Tout le monde connaît la tour Eiffel , personne ne connaît Gustave Eiffel . Partant de ce constat d’évidence, Christine Kerdellant a troussé un roman biographique, un «biopic» comme on dit aujourd’hui dans le milieu du cinéma, pour nous conter la vie aventureuse du grand ingénieur. La plume de la journaliste coule comme un long fleuve tranquille. On n’est ni charmé ni choqué. On se plonge avec délices dans un XIXe siècle encore marqué par la Grande Révolution et la gloire impériale: l’oncle du petit Gustave a connu Robespierre, et son père a combattu dans les rangs de la Grande Armée. Sa mère n’a pas attendu les féministes pour travailler, s’occuper de l’entreprise familiale, et délaisser un peu l’éducation de son cher garçon ; et celui-ci, devenu fier et beau jeune homme, grand nageur à la piscine Deligny, escrimeur et boxeur émérite, n’a pas attendu «la libération sexuelle» des années 1970, pour multiplier conquêtes et idylles.
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Christine Kerdellant ne se lasse pas de nous décrire avec une âme de midinette les amours déçues de son héros, que ce soit avec Alice ou avec Adrienne, pour finir par nous dire que le grand amour de sa vie n’est autre que sa fille, Claire! On s’amuse et on s’inquiète pour notre journaliste, quand elle ose mettre en lumière les innombrables succès féminins du père de la tour Eiffel, devenu riche et célèbre: «Il avait découvert à quel point les femmes sont sensibles à la réussite, à la fortune, au pouvoir. » De quoi faire brûler le livre dans les universités françaises ou américaines pour «préjugés de genre»!
Christine Kerdellant veut d’abord rappeler à juste titre que la France fut à la fin du XIXe siècle, un fabuleux pôle de créativité industrielle : automobile, avion, cinéma, tout est inventé par des Français.
Mais trêve de plaisanterie. Le propos du roman est d’exposer à la lumière le destin d’un grand ingénieur, grand industriel, grand inventeur. L’homme du pont de Garabit, l’homme de la statue de la Liberté , du canal de Panama. À travers l’extraordinaire réussite d’Eiffel, Christine Kerdellant veut d’abord rappeler à juste titre que la France fut à la fin du XIXe siècle, un fabuleux pôle de créativité industrielle: automobile, avion, cinéma, tout est inventé par des Français. Un pays «aux mains des ingénieurs» pour son plus grand bien. Cette tour de fer et ses 300 mètres fut en son temps le plus haut édifice du monde, un véritable exploit technique. En 1889, la République fête glorieusement le centenaire de la Révolution française, et la France montre avec cette Tour, que deux décennies après sa défaite militaire face à la Prusse, elle revient dans la course des grandes puissances.
La vraie vie de Gustave Eiffel. Christine Kerdellant Robert Laffont, 484 p., 21 € Robert Laffont
Mais la vie de Gustave Eiffel ne fut pas un lit de roses. Kerdellant ne cache rien des déboires de son héros et les met au discrédit de la France et des Français. Elle fait honte aux grands écrivains (Guy de Maupassant , Alexandre Dumas fils, Leconte de Lisle, Victorien Sardou, François Coppée, Sully Prudhomme) qui ont publié dans le journal Le Temps , une pétition contre «la laideur qui profane Paris» . Paul Verlaine a baptisé la tour Eiffel «squelette de beffroi» , Léon Bloy «le lampadaire tragique» . Pour d’autres, elle est «Notre dame de la chaudronnerie» . Huysmans y voit «le clocher de la nouvelle église dans laquelle se célèbre le service divin de la haute finance ».
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Mais avaient-ils tort? On peut légitimement trouver que la tour Eiffel n’est pas belle. On peut même légitimement juger qu’elle préfigure toutes les verrues qui vont, au nom de la modernité, enlaidir au XXe siècle la «plus belle ville du monde»: tour Montparnasse, Centre Beaubourg, Palais des congrès, front de Seine, etc., avant qu’Anne Hidalgo n’entreprenne avec une persévérance qui fait l’admiration générale, de saccager chaque rue, chaque place de Paris. Maupassant déjeunait souvent au premier étage de la Tour, car, disait-il avec ironie,«c’est le seul endroit de Paris où je ne la vois pas ». Cette blague fut reprise un siècle plus tard par Jacques Chirac à propos de la tour Montparnasse…
On pourrait retourner la sentence de notre auteur et dire qu’elle ne comprend rien aux Français. Ce peuple de paysans et de soldats n’a rien contre l’argent mais aime qu’il ne règne pas en seul maître.
Et puis, il y a l’affaire de Panama. Ce scandale de corruption (de nombreux parlementaires, les fameux «chéquards,» dont Clemenceau lui-même, furent éclaboussés) qui ruina des milliers de petits épargnants, conduisit Eiffel en prison. Kerdellant s’en offusque à juste titre. Mais son grand homme n’était pas un saint. Il n’hésitait pas à jouer de ses relations franc-maçonnes pour obtenir ses contrats, dont le plus célèbre, la tour Eiffel. Ce n’est pas parce qu’il était riche qu’il a subi l’opprobre, mais parce qu’il s’est enrichi quand les petits furent ruinés. Sa fameuse Tour fut bien le symbole de la victoire de la République sur l’Église, de la Science sur Dieu. La République anticléricale n’était pas tendre alors pour les milieux catholiques et avait les yeux de Chimène pour les «minorités «protestantes et juives. Eiffel s’appelait de son vrai nom Bonickausen mais, contrairement à ce que prétendit Drumont, il n’était ni juif ni allemand, mais d’une lignée de tapissiers rhénans installés en France au XVIIe siècle.
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Christine Kerdellant considère que les déboires d’Eiffel viennent d’une France qui n’aime ni l’argent ni le succès. Elle nous dit dans une formule qui fleure bon les années 1980 et qu’elle a dû roder lorsqu’elle était directrice adjointe de la rédaction de L’Express : «Les Français ne comprennent rien au commerce ni aux affaires. Au fond ce sont des fonctionnaires et des rentiers. Ils admettent les fortunes anciennes, les fortunes héritées, comme si le temps purifiait l’argent. Mais si l’un de leurs contemporains s’avise de s’enrichir, à force de talent et de créativité, ils le crucifient.» On pourrait retourner la sentence de notre auteur et dire qu’elle ne comprend rien aux Français. Ce peuple de paysans et de soldats n’a rien contre l’argent mais aime qu’il ne règne pas en seul maître. Qu’il soit digéré, affiné par des siècles de culture. C’est pour cela d’ailleurs que la France est une nation d’ingénieurs et non de commerciaux ou de financiers. Et c’est parce qu’à partir des années 1980, au nom d’un libéralisme triomphant mais mal assimilé, elle a couru après les Anglo-Saxons et leur tropisme commercial et financier, que la France a liquidé un appareil industriel qu’un siècle d’efforts de l’État et de grands ingénieurs, comme Eiffel, avait édifié. Avant de se lamenter et de réclamer à grands cris le retour des ingénieurs et des industries.