Pierre Vermeren
Deux minorités idéologiques sont à la bataille au Maghreb. La minorité islamiste qui est internationaliste, et la minorité que l’on peut qualifier de stato-nationaliste. Ce qu’il faut regarder, c’est le reste de la population, soit 80 % de la population qui peine à vivre au jour le jour et qui est frappée par le sous-emploi parce qu’il n’y a plus de touristes depuis la pandémie ni beaucoup d’industrie.
Les femmes, en Algérie sont en dehors de l’emploi et en Maroc elles sont en grande difficulté pour trouver un travail. Majoritairement, la société maghrébine est conservatrice, elle subit une situation qu’elle n’a pas choisie, elle assiste à beaucoup de corruption et voit qu’il y a un modèle d’économie circulaire basé sur l’économie de rente, qui peut verser dans l’économie mafieuse Ce système économique crée peu d’emplois, a besoin de peu d’encadrement, ce qui laisse la société dans un état de sidération, à la merci de l’économie informelle.
Quoi qu’il arrive, que vous mettiez la focale sur les islamistes ou sur les élites progressistes ou conservatrices, cela masque l’essentiel: la détresse massive des populations du Maghreb, entre hôpitaux saturés, école exsangue, corruption des gouvernants et pénurie d’emplois. Leur préoccupation n’est ni d’être laïque ni d’être islamistes, c’est de survivre ou partir. Pour le vieux continent, l’enjeu est considérable, car la plupart des familles en détresse ont déjà des parents en Europe.
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D’autres partis non-islamistes peuvent-ils émerger?
Il n’y a plus d’autres partis. La gauche a disparu au Maghreb – elle se limite à quelques personnalités et groupes militants – les écologistes et les communistes n’existent pas, et il n’y a pas non plus de droite à proprement parler. Au Maroc, il reste une force principale en dehors des islamistes, c’est le palais, le bloc monarchiste. Mais il n’existe rien entre les deux.
En Tunisie, il reste l’UGTT (NDLR, l’Union générale des travailleurs tunisiens, principale centrale syndicale du pays) mais je ne pense pas qu’elle se soit renforcée depuis dix ans, et elle n’a pas de traduction électorale. Les deux seules forces en face des islamistes en Tunisie, c’est l’électorat du président de la République Kaïs Saïed, élu par la jeunesse mais n’a pas de parti malgré sa popularité, et le bloc nationaliste néo-bourguibien d’Abir Moussi (NDLR, avocate, héritière du parti nationaliste) principale figure d’opposition en passe de remporter les prochaines élections législatives.
En Algérie, le bloc dirigeant est constitué autour de l’armée, de l’État et du FLN, et c’est le seul rempart contre les islamistes puisque la gauche a disparu comme les partis kabyles, d’autant plus que le pouvoir a apparemment étouffé le Hirak.
Comment voyez-vous l’avenir politique du Maghreb à moyen terme ?
C’est un grand mystère. En Tunisie, le parti nationaliste devrait remporter les prochaines législatives; l’enjeu pour le pays est d’éviter de finir comme le Liban, c’est-à-dire la banqueroute. Les islamistes ont eu ce qu’ils voulaient : des pouvoirs d’État faibles au sein desquels ils surnagent, mais en réalité il n’y a pas de ligne dominante, d’où la crise politique et économique permanente. Des changements importants devraient intervenir dans l’année qui vient.
En Algérie, les changements viennent officiellement d’avoir lieu avec une réforme de la Constitution et un nouveau Parlement, mais dans les faits, la stabilité ne peut être assurée que par un prix du pétrole et du gaz maintenu à un haut niveau. Si ce scénario advient, l’État va continuer à faire du clientélisme et à distribuer la rente, ce qui permettra de calmer la situation ; en cas d’effondrement du prix des hydrocarbures, c’est bien plus incertain.
Au Maroc, des élections générales se tiendront le 8 septembre 2021, toutes les assemblées vont être renouvelées cette année. Qui va l’emporter ? Les islamistes ou le parti du palais. Dans les deux cas, la monarchie va gérer l’économie et le pays s’est mis un temps à l’abri grâce à des financements extérieurs.
Partout, ces financements conditionnent la situation politique. Si la Tunisie est soutenue par le FMI, si le Maroc est soutenu par les monarchies du Golfe et les États-Unis, si l’Algérie a un haut prix du pétrole, on peut espérer une reprise de la croissance et une certaine stabilité. Sinon, c’est l’inconnu.