Dominique Reynié est professeur des universités à Sciences Po et directeur général de la “Fondation pour l’innovation politique”, qui a publié en 2019 une enquête sur les attentats islamistes dans le monde entre 1979-2019.
Alors qu’ils n’étaient que 3,5 % entre 1979 et 2000, les attentats islamistes représentent 30 % des attentats commis dans le monde depuis 2013. On pense aux effets de l’affrontement indirect des puissances américaine et soviétique en Afghanistan, mais y a-t-il d’autres facteurs ?
De la fin du XIXe siècle aux années 1980, le terrorisme, comme réalité très diverse, a été principalement animé par causes que l’on pourrait qualifier de séculières : révolutionnaires, anarchistes et socialistes, nationalistes et séparatistes ont alors constitué le gros des actes terroristes. L’année 1979 marque un premier tournant avec l’internationalisation de la cause islamiste, dans le prolongement d’événements qui précipitent cette évolution : l’intervention soviétique en Afghanistan, la révolution iranienne, la signature des accords de Camp David et la prise d’otages de la Grande Mosquée de La Mecque par un groupe de fondamentalistes islamistes, en novembre-décembre. Notamment en raison de l’activisme des Frères musulmans en Syrie, le déploiement du terrorisme islamiste est visible dès les années 1980-1983. Il gagne le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord dans les années 1990. Dans notre étude, Les attentats islamistes dans le monde 1979-2019 (Fondation pour l’innovation politique, novembre 2019), nous recensons 2 190 attentats islamistes ayant causé la mort de 6 818 personnes sur la période 1979-2000.
Les attentats du 11 septembre 2001 inscrivent une nouvelle rupture en consacrant la globalisation du terrorisme islamiste. Ils forment à ce jour la combinaison d’attaques la plus meurtrière de l’histoire du terrorisme, avec 3 001 morts et plus de 16.493 blessés au total. Le spectacle planétaire de cet événement scelle le début d’une nouvelle ère dans la médiatisation du terrorisme. Selon nos données, s’opère alors une intensification du phénomène de la violence islamiste entre 2001 et 2013 avec, par rapport à la période précédente, une multiplication par quatre du nombre d’attentats (8 264) et par plus de cinq du nombre des victimes (38 186).
Entre 2013 et 2019, l’islamisme devient la cause terroriste la plus meurtrière. On enregistre sur cette période une augmentation sans précédent du nombre d’attentats (23.315) et de morts (122.092). Le djihadisme se développe régionalement, s’appuyant notamment sur la proclamation de l’établissement d’un califat par l’organisation État islamique (EI), à Mossoul, en 2014. La montée en puissance de l’EI et de Boko Haram est facilitée par des contextes géopolitiques chaotiques qui offrent aux groupes terroristes de nombreuses opportunités d’expansion.
“Le spectacle planétaire du 11-Septembre celle le début d’une nouvelle ère dans la médiatisation du terrorisme”. Dominique REYNIÉ.
Ces attentats islamistes font aussi de plus en plus de morts (3,1 morts par acte terroriste de 1979 à 2000 contre 5,2 entre 2013 et 2019). Qu’est-ce qui a changé ? Les modes d’action ? La stratégie des terroristes ?
Lors des vingt dernières années, les attaques se sont non seulement multipliées mais elles sont aussi devenues beaucoup plus meurtrières. Plusieurs éléments, interdépendants les uns aux autres, expliquent ce choc de violence. Il est d’abord largement imputable à la montée en puissance de groupes comme al-Qaida, puis, plus récemment, l’État Islamique et de Boko Haram. Ces groupes placent la brutalité au cœur de leur modèle idéologique, c’est la stratégie du chaos ; elle a été théorisée par Abu Jihad al-Masri, cadre d’al-Qaida, dans le texte intitulé L’administration de la sauvagerie. Publié sur Internet en 2004, en arabe, ce texte exprime une haine des juifs, des chrétiens, des apostats, de la démocratie et de ses valeurs. Un deuxième élément est l’intrusion de ces groupes armés dans des contextes de guerres civiles, en Syrie ou en Iraq, où les victimes sont particulièrement nombreuses. Dans ces territoires, l’EI a pris les caractéristiques d’un belligérant visant l’établissement d’un ordre totalitaire et usant de matériels et de tactiques d’une ampleur militaire. Dans ces deux pays, 61.513 personnes ont été tuées dans des attentats islamistes entre 2013 et 2019, soit la moitié du total des victimes du terrorisme islamiste sur cette même période. Enfin, les groupes terroristes développent fortement certaines modalités d’action, par exemple en incitant des individus à agir seul – notamment à travers des attentats suicides, particulièrement meurtriers. Ce sont les « loups solitaires ».
