« Zozo de la République » ou « vrai lanceur d’alerte » ? « Philosophe mythomane » ou « citoyen laïque jusqu’au bout des ongles » ? À moins que ce soit les deux en même temps ou alternativement ? L’affaire n’est pas simple à dénouer. Pourtant, ça n’empêche pas notre pays de se déchirer depuis dix jours entre pro et anti sur le cas de Didier Lemaire, professeur de philosophie désormais démissionnaire de l’Éducation nationale exerçant au lycée de la Plaine de Neauphle à Trappes. Un établissement de 650 élèves où les résultats au bac frôlent chaque année les 90 % de réussite. Et une commune, aussi, qui, il faut bien le dire, n’a rien d’un territoire apaisé de la République et a vu plusieurs de ses habitants rejoindre la zone irako-syrienne.
À Trappes donc, Didier Lemaire a expliqué dans les colonnes du Point d’abord, puis à plusieurs autres médias audiovisuels dans la foulée, vivre et travailler la trouille au ventre : « Je suis sous escorte depuis le mois de novembre. Chaque fois que je monte en voiture, je vérifie que mes portières sont bien fermées, que je ne suis pas suivi. Je ne veux pas vivre dans la peur. Je n’attends plus qu’une chose : mon exfiltration. » Et entre deux phrases sur « le salafisme » qui y « gagne du terrain » et le fait que « tous les juifs de Trappes sont partis depuis l’incendie de la synagogue le 10 octobre 2000, puis les Portugais » et « désormais les musulmans modérés de la classe moyenne », d’expliquer : « Je sais que maintenant c’est une possibilité pour moi d’être tué… »
LA PRUDENCE DE BLANQUER ET DARMANIN
Dans ces conditions qui ne soutiendrait pas Didier Lemaire ? D’autant qu’il y a un précédent : Samuel Paty . Et il y a du vrai dans ce que décrit Lemaire quand il évoque « l’emprise communautaire » par exemple. Mais il y a aussi de l’imprécis et du faux. C’est notamment ce qui peut expliquer pourquoi ni Jean-Michel Blanquer, ni Gérald Darmanin, plutôt allants sur ces questions-là, ne lui ont pas apporté un très franc soutien.
C’est que rue de Grenelle, le ministre de l’Éducation nationale a reçu des notes rédigées par les Renseignements territoriaux, accompagnées d’une lettre de Jean-Jacques Brot, préfet des Yvelines. Ce dernier ne s’est pas toujours montré très combatif face à l’islam radical, comme a pu le démontrer Marianne encore récemment. Il n’empêche, les notes en question précisent que Didier Lemaire n’a reçu aucune menace de mort directement. Une seule personne affirme en avoir entendu : une journaliste néerlandaise de l’émission « Nieuswsuur » qui l’a filmé quelques semaines plus tôt sur la situation de radicalisation islamique à Trappes. Mais elle refuse de donner ses sources. Dans ces conditions, Blanquer a préféré se taire. Ou plutôt en dire le moins possible, faisant notamment valoir que « nous ne sommes pas du tout dans le cas d’un enseignant qui aurait des problèmes au sein de son établissement en raison de son positionnement ».
L’info est même remontée jusqu’au président de la République, un de ses conseillers les plus proches expliquant à Emmanuel Macron que le professeur de philo bénéficiait en fait d’une protection dite « aléatoire » : des équipages de la Bac tournant autour de son domicile de manière préventive ou devant le lycée de Trappes. Rien à voir avec les officiers de sécurité qui veillent par exemple sur l’équipe de Charlie hebdo 24 heures sur 24. Mais hier, Gérald Darmanin lui a finalement proposé une véritable « protection rapprochée ».
