Comment passe-t-on de la salle de prière au djihad ? Si la radicalisation «en chambre» a pris les devants de la scène avec le cyberdjihad, la mosquée reste un lieu de radicalisation. Ainsi, à Lunel, d’où sont partis une vingtaine de jeunes pour la Syrie ou l’Irak, divers témoignages s’accordent sur l’infiltration de la mosquée de Lunel Al baraka par le mouvement fondamentalisteTabligh. Le préfet de l’hérault, Pierre de Bousquet l’a jugé « préoccupante », le 7 janvier dernier en raison d’un «risque d’emprise fondamentaliste».
D’après un «converti» de Lunel, interrogé par Libération en novembre 2014, au moins deux des jeunes de la ville tués en Syrie ont été radicalisés par ce mouvement fondamentaliste: « Raphaël et Ahmed faisaient partie d’un « groupe de parole monté par des « frères » du Tabligh. Ils explicitaient en français les hadiths [citations du prophète, ndlr]. Ils visitaient les malades isolés à l’hôpital dont les noms étaient notés sur un cahier réservé à ce genre d’actions à la mosquée», indique Adam. « On sentait un sentiment de fratrie entre eux. Ils disaient que l’islam ignorait les nationalités. Ils rappelaient à l’ordre sur les ablutions de manière douce, sans jamais se montrer véhéments. Parfois, ils passaient la nuit à la mosquée.»
Un islam rigoriste et littéral
Le tabligh (ou Tablighi Jamaat, en français « Association pour la prédication ») est un mouvement transnational de prédication de masse, né en Inde en 1927, Son fondateur Muhammas Ilyas prônait une pratique individuelle pure proche de la vie menée par le Prophète, et une interprétation strictement littérale du Coran autour de six principes fondateurs: croyance un Dieu unique, Allah, la prière, la profession de foi, la connaissance de Dieu, la dévotion personnelle aux autres et la prédication.
Fondé pour protéger l’identité musulmane indienne contre les assauts de l’hindouisme, le mouvement s’est internationalisé de manière spectaculaire. Propagé en Inde et au Pakistan, il devient à la fin des années 1960 le plus étendu des mouvements islamistes. Il s’exporte alors en Occident et pose sa base chez l’ancien colonisateur, au Royaume-Uni, où aujourd’hui, la moitié des mosquées est dirigée par les tablighis. En France le mouvement est représenté par l’Association Foi et pratique qui contrôle directement 50 lieux de cultes. Leurs adeptes refusent la tenue vestimentaire occidentale, et portent la robe et la barbe.
Au contraire des réseaux des Frères musulmans en France ( UOIF, proches du théologien Tariq Ramadan), le mouvement tabligh ne vise pas un public éduqué, mais une population déshéritée et frustre selon le principe d’une «islamisation par le bas». Ou plutôt une «ré-islamisation», les populations immigrées étant la cible privilégiée des tabligh.
«Islamisation par le bas»
Comme l’explique Gilles Kepel, spécialiste de l’islam en France, le mouvement Tabligh s’est développé en France dans les années 1980 sur les désillusions de la marche des beurs et de SOS racisme. Lorsqu’après les promesses, les jeunes issus de l’immigration comprennent que la politique ne pourra rien pour eux, certains tombent dans la délinquance et la toxicomanie. Le mouvement tabligh vient les chercher, rend des visites en prison et à l’hôpital, et les remet sur le droit chemin, en leur enseignant une pratique littérale et rigoriste de l’islam. Ce travail de terrain, ce prosélytisme très actif dans les quartiers difficiles est délibérément toléré par les autorités, car les tabligh pacifient les cités. Aujourd’hui, la nébuleuse salafiste a pris le relais dans les banlieues, et le mouvement tabligh et en perte de vitesse, même s’il semble toujours avoir une certaine influence dans les milieux plus ruraux.
Contrairement aux Frères musulmans, leurs rivaux, les tablighis n’ont pas de projet politique, et se cantonnent à la sphère religieuse. Théoriquement, ils sont opposés à l’action violente, qu’elle soit politique ou djihadiste. Mais dans les faits, la radicalisation religieuse qu’ils proposent sert parfois de préliminaire, voire de sas de passage vers le terrorisme. Les jeunes de Lunel en sont un exemple. En mai 2013, l’homme qui avait agressé militaire à La défense à l’arme blanche était passé par les réseaux tablighis.
En février 2012, Manuel Valls avait procédé à l’expulsion d’un imam issu de la mouvance tabligh, Mohamed Hammami, fondateur de Foi et pratique , car il prononçait régulièrement des prèches antisémites.