Vincent Le Biez publie aux Belles Lettres Platon a rendez-vous avec Darwin , un plaidoyer instructif pour faire de nouveau dialoguer la culture scientifique et la culture littéraire. La première a toujours éclairé la seconde, précise-t-il, et aujourd’hui les découvertes scientifiques en matière de science des organisations sont une aide précieuse pour la compréhension des sociétés humaines.
L’Ecole d’Athènes, du peintre Raphaël. Wikimedia Commons – CC
Ancien élève de l’École Polytechnique et de l’École des Mines de Paris, Vincent Le Biez est haut fonctionnaire au Ministère de l’Économie et des Finances. Il publie aux Belles Lettres Platon a rendez-vous avec Darwin (janvier 2021, 192 p., 17 €).
Dans votre livre Platon a rendez-vous avec Darwin, vous essayez de réconcilier la science et la philosophie. Pourquoi?
Vincent LE BIEZ.- La science et la philosophie étaient historiquement intimement liées, on parlait d’ailleurs de philosophie naturelle pour décrire l’étude de la Nature et de l’Univers. Ces deux domaines ont commencé à se distancier à partir de Galilée avec l’apparition de la science moderne. Progressivement se sont installées «Deux Cultures» pour reprendre le titre la célèbre conférence de Charles Percy Snow, de plus en plus hermétiques l’une à l’autre.
Cette difficulté à échanger et même à communiquer entre les humanités et les sciences a toujours été pour moi un fort sujet de préoccupation. Cette question des «Deux Cultures» était d’ailleurs le titre du premier cours d’Alain Finkielkraut pour ma promotion à Polytechnique. Il était particulièrement bienvenu de sensibiliser de jeunes étudiants en école d’ingénieur à cette question, je ne suis pas sûr qu’il en aille de même dans toutes les formations supérieures, scientifiques ou littéraires. La science a une véritable portée culturelle et intellectuelle.
Pourtant, au-delà des chiffres et des équations, la science a une véritable portée culturelle et intellectuelle, qui dépasse largement ses objets d’étude traditionnels. Il me semble difficile, par exemple, de réfléchir aux notions d’ordre, de progrès, de frontière, d’équilibre ou de subsidiarité sans convoquer les concepts d’entropie, d’évolution, de membrane, d’homéostasie ou d’effet d’échelle. J’ai donc conçu le projet d’imaginer une série de rendez-vous imaginaires pour faire dialoguer des penseurs politiques avec des scientifiques illustres, et montrer que ces deux cultures avaient beaucoup de choses à se dire en réalité.
Comment expliquer que ces deux branches du savoir soient si souvent dissociées? Est-ce le cas particulièrement en France?
Snow a prononcé sa conférence en 1959 au Royaume-Uni, il était très inquiet du système d’enseignement supérieur de son pays qui lui semblait passer complètement à côté des profondes évolutions scientifiques et techniques dont dépend la prospérité d’un pays, en comparaison notamment avec les Etats-Unis et l’URSS. Le contexte est aujourd’hui différent, mais comment ne pas être profondément inquiet de l’effondrement du niveau général en mathématiques que révèlent les études comparatives internationales. Alors que les puissances asiatiques caracolent en tête, les pays occidentaux, et singulièrement la France, sont en queue de peloton. Bien entendu, il ne faut pas réduire la science aux mathématiques, mais difficile de passer à côté et d’ignorer la célèbre maxime de Galilée «la Nature est un livre écrit en langage mathématique».
C’est sur cette méconnaissance profonde de la science que prospère ce fossé entre les Deux Cultures. On peut citer Snow dont l’analyse n’a malheureusement pas pris une ride: «Il semble donc que qu’il n’y ait aucun contact possible entre les deux cultures. Dire que c’est dommage ne servirait à rien. C’est d’ailleurs bien pire que cela. Au cœur même de la pensée et de la création, nous laissons se perdre quelques-unes de nos meilleures chances. De la rencontre de deux sujets, de deux disciplines, de deux cultures (autant dire de deux galaxies) devraient, normalement, jaillir des chances créatrices.»
Vous expliquez que les paradigmes scientifiques influencent profondément notre vision du monde. En quoi? Pouvez-vous donner des exemples?
À plusieurs reprises déjà la pensée scientifique a eu une influence décisive sur la philosophie politique. La mécanique de Newton et Laplace, avec ses principes universels, déterministes et intemporels, a été une source d’inspiration centrale pour la philosophie des Lumières, elle aussi en quête de grands principes universels et intemporels. De nombreux penseurs ont cherché à élaborer une mécanique sociale sur le modèle de la mécanique newtonienne. L’économie «classique», depuis Adam Smith à John Stuart Mill s’est également construite en référence avec la science classique de Newton.
À plusieurs reprises la pensée scientifique a eu une influence décisive sur la philosophie politique. La théorie de l’évolution a permis l’essor des philosophies de l’Histoire, c’est-à-dire des pensées finalistes et progressistes qui cherchent à identifier un sens de l’Histoire. Ces approches sont toutefois sans doute davantage inspirées par Lamarck que par Darwin, dont la théorie nous arrache précisément à la finalité. C’est l’apparition d’une flèche du temps qui va des formes les plus simples vers les formes les plus élaborées, qu’il s’agisse des systèmes naturels ou des systèmes politiques.
