L’affaire est donc entendue et la seule véritable urgence, à présent, est d’avoir la certitude que tout projet d’une loi sur le port du burkini est bel et bien enterré. Mais non cependant sans tirer quelques enseignements de la séquence, ne serait-ce que pour mieux aborder les prochaines affaires, car il y en aura d’autres, et sous des formes et dans des termes qui ne manqueront sans doute pas de nous surprendre.
Peut-on, tout d’abord, encore parler du voile au singulier et en général ? Il est bien clair, désormais, qu’entre le port d’un simple foulard et celui d’une véritable tenue islamique – ou se voulant comme telle –, la différence n’est pas seulement vestimentaire , elle se situe aussi dans l’ordre du symbolique et peut-être de plus en plus dans celui du politique – ce qu’il va falloir prendre en considération. La nature du vêtement n’est d’ailleurs pas la seule à présenter des variations.
Consulter aussi : Ce que dit vraiment le Coran du port du voile.
Sociologues et anthropologues mènent, depuis des années, de nombreuses études qui montrent que les femmes qui portent le voile le font en lui donnant un sens qui peut s’avérer très différent de l’une à l’autre. Différences d’interprétation qui tiennent toutes à l’affirmation d’un choix, c’est-à-dire d’une liberté. Certes, mais n’est-ce pas précisément dans les sociétés démocratiques ouvertes qu’une telle possibilité de choix peut être garantie ? Et si la voix de ces femmes – et de leurs pères, frères et époux – doit être entendue, n’est-on pas aussi en droit d’attendre de chacun qu’il ou elle prenne en compte les fondements spécifiques des sociétés au sein desquelles il vit ?
Singularité française
Il se trouve, justement, que sur ces questions, et s’agissant particulièrement de la sensibilité à l’expression religieuse dans la sphère publique, la France affiche une vraie singularité issue de son histoire et par conséquent présente dans l’héritage qu’il nous revient de partager aujourd’hui .
Dans l’histoire française, la liberté des cultes a été chose durement conquise. L’expression religieuse dans l’espace partagé des villes et des campagnes, espace qui ne s’appelait pas encore « public », a été le lieu d’âpres combats. En effet, à partir du temps dit des « guerres de religion » , il est devenu un enjeu crucial. La religion catholique a voulu y imposer sa seule présence, et elle a réussi. Les autres pratiques religieuses, celle des protestants et, dans une moindre mesure, celle des juifs, ont été confinées dans une véritable invisibilité, qui s’étendait d’ailleurs aux manifestations sonores, le son des cloches des églises rythmant seul le temps de tous.
Loin d’avoir été balayés par la Révolution française, de tels enjeux s’y sont parfois trouvés portés plus encore à l’incandescence, et le XIXe siècle a vu une interminable suite de conflits sur le sujet . Sur tout le territoire mais particulièrement dans les régions de présence protestante ancienne du Sud-Est, on s’est littéralement battu pour briser la suprématie catholique sur la rue. Conflits qui se sont très souvent judiciarisés, passant des juridictions locales aux plus hautes du pays en suscitant l’intervention des plus grands orateurs du temps et en provoquant de fortes émotions dans l’opinion. Tel Odilon Barrot plaidant en 1818 et 1819 en Cour de cassation contre le jugement qui avait condamné un habitant de Lourmarin pour avoir refusé de décorer la façade de sa maison lors de la procession du Saint-Sacrement de la Fête-Dieu.
Une neutralisation progressive de l’espace public
C’est à travers de telles crises que se sont peu à peu affirmées la liberté de tous et surtout l’égalité entre les fidèles des différentes confessions et également ceux et celles qui ne se reconnaissent dans aucune. Et cela s’est fait dans un mouvement progressif de neutralisation d’un espace public peu à peu soustrait à toute mainmise . Toute expression religieuse n’en a pas été proscrite pour autant, mais elles ont toutes été soumises au contrôle de l’autorité publique et une forme de retrait, de discrétion, s’est installée, acceptée par tous, quoi qu’il ait pu en coûter à certains.
Cette neutralisation, c’est la dynamique même de la laïcité française, telle qu’elle s’est affirmée dès la Révolution avec la création d’un état des personnes dit « civil » tenu par des services publics hors de toute autorité religieuse et, lors de l’affirmation de la République, avec la création de l’école laïque (et gratuite et obligatoire), mais aussi dans le domaine hospitalier ou judiciaire comme dans tant de domaines de la vie des citoyens.
Une neutralisation religieuse pour fonder une autre solidarité, celle-là universelle et toute politique. C’est ce qu’évoquait Edgar Quinet :
Ce qui fait le fond de notre société, ce qui la rend possible, ce qui l’empêche de se décomposer est précisément un point qui ne peut être enseigné avec la même autorité par aucun des cultes officiels. Cette société vit sur le principe de l’amour des citoyens les uns pour les autres, indépendamment de leur croyance. (L’enseignement du Peuple en juin 1850, un enseignement qu’il décrivait comme « laïque »).
Quinet citant sur ce point Condorcet et lui-même repris à son tour par Ferry, en une ligne de force continue de la culture républicaine française. Quinet qui ne voyait d’ailleurs là aucunement une solution idéale dans l’absolu, mais une voie nécessaire et incontournable au regard de la situation propre à la France.
Voilà pourquoi nous sommes, sans plus vraiment en avoir conscience, si sensibles en ce pays – tellement plus à l’évidence que chez la plupart de nos voisins – à la manifestation voyante, que nous tenons pour « ostensible » des appartenances religieuses.
« Indivisible, laïque et sociale »
Et il y a là bien plus encore. Car ce n’est que lorsqu’elle a été acceptée de tous que la laïcité a pu n’apparaître que comme un ensemble de règles de droit régissant la situation des cultes dans l’espace français. Elle a d’abord été – et pendant bien longtemps – avant tout un projet politique, et elle l’est toujours. Elle reste aussi l’un des piliers de toute une série de choses bien concrètes et auxquelles nous sommes à raison attachés, quelle que soit par ailleurs notre appartenance religieuse ou notre non-appartenance. Parmi elles, le système français de solidarité, considéré à juste titre comme l’un des plus généreux et des plus protecteurs au monde.
Couverture, signée Jean Effel, de l’ouvrage sur la laïcité de Jean Cornec, publié en 1965 aux éditions Sudel. © DR
En effet, quand la Constitution dit que la République française est « indivisible, laïque et sociale », elle ne parle pas en vain. Ce n’est certainement pas un hasard si laïcité et système de solidarité se sont affirmés de concert dans la France de l’après–Seconde Guerre mondiale. L’État providence s’appuie sur la participation consentie des citoyens, à commencer par leur consentement à l’impôt. Qui est prêt à renoncer à cela ? Et ne doit-on pas prêter attention aux réticences, aux sensibilités qu’expriment, même si c’est de façon très peu réfléchie et argumentée, et parfois sous des formes franchement déplaisantes, nombre de citoyens et citoyennes ? Solidarité sociale et différenciation symbolique, les deux impératifs s’affirment en effet ici de façon très catégorique. Mais connaît-on beaucoup de sociétés dans le monde qui ont réussi à vraiment concilier les deux ?
*Rita Hermon-Belot , historienne, est directrice d’études au Centre d’études en sciences sociales du religieux, rattaché à l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess) et à l’université Paris Sciences et Lettres (PSL).Elle a publié Aux sources de l’idée laïque. Révolution et pluralité religieuse (Odile Jacob ) en octobre 2015.