Comment une société peut-elle, à la fois, se déclarer démocratique et vouloir rejeter l’une de ses composantes, en l’occurrence la frange des croyants ? En revanche, sur quel principe les croyants seraient-ils justifiés à passer outre les lois d’une société qui prévoit de surcroît la liberté de leur exercice religieux ?
La laïcité déduite de la Constitution 1905 s’inscrivait dans un cadre juridique destiné à préserver la liberté de conscience dans un État où coexistent plusieurs familles d’esprit ; l’esprit de la laïcité d’aujourd’hui s’en est éloigné, se revendiquant d’un système philosophique d’inspiration rationaliste qui professe une morale sans transcendance ni référence à aucun absolu. Exit l’approche de la laïcité d’A. Briand qui, de pacifique et tolérant, devient peu à peu hostile et sectaire. Aujourd’hui on range volontiers la laïcité dans le tiroir des solutions aux problèmes liés à la mise en cause de la liberté d’expression. Un préjugé veut rendre les croyances coupables de s’opposer radicalement à la République. Il ne reste plus qu’à éliminer les religions.
Il convient de commencer par distinguer deux types de laïcité : d’une part, la laïcité de l’État, qui se définit par l’abstention, et d’autre part, la laïcité dynamique, qui est celle de la société civile. L’Etat ne reconnaît, ni ne subventionne aucun culte, dit la Constitution. La liberté religieuse est au prix d’une abstention de l’État qui, lui, agnosticisme institutionnel, n’est ni religieux ni athée. La laïcité dynamique est celle de la société civile, où les opinions s’expriment et se publient librement, et permet le dialogue entre des personnes confessant des convictions difficilement conciliables, ce qui implique la reconnaissance mutuelle de la liberté d’expression. De sorte que la laïcité implique le respect d’autrui dans ses différences, et permet la liberté d’expression.
La liberté d’expression ouvrirait-elle tous les droits, y compris le droit au blasphème ? Dans les sociétés plu-riculturelles comme la nôtre, non seulement le sacré des uns n’est plus le sacré des autres mais le sacré a été « profané », i.e. il a été rendu profane. Du coup, le terme même de blasphème n’est pas compris. On est dans un cas typique d’asymétrie, de déphasage culturel. Or, parler, c’est dire quelque chose à quelqu’un. Nous en faisons tous les jours l’expérience : la forme de notre expression dépend de l’interlocuteur. Elle peut être affectueuse, diplomatique, impérative, blessante… Tout se résume à la manière de parler. Le P. Valadier (1) distingue les manières « civilisées » ou « éduquées » de celles qui relèvent de la grossièreté, du mépris ou de l’ignorance. L’inculture religieuse ayant mis la religion dans l’angle mort du regard occidental (cf. le rapport de Régis Debray de 2002 sur l’enseignement du fait religieux dans l’école), une liberté « sauvage » se répand dans les caricatures débridées qui donnent lieu à tant de troubles et de conséquences désastreuses.
Le sot mépris libertaire pour les religions, l’inculture engendrée par la radicalisation de la sécularisation, traduisent la laïcité française d’aujourd’hui qui se manifeste avec véhémence en ridiculisant les religions pressées de rejoindre les sacristies dont l’obsolescence se décore de lambris désolés. « Dépassées », « obscurantistes», la caricature est facile, avec une bonne dose d’hypocrisie pour déclarer que le dessin s’en prend aux religions « mais pas aux personnes croyantes ! ». C’est ce que prétend Henry Peña-Ruiz, don Quichotte fougueux du laïcisme moderne. Vous l’avez compris : Moïse, Jésus ou Mahomet sont des vauriens toxiques, et les Textes qui témoignent de leur histoire sont des faux. Au nom de la liberté d’expression, absolue, l’on peut donc proclamer que les croyants sont des fils ou des filles de p… Juifs, chrétiens ou musulmans sont-ils condamnables de n’être pas indifférents à de tels jugements ? S’en prendre par le ridicule et la dérision aux religions c’est, qu’on le veuille ou non, s’en prendre aux croyants eux-mêmes, conclut le P. Paul Valadier.
Vouloir, au nom de la laïcité, de la liberté d’expression, ou du prétendu droit au blasphème, afficher dans les écoles des caricatures, c’est ce que propose Zineb El Rhazoui, journaliste de Charlie Hebdo. Cette proposition blesse mais elle détourne le regard. La propagande antireligieuse cherche à se cacher derrière le paravent de la sacro-sainte liberté d’expression.
La « séparation » implique le renvoi des religions dans le privé. Hors-jeu ! Nous expliquera-t-on pourquoi les contributions des croyants aux questions morales complexes, comme l’euthanasie ou les interventions prénatales dans le génotype, etc. doivent être empêchées, par principe, d’intégrer le processus démocratique (2). Sommes-nous invités à un repli sur soi, déversant dans le confluent de tous les fondamentalismes ?
Comment se targuer d’être ouvert au monde en jetant aux orties les traditions qui ont structuré notre présent, ainsi que l’ont réclamé les opposants au préambule du projet de la Constitution de l’Europe, qui ne voulaient surtout pas que soient évoqués l’héritage des trois monothéismes dans la construction de l’Europe. Vouloir introduire du neuf à la place d’un monde ancien, voilà une absurdité qu’a bien notée Hannah Arendt (3). L’oubli de ce principe, note le P. Valadier, conduit à la « production » d’adultes déracinés, inconsistants, livrés aux propagandes les plus radicales.
Veillons à éviter les injures malveillantes, y compris dans des programmes scolaires(4). Où serait l’obscurantisme, sinon celui qui se masque derrière une fallacieuse liberté d’expression ? La laïcité agressive est un problème qui se prend pour la solution. Elle donne sa justification aux esprits malveillants, stupides et incultes. Les chrétiens ne sont-ils pas les meilleurs garants d’une laïcité qui, n’en déplaise à tous les Grincheux, est promue par Jésus lui-même ?
Gérard Leroy, le 24 janvier 2021
- Je renvoie à l’article stimulant de Paul Valadier, sj, du n° de janvier 2021 de la Revue Les Études, pp. 71-80.
- Raison et Religion, La dialectique de la sécularisation, Jürgen Habermas et Joseph Ratzinger, Éditions Salvator, 2010.
- cf. The Crisis in Education, dans Between Past and Future, Penguin Books, 1968, pp. 173-196.
- « La courtoisie est la face individuelle de la civilité, qui en est la face sociale » Edgar Morin, Éthique, La méthode, 6, ed du Seuil, p. 116.