Le jour de l’Aïd clôture le mois du jeûne du ramadan, et cette journée de fête pour les musulmans débute par une prière matinale très courte qui ne dure guère plus d’un quart d’heure. À cette cérémonie religieuse se bousculent musulmans pratiquants, et ceux moins assidus qui ne viennent à la mosquée qu’à cette occasion. Tôt le matin, on peut apercevoir dans les rues de la ville des citoyens endimanchés et joyeux, se dirigeant en famille dans la même direction pour communier.
Les souvenirs se bousculent lorsque je repense à ces jours de fête quand, enfant, j’accompagnais mon père avec à la main quelques bonbons et, adolescent, je retrouvais mes copains de collège puis de lycée pour partager le premier déjeuner autour d’un kébab après un mois d’abstinence. Me reviennent également en mémoire les images amères de mes voisins et de mes amis priant sous la pluie par manque chronique de places, conséquence de l’absence d’un lieu de culte digne pour les citoyens de confession musulmane.
À cette époque, pas très ancienne, cette journée de l’Aïd et son office religieux étaient confidentiels et ne faisaient pas l’objet d’un très grand intérêt de la part des institutions républicaines. Ce n’était d’ailleurs pas encore une fête religieuse reconnue et pouvant justifier une absence professionnelle. Seule l’Éducation nationale, toujours en première ligne, pouvait témoigner de l’importance de cet évènement, les salles de classe étant désertées à cette occasion.
PERMANENCES VIDES, MOSQUÉES PLEINES
Mais les choses ont changé. Elles ont changé lorsque les élus locaux ont constaté que les permanences politiques se vidaient de leurs adhérents et que les mosquées se remplissaient de leurs fidèles.
Elles ont changé lorsque les élus locaux ont constaté qu’ils parlaient souvent à des chaises vides à leur meeting et que les citoyens de confession musulmane se bousculaient pour une place assise à la mosquée. La tentation était trop grande d’aller chercher l’électeur potentiel dans ces gens remplis d’une foi certaine en Dieu. Armés de leurs écharpes, ils ont piétiné un tabou républicain en franchissant le Rubicon qui séparait la République de la religion et la raison de la foi.
“Dans ces discours obséquieux, qui entremêlent le local et la situation à Gaza, en Tchétchénie ou le sort des Ouïghours selon l’époque, reviennent chaque année les sempiternelles promesses d’achat d’un terrain ou de délivrance d’un permis de construire pour une mosquée.”
En s’invitant à cet office, ils ont saisi l’opportunité de capter un électorat fictif qui ne voulait plus les écouter, certains allant même jusqu’à accueillir les fidèles musulmans à l’entrée de la maison du Seigneur en espérant que l’électeur lui en serait redevable devant l’entrée du bureau de vote.
Cela se passe toujours ainsi : rapidement, l’imam s’efface devant l’élu. Avant d’écouter sa prière pour Dieu, ils écouteront, sagement accroupis, le député, le maire, le conseiller départemental ou régional faire valoir son bilan politique. Et dans ces discours obséquieux et flatteurs, qui entremêlent le local et la situation à Gaza, en Tchétchénie ou le sort des Ouïghours selon l’époque, reviennent chaque année les sempiternelles promesses d’achat d’un terrain ou de délivrance d’un permis de construire pour une mosquée ou un carré musulman.
Pendant ce temps, accablé de chaleur, assis sur ses genoux ou en tailleur depuis trente minutes, le fidèle n’en peut plus et n’écoute plus. Impatient, il regarde sa montre et ne pense qu’à rejoindre sa famille pour poursuivre cette journée de fête. Mais cela ne sera pas pour tout de suite, car la parole est donnée aux représentants de l’opposition pour que les élus soient traités équitablement dans la maison de Dieu et devant l’électeur musulman qui bâille.
