En mars 1902, dans la « capitale mondiale du vin » qu’est alors Béziers, Antoine-Émile Moulin, dit Antonin, est un homme qui compte. Républicain de père en fils depuis 1792, professeur d’histoire-géographie issu de la paysannerie, courageux au point d’assister un médecin en pleine épidémie de choléra, élu du Parti radical fidèle à ses principes et président local de la Ligue des droits de l’homme, il est, à quarante-cinq ans, en passe d’être initié à la franc-maçonnerie. Pour l’appuyer, ses parrains écrivent : « Depuis vingt-deux ans que M. Moulin habite notre ville, il lutte par la parole et la plume, avec un talent égal, pour l’affermissement progressif et ininterrompu d’une République vraiment démocratique et surtout anticléricale. (…) En un mot, M. Moulin est un vaillant parmi les vaillants. Son vif amour pour la République n’a d’égal que son aversion profonde pour le cléricalisme. »
“L’union féconde de tous les Républicains”
De fait, Antonin Moulin est de tous les combats : appelant sans relâche « à l’union féconde de tous les républicains », il pourfend le boulangisme, vu comme une « résurrection du césarisme et du pouvoir clérical », avant de prendre très tôt la défense du capitaine Dreyfus, victime à ses yeux d’un « militarisme » lui aussi « clérical ». Moteur d’un « scandale d’État », cette « haine des juifs », que Moulin conspue à longueur d’articles, est selon lui la preuve qu’il est urgent d’extirper de la République l’influence des « congrégations ». Tous ces engagements convergent donc vers un même but : œuvrer à la « Séparation », conçue comme un divorce définitif entre l’Église et l’État. Il enchaîne alors les éditoriaux dans L’Union républicaine, organe des radicaux biterrois, pour clamer que « la question cléricale domine toutes les autres ». C’est d’ailleurs dans le cadre de son engagement en faveur de la laïcité qu’il conçoit son entrée dans la franc-maçonnerie, mue par le « principe de liberté absolue des consciences ». Éminent conférencier d’une Société d’éducation populaire, il vante devant des parterres de paysans et d’ouvriers le caractère « vital » de la loi de 1905, qu’il appliquera en créant notamment une Association laïque pour la jeunesse.
Libre penseur devant l’Éternel, ce fin lettré n’a néanmoins rien d’un laïcard. En 1903, il prend par exemple position en faveur du respect de la liberté de culte, que dénient certaines dispositions législatives adoptées en 1902 et 1903. Au nom d’une même tolérance, il avait accepté d’épouser, en 1885, la très pieuse Blanche Pègue dans l’église de son village natal de Saint-Andiol, au pied des Alpilles. De même, il acceptera que leurs enfants, Marie-Claire (morte en bas âge), Joseph, Laure et Jean, soient baptisés et suivent une éducation religieuse, communion incluse. Faut-il y voir une conviction profonde dans le pouvoir de la Raison ? Sans doute. Son influence pèsera en effet davantage que le catéchisme des « calotins » : si l’on ignore les opinions de son aîné Joseph, décédé en 1907, Laure et Jean se détourneront de la foi à l’adolescence pour embrasser les idéaux de l’humanisme républicain, source de leur entrée simultanée en Résistance dès l’été 1940. Deux ans plus tôt, Antonin, fraîchement décoré de la Légion d’honneur, avait rendu son dernier souffle.
Daniel Cordier, ex-secrétaire de Jean Moulin et historien, est décédé à l’âge de 100 ans