Enfin, la thermodynamique d’équilibre et son second principe qui stipule que tout système fermé évolue vers un état d’entropie, c’est-à-dire de désordre, maximal est absolument centrale dans la pensée écologique et en particulier dans le mouvement décroissant. Elle oppose une autre flèche du temps, qui pointe invariablement vers la dégradation des formes les plus organisées.
Sans renier les apports de chacune de ces philosophies politiques: universaliste, progressiste ou écologiste, il m’est apparu qu’aucune ne rendait totalement justice à l’identification des sociétés humaines à des systèmes complexes auto-organisés comme le sont les systèmes vivants.
Quel type de sciences peut donc nous éclairer sur le fonctionnement de nos sociétés?
À l’évidence, ce sont les sciences des systèmes complexes, de l’auto-organisation, c’est-à-dire la thermodynamique hors d’équilibre, la théorie des jeux, la chimie ou la biologie, qui sont les plus susceptibles de nous apprendre des choses sur la bonne organisation de nos sociétés. Ces sciences sont beaucoup moins «déterministes» et définitives que celles qui les ont précédées, et font à la contingence une place beaucoup plus importante. Elles n’ont pas encore trouvé leur débouché politique, l’objet de mon essai est de l’esquisser.
Il semble qu’il y ait aujourd’hui une «alliance» entre conservateurs et libéraux darwiniens, qui reconnaissent tout deux l’existence d’une «nature» biologique face à des progressistes hyperculturalistes qui pensent que tout est construit… Comment analysez-vous ce phénomène? La science serait-elle du côté du conservatisme?
Ce que nous apprend la théorie de Darwin et de ses successeurs, c’est que l’évolution n’est possible qu’à partir de mécanismes «intensément conservateurs», en l’occurrence la réplication quasiment à l’identique de la molécule d’ADN. Dans Le Hasard et la Nécessité , le grand biologiste Jacques Monod explique parfaitement que l’évolution n’est pas une propriété première des espèces vivantes mais le résultat des imperfections du mécanisme conservateur qu’est la réplication de la molécule d’ADN. En agissant sur cette structure très ordonnée, le hasard devient constructif, «le bruit devient de la musique» . De même que c’est la règle qui permet l’exception, c’est la réplication quasiment à l’identique qui permet la mutation et donc l’évolution ; c’est la conservation qui permet l’innovation et donc le progrès. Loin d’être un paradoxe, cette idée a chez moi la force de l’évidence.
L’évolution vers des formes plus complexes et donc plus subtiles, qu’elles soient biologiques ou sociales, suppose la transmission de nombreuses caractéristiques essentielles. Le fonctionnement énergétique de nos cellules repose sur la présence de petits organites appelé mitochondries qui ont fusionné avec les cellules eucaryotes (c’est-à-dire qui possèdent un noyau) il y a environ 2 milliards d’années: nous vivons toujours sur la base de cette heureuse «innovation» qui n’a jamais été oubliée depuis! Comment peut-on être partisan de la table rase ou de formes radicales de déconstruction une fois que l’on a pris conscience de cela?
Le passé qui est parvenu jusqu’à nous a été progressivement trié et sélectionné. Mon propos n’est pas de dire que la Nature serait bonne en soi ou qu’hier était forcément mieux qu’aujourd’hui mais simplement de reconnaître que le passé qui est parvenu jusqu’à nous a été progressivement trié et sélectionné. Ce n’est pas le cas du présent que nous recevons comme un matériau complètement brut. Un travail d’analyse, de mise en ordre et de hiérarchisation reste donc à effectuer sur le présent pour le rendre intelligible et intelligent.
Par ailleurs, l’opposition radicale entre nature et culture procède d’un dualisme (très cartésien) que je ne partage pas.
Vous analysez ce qui dans l’appréhension du vivant peut nous aider à comprendre nos sociétés humaines. Dans quelle mesure les sociétés sont-elles comparables à des organismes vivants? Ne risque-t-on pas de tomber dans le scientisme à vouloir traiter les interactions humaines sous l’angle scientifique?
Les analogies que je dessine s’appuient sur le constat suivant: les sociétés humaines, comme les organismes vivants, appartiennent à la famille des systèmes complexes. De même qu’un être vivant est composé d’organes eux-mêmes composés de tissus, de cellules, de protéines et enfin d’atomes, l’humanité est composée de civilisations, de sociétés, d’institutions et enfin d’individus. Ces systèmes sont composés de plusieurs niveaux à différentes échelles, en interaction les uns avec les autres. Ces systèmes sont également ouverts, c’est-à-dire en interaction également avec leur environnement. Ils se caractérisent notamment par l’émergence à certains de ces niveaux de certaines propriétés insoupçonnables à d’autres niveaux. De même que la température d’un gaz «émerge» de l’agitation de chacune des molécules qui le composent et décrit bien une propriété centrale de ce système physique, de nombreux phénomènes collectifs émergent du comportement des individus qui composent la société.
