Un mauvais compromis vaut mieux qu’une bonne guerre civile. Soit. Mais, tout respectable qu’il soit, un expédient de poli- tesse ne sera jamais l’ultima ratio du philosophe. Y a-t-il des raisons plus solides pour retenir « le fait », de préférence à l’expérience, au sentiment, à la culture, au facteur — religieux ? Il nous semble que oui.
Facteur postulerait une causalité, une efficace, disons un pré-jugement de nature épistémologique auquel une certaine rigueur, ou pudibonderie, scientifique pourrait objecter. Et il est vrai que la dominance effective du facteur varie considérablement selon les lieux et les époques. Sentiment et expérience implique- raient une incursion dans le for intérieur que la laïcité s’interdit à bon droit de violer, tout en exposant, par son caractère invérifiable et fluide, aux facilités de l’incantatoire et du suggestif. La République tient à honneur de ne pas confondre l’instruction des esprits avec l’entraînement des âmes. Et que répondre à ceux qui se déclarent indemnes de toute inquiétude religieuse? Alors, pour- quoi pas la culture religieuse à l’Ecole ? Parce que le mot est norma- tif, grevé d’un jugement de valeur en pointillé propre à faire accroire qu’un sans-religion ou un athée est un inculte (ce qu’à Dieu ne plaise, et que le commerce des humains dément for- mellement). Plus sérieusement, culture renvoie à une réduction esthético-langagière de la réalité religieuse, où l’approche hermé- neutique, dont il faudra un jour interroger la vogue, occulterait la portée géopolitique et, plus largement, anthropologique. Evénement sacrifierait le continu au discontinu, en négligeant que, si événement religieux il y a, il se passe dans les têtes avant de gagner les chroniques ou les annales. La montée au Sinaï, le sacrifice de Jésus, le ravissement du Prophète peuvent même se qualifier, en rigueur, de non-événements. Même si l’on peut l’assigner à une chronologie, la Crucifixion n’appartient pas au temps court de l’événementiel. Ne versons pas l’épine dorsale des civilisations au chapitre « faits divers et anecdotes ». Le fait, résidu ou moindre mal ? Considérons ses avantages. Il embrasse large, plus que la ou même les religions, systèmes sym- boliques formalisés. Il est à prendre au premier degré et ne désigne pas, dans ce cadre, une sorte de religion première, une latence ou essence universelle dont telle ou telle confession serait l’expression exotérique, ici ou là (le catholicisme en France, par exemple). Il est observable, contrairement à la structure ou aux dispositions intérieures, et le géographe peut lui assigner des aires précises. Il est évolutif, non réductible, mais sujet à une datation, pris dans un avant et un après, et l’historien peut le périodiser, par ères et calen- drier. Le fait est assez insistant ou récurrent, tout au long de l’aventure humaine, pour qu’on en fasse un objet de pensée en soi, invitant le professeur de philosophie à le problématiser dans un cadre conceptuel. Bref, le fait est un point de départ irréfutable. Le bouddhisme est arrivé au Japon au VIIIe siècle, c’est un fait. Les musulmans tiennent que Mohammed a été l’envoyé de Dieu et que le Coran est incréé, c’est aussi un fait. Il y a des vaches sacrées sur les routes en Inde, des danses de possession dans les bidonvilles en Afrique noire, et des centaines de milliers de pèlerins, esprits évolués sachant lire et écrire, à Lourdes et à Saint-Jacques- de-Compostelle en plein XXIe siècle, c’est un autre fait (dans « factualité », il y a « actualité »). Quoi qu’on en pense, das ist. C’est ainsi. En France, on trouve normal d’expliquer aux enfants pourquoi ils ne vont pas à l’école le 8 mai et le 11 novembre. Le fait qu’ils aient des vacances à Noël et à Pâques doit-il être relégué dans la contingence ou dans l’ineffable? Interdit d’explication? Les cadres sociaux de la mémoire, les rythmes imprimés à l’espace et au temps par les différentes traditions religieuses, dans chaque société, ne relèvent pas de l’option spirituelle ni de la vie intérieure, ils s’imposent à nous, volens nolens; ou plutôt, ils ont été déposés dans notre présent, douce coercition, par une très longue séquence d’emprises irrécusables qu’on appelle une histoire. Son dévoilement est en deçà du Bien et du Mal. Das ist.