Cependant, un flic de haut rang, goguenard et définitif, glisse à son sujet : « C’est un mytho… » Même diagnostic ou presque du côté du maire hamoniste de Trappes, Ali Rabeh, dont l’élection vient d’être annulée après un recours de son adversaire LR et qui, dans la période, n’a pas vraiment goûté que la ville soit mise ainsi dans la lumière. Au point que face à Marianne , il ironise sur le fait qu’il y a encore quelques jours, alors même que Didier Lemaire se rendait sur les plateaux télé, « tous les commerçants du centre l’ont vu marcher sereinement dans la ville. Personne n’aurait cru qu’il était l’homme le plus menacé de France ! » Et l’élu d’expliquer qu’il s’agit là d’une « opération de déstabilisation de Trappes et de tous les Trappistes » et d’un « homme manipulé par [ses] adversaires politiques qui n’ont pas digéré leur défaite aux municipales… »
“UNE PEUR NON MAÎTRISÉE DE L’ISLAM”
Alors, mythomane Didier Lemaire ? Rien ne le prédestinait en tout cas à enflammer le débat sur l’islamisme dans les banlieues françaises. Créateur d’une minuscule formation politique, le Parti républicain solidariste, dont le programme martèle « laïcité, laïcité, laïcité » à toutes les pages, il n’a quasiment jamais fait parler de lui au lycée de Trappes. Apprécié de beaucoup de ses anciens élèves, considéré comme un très bon prof par sa hiérarchie, il n’a jamais eu le moindre problème depuis vingt ans qu’il enseigne : « Je n’ai jamais eu de souci avec lui , confie Anne-Laure Arino, son proviseur de 2016 à 2018. Il était même très discret ». Elle raconte qu’il était très impliqué dans la vie culturelle de l’établissement, qu’il participait aux travaux d’un comité pour la prévention de la délinquance et de la radicalisation. Petit bémol tout de même : « En privé , explique-t-elle, Didier avait une peur non maîtrisée de l’islam qui le rendait moins libre dans la pratique de ses cours face à des élèves dont la majorité sont des musulmans… »
Certes, mais cela n’empêche pas Didier Lemaire de s’impliquer dans le travail réalisé par le politologue et islamologue Rachid Benzine, enfant de Trappes, qui au sein même du lycée planche sur les problèmes d’identité et de reconnaissance des enfants d’immigrés : « C’était un mec bien , explique Benzine. Il m’avait aidé à faire jouer au lycée de Trappes ma pièce de théâtre “Lettres à Nour” qui raconte les courriers d’un père à une fille partie faire le djihad en Syrie. Mais depuis qu’il a publié sa lettre ouverte dans “l’Obs” (après la mort de Samuel Paty, ndlr), dans laquelle il appelle les enseignants à entrer en résistance contre les islamistes, il mène un combat obsessionnel et névrotique contre tous les musulmans. Et il jette l’opprobre sur Trappes ruinant des années de travail contre le communautarisme et le djihadisme. »
“IL PEUT EXISTER DES PRESSIONS”
Dans les couloirs du lycée, certaines langues se délient à propos du Lemaire « d’avant » car parfois « il pète les plombs » : « Un jour , se souvient un de ses collègues, il a raconté qu’un type était entré dans la cour avec un couteau à la main… ». « Je n’ai jamais entendu parler de cette histoire », affirme l’ancien proviseure Anne-Laure Arino. « Il racontait partout que les parents d’élèves de primaire interdisaient à leurs enfants de chanter en classe , peste le maire Ali Rabeh. Ou que les garçons s’interdisaient de prendre la main des filles dans la cour de récré. Mensonges ! »
Peut-être, mais il existe aussi des voix qui acceptent, elles, de faire entendre un autre son de cloche. Mais qu’à l’unique condition que ce soit anonyme, comme ce collègue qui craint d’avoir droit à des menaces à son tour. Celui-ci estime que si Lemaire peut parfois « manquer de nuance », il s’agit d’un enseignant en qui il a « confiance » et qui a de l’« expérience » dans le métier et dans cette ville. Et ce professeur d’expliquer que Lemaire n’a pas tout faux : « Il y a des élèves qui sont bien dans leur lycée, mais il peut exister des pressions ». Et celles-ci s’exerceraient de façon « larvée » et conduiraient parfois à une certaine « autocensure » : « Je n’ai jamais reçu de menaces explicites ni implicites d’ailleurs. Mais il y a beaucoup d’élèves qui ne veulent pas que la religion soit critiquée », explique-t-il notamment. Depuis, la donne a quelque peu changé : les enseignants de l’établissement ont fini par publier un communiqué apportant leur soutien à leur collègue et demandant à retrouver un peu de quiétude dans leur établissement (voir encadré en fin d’article ).
“UN VRAI RÉPUBLICAIN”
Docteur Didier et Mister Lemaire ? « Je ne le pense absolument pas », explique Jean-Pierre Obin ancien haut fonctionnaire de l’Éducation nationale, auteur en 2004 du fameux rapport sur « les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires. » Bref, un interlocuteur qu’on ne peut accuser de cécité : « En 2018, nous avons écrit une lettre conjointement au président de la République pour défendre la laïcité et les enseignants. C’est un laïque pur et dur, mais parfois intransigeant. Lors d’une réunion au sein du collectif “Vigilance collèges et lycées” auquel nous appartenions tous les deux, nous avions décidé d’exclure l’un des nôtres qui avait tenu des propos antisémites. La lettre d’exclusion se terminait par une formule de politesse du genre “Cordialement”. Il a exigé que le mot “Cordialement” soit retiré sur-le-champ. Nous n’avons pas cédé, alors il a démissionné… » Jean-Pierre Obin raconte cependant que Didier Lemaire lui ferait tenir des propos qu’il n’a jamais tenus : « C’est regrettable, car c’est un vrai républicain. Un honnête homme, un vrai démocrate ».