Il faut noter que l’intensification de l’usage du numérique se révèle redoutablement efficace pour les actions de propagande et de recrutement. L’apparition des réseaux sociaux permet aux groupes islamistes d’interagir fortement, le plus souvent anonymement, de partager des documents et des informations, mais également d’établir une communauté d’individus liés entre eux par la cause autant que par les outils de communication. On sait que la messagerie Telegram a été utilisée par les terroristes du Bataclan.
Ces attaques ont changé de nature, les attentats suicides sont également en forte augmentation. Sommes-nous face à une nouvelle génération de terroristes plus déterminés, prêts à tout ?
Dans l’histoire du terrorisme, le recours aux attentats suicides n’est pas un phénomène nouveau. Il n’est d’ailleurs une caractéristique des mouvances islamistes mais des Tigres Tamouls, au Sri Lanka, qui en firent un usage systématique à partir de 1976 dans le cadre d’une revendication indépendantiste mêlant d’ailleurs musulmans et chrétiens. La technique de l’attentat suicide est ensuite passée dans le répertoire d’actions du terrorisme islamiste lors du conflit Iran-Iraq, entre 1980 et 1988. Plusieurs milliers d’enfants iraniens, de moins de 16 ans, seront amenés à se précipiter sur les champs de mines afin de permettre aux troupes d’aller combattre au nom de la République islamique de Khomeyni. On parle alors d’« attaques-suicides ». Il s’agit bel et bien d’une tactique de guerre. Il semble que ce soit ensuite dans le cadre de la guerre du Liban qu’ont été perpétrés les premiers « attentats suicides ». À Beyrouth, le 23 octobre 1983, deux attentats suicides orchestrés par le Hezbollah atteignent les contingents américain et français de la Force multinationale de sécurité, provoquant la mort de 241 soldats américains dans le premier cas et, dans le second, de 58 personnes, pour la plupart des soldats français.
“Il s’agit bel et bien d’une tactique de guerre”. Dominique Reynié
Entre 1979 et 2000, nous avons recensé 19 attentats suicides entraînant la mort de 190 personnes. On observe une forte progression à partir des années 2000, d’abord sur la période 2001-2013 (679 attentats suicides et 9 981 morts), puis une intensification entre 2013 et 2019 (1 820 attentats suicides et 23 315 victimes). L’organisation État islamique et Boko Haram ont massivement recours à l’attentat-suicide. Cette technique illustre la culture de la mort entretenue et développée chez les jeunes djihadistes. Pour réaliser ses attentats suicides, Boko Haram endoctrine, manipule, embrigade ou contraint avant tout des femmes, des adolescents et de très jeunes enfants. Notons que si, dans l’opinion publique occidentale, l’auteur d’un attentat-suicide est plus souvent associé à l’idée d’un fanatique, d’une personne misérable ou psychologiquement déséquilibrée, un certain nombre d’études contrastent ce portrait en soulignant le niveau socio-culturel relativement élevé d’une majorité des terroristes morts dans des attentats suicides. Chacun comprend que ce type d’attentat, au milieu d’une école, d’un mariage, d’un enterrement, d’une prière ou d’un bazar, fait énormément de victimes et que son impact médiatique est considérable. Le recours à l’attentat suicide s’inscrit donc également dans un nouvel univers médiatique où les images sont aussitôt diffusées partout dans le monde. Comme mode opératoire, l’attentat suicide résonne avec ces nouveaux outils, instillant une peur extrême, individuelle et collective, et un sentiment insupportable de vulnérabilité permanente face à des terroristes capables de semer la mort n’importe quand et n’importe où.
Les civils sont la cible principale (28,5 %) des terroristes islamistes, devant les militaires (24,5 %) et les forces de police (18,3 %). Est-ce une stratégie de prendre pour cible les corps constitués ?
