« Ça ne peut plus durer ainsi ! » L’antienne parcourt les coursives politiques. Mis à part les partisans du statu quo, les professionnels de la corruption, les épiciers du populisme et les commerçants de retour de la dictature, il existe une population voulant offrir une solution pérenne à la démocratie tunisienne. Il y a une expression nationale qui explique qu’il faut arriver « au bout du bout de la falaise pour se ressaisir », au lieu de marcher consciencieusement jusqu’à la chute. L’heure a sonné à la grande horloge fichée au cœur de Tunis. Quand ça ne va pas, quand on a épuisé bon nombre d’outils institutionnels et les arguments de bonne volonté, on ressort les fondamentaux : la bonne vieille palabre. « We need to talk », disent les couples anglo-saxons.
Le 14 janvier, Tunis célébrera les dix ans de son entrée en démocratie. Il y a cinq ans, il recevait à Stockholm le prix Nobel de la paix 2015 pour « le quartet du dialogue national », le sceptre couronnant « la contribution décisive à l’édification d’une démocratie pluraliste dans le sillage de la révolution du Jasmin de 2011 ». Sur le podium : l’UGTT (le principal syndicat), l’Utica (le patronat), l’Ordre national des avocats et la Ligue tunisienne des droits de l’homme. Les médailles sont désormais sur les murs des intéressés, mais la bâtisse démocratique est menacée par l’éboulement économique et moral. Cinq ans plus tard, les tréteaux du dialogue sont sur le point d’être réassemblés.
Chantier démocratique, extension des travaux
Au carrefour de la mi-décembre, on a pu lire une floraison de publications consacrées au berceau du Printemps arabe. Les fées enthousiastes qui se penchaient sur lui il y a dix ans sont devenues des druides bougons. De sombres oraisons sauçaient une réalité morose. Des éditos aux barbes noires ponctuaient des reportages décrivant des situations sinistres. Les avanies politiciennes (l’Assemblée des représentants du peuple est encalminée par le populisme et des accès de violence) se sont superposées à une économie malade du manque de réformes structurelles. L’argent de l’économie de rente a fait irruption en politique, abîmant le fonctionnement de jeunes institutions qui doivent se battre pour survivre. Total : un mécontentement général.
Arrive Kaïs Saïed, un président de la République atypique. Il est le seul, l’unique politique capable de fédérer l’opinion favorable d’un Tunisien sur deux. Élu avec plus de 72 % des voix (second tour de la présidentielle de 2019), il n’a jamais masqué son dégoût pour la corruption, son hostilité au régime parlementaire qu’il ne considère pas comme représentatif du pays réel. Au palais de Carthage depuis un an, l’homme attendait son heure. La voici. En adoubant le projet mené par l’UGTT, à savoir un dialogue national incluant toutes les forces du pays afin d’en finir avec les crises économiques et politiques, Saïed prend la main. Élu, populaire, il peut désormais proposer ses solutions pour la Tunisie. On nous vendait un Bonaparte au pont d’Arcole, ce sera Danton à Carthage. On le craignait vindicatif, il veut réformer de l’intérieur un processus né il y a dix ans. Objectifs : un arsenal de décisions qui améliorera le fonctionnement de l’État et lui permettra de s’occuper de tous ses citoyens. Une façon d’en finir avec « la révolution confisquée ».
Janvier 2021 : l’acte II de la révolution
Ce qui se prépare en janvier n’a rien de spontané. Le syndicat UGTT a mis la pression crescendo en décrétant des grèves générales. Sfax, la seconde ville économique du pays, sera en grève le 12 janvier. Ce n’est pas rien : toute la ville portuaire s’arrêtera pour marquer sa désapprobation à l’égard de la conduite du pays. La puissance de l’UGTT, premier syndicat, n’est pas à démontrer, même si son leadership n’est pas toujours en phase avec la jeune génération. Approuvé par Kaïs Saïed, ce dialogue national sera crucial. Sous l’arbre à palabres, on retrouvera des islamistes, des gauchistes, des nationalistes arabes, des opportunistes, des girouettes, des patriotes, toute la lyre des opinions. On n’a pas trouvé mieux pour rabibocher les contraires. En cas d’échec, Tunis méritera le Nobel de la crise. En cas de succès, ce sera l’avènement des objectifs de la révolution. Une démocratie saine campée sur une économie qui n’appartient plus à quelques-uns.