Plusieurs développements judiciaires récents éclairent en effet le rôle dans le gigantesque système présumé de corruption (c’est-à-dire comment les Bongo ont obtenu des fonds occultes) et de blanchiment (comment ils les ont dépensés) de deux grandes institutions économiques françaises : le géant pétrolier Elf – Total aujourd’hui – et la banque BNP.
Omar Bongo a dirigé le Gabon de 1967 jusqu’à sa mort en 2009 ; sa succession politique est depuis assurée par son fils Ali, qui est l’un des deux légataires universels de son père sur le plan patrimonial.
En amont, la question qui se pose au juge d’instruction et aux policiers de l’Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) est : d’où vient l’argent qui a permis aux Bongo d’acquérir en France, moyennant des dizaines et dizaines de millions d’euros, un patrimoine vertigineux composé d’immeubles, d’hôtels particuliers, de berlines, etc., alors que le pays qu’ils dirigent végète, à 7 000 kilomètres de Paris, dans le besoin ?
La réponse, qui pouvait paraître évidente, est depuis peu une certitude acquise du dossier. L’argent vient du pétrole exploité par la France. Pour arriver à cette conclusion, les enquêteurs se sont fait communiquer toute la procédure de l’affaire Elf, un retentissant scandale jugé en 2003.
Le retour de l’affaire Elf
Dans un rapport de synthèse de septembre 2020, dont Mediapart a pu prendre connaissance, les policiers écrivent en conclusion : « Il ressort qu’Omar Bongo était rémunéré par la société Elf Aquitaine. »
« Ces fonds étaient destinés normalement au paiement du pétrole, ressource principale de son pays. Omar Bongo récupérait à titre personnel les fonds à destination de la République gabonaise », poursuivent-ils.
Dans les cartons poussiéreux de l’affaire Elf, les policiers ont notamment retrouvé la trace de virements du géant pétrolier, via sa banque fermée depuis (la Fiba), au profit personnel d’Omar Bongo, pour des millions d’euros.
Ils ont aussi mis la main sur une lettre qu’Omar Bongo avait adressée dans les années 1990 à l’Union bancaire privée (UBP) de Genève, en Suisse, dans laquelle il assurait être le réel bénéficiaire de l’un des comptes cachés ouverts au sein de la banque par André Tarallo, le « Monsieur Afrique » d’Elf. Dans cette missive, le président gabonais avançait l’argument providentiel de l’« intérêt national » pour justifier le fait d’être passé par un prête-nom, tout en ajoutant : « J’ai contrôlé, comme il se doit, la gestion de ce compte. » Difficile d’être plus clair.
En faisant de la sorte la jonction entre l’affaire Elf et celle des « Biens mal acquis » — la seconde étant une prolongation de la première —, la justice française jette une lumière sans fard sur tout un pan de l’histoire de la Françafrique et de la corruption inhérente qui la sous-tend.
C’est ce qu’avait d’ailleurs raconté, en novembre 2019, l’ancien patron d’Elf, Loïk Le Floch-Prigent, dans le cabinet du juge Blanc. « Les premiers présidents d’Elf […] ont eu pour première tâche d’augmenter le pétrole disponible du pays, avait-il détaillé. Leur opinion, c’est que l’instabilité gouvernementale conduit à des soubresauts trop importants. On a demandé aux présidents successifs d’Elf de veiller à la stabilité de ces États, stabilité institutionnelle et juridique. Le premier pays qu’on voulait stabiliser était le Gabon. »
Le « on » ici évoqué représente l’État français.
Dès lors, la question qui se pose ensuite à l’enquête est : comment et avec quelles complicités éventuelles l’argent de la corruption a été dépensé par le clan Bongo en France ? Une partie de la réponse a été donnée par le juge d’instruction, le 11 mai dernier, avec la mise en examen pour « blanchiment de corruption » de la BNP, la plus grande banque française.
À elle seule, la banque est soupçonnée d’avoir aidé le clan Bongo à blanchir, en dissimulant l’origine des fonds, au moins 35 millions d’euros d’argent occulte par l’entremise d’une petite société baptisée Atelier 74, comme Mediapart l’avait déjà raconté.
Parmi les motifs de mise en examen, la justice a retenu que « la BNP, malgré ses obligations légales, n’avait pas mis en place de système efficient » de détection des opérations suspectes. « La BNP n’a effectué aucune recherche sur l’origine et la légalité des fonds » et « n’a effectué aucune déclaration de soupçon[aux autorités – ndlr] », souligne encore le procès-verbal de mise en examen de la banque en tant que personne morale.
Représentant la BNP devant le juge, Georges Dirani, son directeur juridique, a certes reconnu « des carences » mais, selon lui, celles-ci « ne constituent pas pour autant des infractions pénales ». En définitive, « rien n’établit », d’après lui, que la banque savait que « la famille Bongo tirait les ficelles » de la société-taxi qui lui a permis de blanchir 35 millions d’euros d’un claquement de doigts.
Sollicitée par Mediapart, la BNP n’a pas souhaité faire de commentaire.