Derrière ces chiffres, on retrouve une variété de contextes. On citait précédemment la Syrie et l’Iraq, il s’agit de pays où les militaires sont en effet pris pour cible dans des contextes de guerre civile. Les attentats contre forces de police se retrouvent beaucoup chez les Talibans. Ils s’inscrivent dans un objectif politique de déstabilisation des institutions. C’est un mode opératoire que l’on retrouve aussi en Europe. S’en prendre aux institutions d’ordre (police, armée et justice), c’est aussi frapper ceux qui nous protègent. Là encore, l’effet psychologique est surpuissant. C’est pourquoi, à mon avis, le point le plus haut de la peur collective a été atteint le 3 octobre 2019, lors de l’attentat dans les locaux de la préfecture de police de Paris, où trois policiers et un agent administratif ont été assassiné́s par un employé́ radicalisé qui occupait la fonction d’adjoint administratif à̀ la Direction du renseignement de la pré́fecture de police de Paris (DRPP).
C’est ainsi que dans nos démocraties, le terrorisme islamiste agit comme un poison. Sur ce point, il ne se distingue pas des autres formes de terrorisme. Face à ce déchaînement de violence aveugle, la stupeur, l’abattement puis la peur bouleversent la nature et des demandes politiques. Des désirs de répression, de contrôle, de surveillance, d’expulsion, de fermeture des frontières s’expriment alors au grand jour. Une culture sécuritaire, voire paranoïaque, se déploie. Les nécessaires mesures destinées à rassurer et à prévenir alimentent inévitablement ce climat. Les démocraties se peuplent d’innombrables systèmes de contrôle d’accès aux lieux publics et aux magasins ; portiques et vigiles surgissent partout, les poubelles de rue deviennent des sacs transparents, prendre un avion oblige à de lourdes procédures de contrôle et de fouille, aller dans le métro requiert la vigilance des voyageurs, les sites stratégiques inquiètent, la vidéosurveillance se répand, tandis que la lutte contre les réseaux terroristes intensifie la surveillance policière : fichiers, écoutes, traçage sur le web et les réseaux sociaux, sur les forums de jeux vidéo, etc.
“Dans nos démocraties, le terrorisme islamiste agit comme un poison”. Dominique Reynié
Enfin, la peur de l’autre fissure des sociétés ouvertes où l’on finit par se soupçonner les uns les autres : désir d’en découdre, xénophobie, conflit des identités et autoritarisme ont le vent en poupe. Par la violence des djihadistes, l’islam et les musulmans suscitent des craintes irrépressibles et grandissantes. Une part croissante de l’opinion se croit représentée et rassurée par des chefs qui promettent d’altérer l’État de droit.
La France a été le pays le plus touché de toute l’Union européenne. Elle concentre 43,9 % des attentats, loin devant le Royaume-Uni. Pourquoi notre pays est-il devenu une cible ?
La France est clairement le pays d’Europe le plus touché, avec 80 attaques et 330 morts entre 1979 et février 2021, selon nos dernières actualisations. Sur l’ensemble des pays de l’Union européenne – en comptant le Royaume-Uni -, la France concentre à elle seule près de 44 % des attentats islamistes et 42 % des victimes. En France, depuis les attentats commis par Mohammed Merah, le 11 mars 2012, et aujourd’hui, on recense 56 attentats islamistes ayant coûté la mort à 293 personnes, dont 18 enfants et adolescents. La moitié de ces attaques sont le fait de l’État islamique.
La France paie certainement sa présence dans le monde, notamment son engagement militaire. Nous sommes l’une des trois puissances démocratiques, avec les États-Unis et le Royaume-Uni, à déployer des troupes hors de nos frontières nationales, notamment pour combattre les groupes islamistes, comme au Mali. Il y a aussi sans doute aussi un lien avec notre passé colonial, même si bien des pays européens ont été touchés par l’islamisme sans partager ce passé, l’Allemagne, le Danemark, la Suède ou l’Autriche par exemple. Enfin, à part Israël, la France est le seul pays, où vivent une communauté musulmane et une communauté juive importantes. Cela pourrait favoriser une importation du conflit israélo-palestinien, mais manifestement le terrorisme islamiste qui nous frappe ne se préoccupe guère du sort des Palestiniens.