SORTIR DU CADRE DE LA RÉPUBLIQUE
Satisfaits de cette immixtion matinale dans le culte, espérant avoir trouvé grâce auprès des électeurs ayant perdu foi en eux et en la politique, les politiques remettent leurs chaussures, enlevées pour entrer dans la mosquée et sortir du cadre de la République. « Voilà une chose de faite ! » se disent-ils, et qui n’aura pas coûté grand-chose si ce n’est de répéter les mêmes promesses. Et c’est là où ils se trompent.
Un militant communautariste a vu se matérialiser sous ses yeux ce qu’il appelle de ses vœux : le glissement de la reconnaissance d’un culte à la reconnaissance d’une communauté.
Car dans cet auditoire de fidèles contraints à ce triste spectacle, peut-être y avait-il un adolescent se questionnant sur son identité et son appartenance, et qui a compris malheureusement que ces représentants de la République ou ces candidats, qui étaient debout alors que lui était à genoux, ne le reconnaissaient que comme musulman et non comme citoyen. Qu’il était ainsi prisonnier de l’essentialisation de son identité par sa foi alors qu’il se croyait peut-être plus complexe et certainement français.
Peut-être y avait-il aussi un militant communautariste qui a vu se matérialiser sous ses yeux ce qu’il appelle de ses vœux : le glissement de la reconnaissance d’un culte à la reconnaissance d’une communauté. Naissance d’un nouveau dialogue entre des élus de la République et ceux qui se proclament représentants de la « communauté musulmane », exploitant cet aveu de faiblesse de la République lorsque ses émissaires en sont réduits à chercher l’électeur dans un lieu de culte.
Une telle scène serait-elle possible dans une église catholique ? Est-il imaginable que des élus s’invitent à la messe de Noël, montent à l’autel et prennent le pas devant le prêtre pour s’adresser aux fidèles et discourir sur la situation des chrétiens d’Orient ou promettre rénovation de leur église ? Bien entendu, non.
JEU AVEC LE FEU
Posons-nous alors la question collectivement : pourquoi cela est-il toléré concernant le culte musulman ? Comment les élus ont-ils pu s’affranchir à ce point de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État dont l’article 26 précise pourtant bien qu’il est « interdit de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l’exercice d’un culte » ? En habile politicien, ils répondront que leur présence se justifie par la nécessité de présenter leurs vœux aux musulmans, et qu’en l’espèce cet article est inopérant. Ils ajouteront qu’ils se sentent blessés qu’on leur prête des arrière-pensées bassement électorales. Mais en jouant ainsi avec les mots, ils jouent avec le feu.
Il m’est apparu qu’en acceptant mon mandat d’élu, je renonçais de facto à ma liberté de me rendre en un lieu de culte, même à titre personnel, pour éviter toute confusion.
J’ajouterais pour finir une anecdote personnelle. Élu en 2020 à Saint-Denis, dans l’équipe de Mathieu Hanotin, je suis né et j’ai grandi à Saint-Denis. À titre privé, j’ai travaillé sur la problématique des opérations de constructions des lieux de cultes et de leurs gestions par les associations. Naturellement, à l’approche du ramadan, j’ai été invité, en tant qu’élu de la République et musulman, à me rendre à la cérémonie de l’Aïd. Et à l’évidence, il m’est apparu qu’en acceptant mon mandat d’élu, je renonçais de facto à ma liberté de me rendre en un lieu de culte, même à titre personnel, pour éviter toute confusion. Conformément à une longue tradition républicaine qui a vu les élus s’abstenir pendant toute la durée de leur mandat de pénétrer dans un lieu de culte.
Dans le contexte de débat sur le séparatisme et la laïcité, il était important pour moi en tant qu’élu, de partager mon expérience et mes réflexions. Le projet de loi « confortant le respect des principes de la République et de lutte contre le séparatisme » en discussion au Parlement doit également poser de nouvelles bornes aux élus locaux afin de nous assurer collectivement que la classe politique dans nos territoires ne soit pas tentée de s’immiscer dans le culte et son organisation. Et si cela impose d’interdire par la loi la présence des élus aux cérémonies religieuses, alors faisons-le.
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