Et si au bout du compte Didier Lemaire, malgré ses imprécisions et parfois ses outrances, avait… raison sur Trappes ? Depuis le début de la controverse, on reparle ainsi de la synagogue brûlée en octobre 2010. Le procureur de la République de Versailles, avait classé l’affaire en 2002 après avoir estimé qu’il s’agissait d’un accident. « Faux , rétorquent les journalistes Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, auteurs en 2018 de La Communauté, livre enquête sur Trappes. C’était bien un acte criminel, mais au moment de la deuxième intifada en Palestine, il fallait clouer le bec à la vérité… » Reste que ces dernières années, Didier Lemaire dit vrai : les juifs de la Trappes ont massivement quitté la commune…
77 TRAPPISTES PARTIS EN SYRIE
Trappes, c’est aussi la cellule Ansar al-Fath, les « partisans de la victoire », démantelée en 2005. Elle était chargée de l’envoi de combattants en Irak. Et soupçonnée de préparer des attentats en France. Son chef, Safé Bourada, était connu depuis les attentats de 1995 à Paris. Au profit du GIA, il avait recruté Khaled Kelkal, un des auteurs de l’attentat du RER B à Saint-Michel. Condamné en 1998, Bourada va continuer à recruter après sa libération en 2003. Cette fois, il cible les jeunes de Trappes. Kaci Ouarab, comptable, est le premier, en 2005, à partir s’entraîner au Liban, où il apprend le maniement des armes. En 2008, à son retour, Ouarab est condamné à neuf ans de prison pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste. On connaît la suite : 77 jeunes Trappistes qui quittent leur ville pour mener la guerre sainte en Syrie à partir de 2014.
« Vous croyez que l’on efface la mémoire d’une ville d’un coup de baguette magique ? , confie l’un des adversaires politiques les plus affûtés de Ali Rabeh. Didier Lemaire dit tout haut ce que beaucoup de Trappistes résignés, apeurés, dégoûtés, n’osent plus dire. À Trappes, les salafistes ont réussi à “purifier” presque tous les esprits, mais pas celui du prof de philo… »
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Didier Lemaire : « Je n’imaginais pas un tel déluge »
« Le lycée de Trappes, c’est terminé, je n’y enseignerai plus jamais… Ni dans aucun autre lycée d’ailleurs . » Joint par téléphone jeudi matin, Didier Lemaire s’exprime d’une voix douce, mais lasse : « Je n’imaginais pas un tel déluge, médiatique, politique, religieux. Mais je n’en suis pas responsable. C’est la concomitance des faits qui veut ça : ma lettre ouverte à “l’Obs” en novembre dernier, le vote de la loi sur les valeurs de la République cette semaine, couplée à l’annulation de l’élection municipale de Trappes le 2 février. Qu’y puis-je ? Mais c’est fini tout ça… »
Fini ? Pas vraiment. Didier Lemaire tire à boulets rouges sur le maire Ali Rabeh : « C’est un manipulateur, il m’a sali. Et aujourd’hui il se permet d’enfreindre les codes de la République en s’introduisant dans le lycée pour faire sa propagande… » Ce jeudi, en effet, la tension est montée d’un cran dans la ville au moment où le maire et certains de ses colistiers ont distribué un tract à l’extérieur et à l’intérieur du lycée, adressé aux élèves et dénonçant les accusations de Didier Lemaire.
Ce même jour ces camarades professeurs sont sortis de leur réserve et se sont indignés dans un communiqué du battage médiatique et politique qui sème, selon eux, la pagaille dans leur établissement : « Notre collègue Didier Lemaire s’est exposé à titre personnel pour défendre nos élèves contre l’emprise du radicalisme, emprise dont nous percevons régulièrement les échos. La sincérité de son engagement ne fait aucun doute pour nous qui avons travaillé avec lui au quotidien. (…) Nous demandons que cessent les intrusions d’élus et le harcèlement médiatique dont nous faisons l’objet afin de nous laisser accomplir notre travail en paix. »
Requinqué par ce communiqué – « un texte magnifique et plein d’espoirs » -, soulagé que d’anciens élèves lui aient écrit pour le soutenir à fond, mais inquiet pour ses élèves d’aujourd’hui qui, selon lui, subissent « une énorme pression religieuse », Didier Lemaire évoque une nouvelle piste professionnelle : la direction d’une mission interministérielle sur la défense des valeurs républicaines. « Si Jean-Michel Blanquer me dit oui, ce serait une issue heureuse pour tout le monde. » Le prof clôt l’entretien d’un coup : « Désolé, j’ai rendez-vous avec le commandant de police pour mettre en place ma protection rapprochée ». Et après ? : « Une semaine de vacances, pour tout oublier.. .