C’est donc sous l’angle des analogies avec les systèmes complexes naturels que j’ai choisi d’aborder certaines questions importantes de philosophie politique.
Cette approche n’a rien de scientiste, elle me semble fondée rationnellement. Au contraire, le scientisme prospère sur la méconnaissance de la science, sur son assimilation à une forme de magie. Plus la culture scientifique sera répandue dans la société, plus on peut espérer que le scientisme reculera. De même, je suis évidemment un farouche adversaire du concept de darwinisme social, comme l’étaient d’ailleurs Darwin lui-même, Hayek ou Von Bertalanffy.
Vous consacrez des pages très intéressantes à la question de la frontière dans le vivant. Que nous apprend la biologie sur la nécessité des frontières?
Les organismes vivants, comme les sociétés humaines, sont des systèmes ouverts. Est-ce à dire qu’ils n’ont pas de frontières? À l’évidence non. La frontière est une caractéristique absolument essentielle d’un système complexe, ce à travers quoi il communique et échange avec son environnement, mais aussi ce grâce à quoi il s’en distingue. Que l’on considère l’échelle de la cellule ou celle de l’organisme, des mécanismes très spécifiques (en particulier la présence d’une membrane autour des cellules, d’une peau autour d’un animal ou d’un système immunitaire) sont en place pour distinguer le dedans et le dehors, le soi et le non-soi. Ces fonctions sont essentielles à toutes les formes de vie connues. Elles occupent une fonction centrale en biologie en permettant à un organisme vivant de demeurer dans un état stable mais distinct du simple équilibre avec son environnement. C’est ce que l’on appelle l’homéostasie, à savoir la capacité à maintenir un équilibre interne en dépit des évolutions de l’environnement.
Sans frontières, l’humanité serait une soupe d’individus indiscernables.
L’une des propriétés essentielles d’une membrane biologique est d’assurer une «perméabilité sélective». Il me semble qu’une fois que l’on a compris cette idée, on ne peut plus jamais voir une frontière comme un mur ou au contraire comme un pont: ce n’est ni l’un ni l’autre. L’économiste et grand penseur politique autrichien (trop méconnu) Leopold Kohr a des mots très justes sur ce thème: «Tous nos instincts nous poussent à constamment créer des frontières, et pas à les supprimer. Nous les traçons autour de nos jardins sous la forme de clôtures, et dans nos maisons sous la forme de murs qui séparent nos chambres. Les frontières ne sont pas des barrières. Ce que nous désirons tenir à distance avec une jetée, c’est l’orage, et pas la mer.»
Je ne prétends pas définir qu’elle est le bon niveau de «perméabilité» des frontières politiques, je dis juste que toutes les questions qui s’y rapportent, en particulier la politique migratoire et la politique commerciale, sont absolument centrales. Sans frontières, l’humanité serait une soupe d’individus indiscernables, cela conduirait à un système ingouvernable qui s’écroulerait inévitablement.
Alors que l’on célèbre la «biodiversité» de la nature, la société mondialisée tend à l’entropie et à l’homogénéité. Faudrait-il s’inspirer de l’articulation entre unité et pluralité dans la nature?
Pour qu’il perdure, un système complexe doit réussir à concilier efficacité et résilience. Pour cela, il est essentiel qu’il se caractérise par un bon niveau de diversité, comme nous l’apprennent les systèmes vivants. Trop de diversité, c’est prendre le risque de l’inefficience. Trop peu de diversité, c’est prendre de grands risques sur la résilience du système. On a donc parfaitement raison de se soucier de la biodiversité en matière d’écologie.
Par analogie, il est nécessaire que l’humanité et les sociétés humaines soient suffisamment diverses. Je me méfie toutefois de l’usage de ce mot car si c’est un même modèle de «diversité» qui se répand partout, alors les sociétés finiront par se ressembler et par manquer elles-mêmes de diversité! En ce sens, le modèle multiculturaliste peut conduire à une impasse. Car, pour que les cultures interagissent et s’enrichissent mutuellement, encore faut-il qu’elles continuent à avoir leur existence propre et que chaque individu ait pu se construire dans une culture particulière pour se l’approprier.
Si l’évolution devait recommencer, il n’y a aucune raison de penser qu’elle suivrait le même chemin.
La diversité culturelle est le principal moteur de l’évolution des sociétés humaines. En cela, sa préservation est une question politique de première importance. Si la mondialisation conduit à estomper les différences entre les régions du monde, si partout on retrouve uniquement les mêmes valeurs universelles, les mêmes technologies, les mêmes loisirs, les mêmes biens de consommation, le même langage, alors nous risquons de nous diriger vers un monde structurellement instable.
Cette diversité culturelle n’est pas explicable à partir des concepts de nécessité ou d’universalité qui se sont répandus à partir des Lumières. Le propre des systèmes hors d’équilibre est d’être le fruit d’une contingence particulière, d’un accident de l’histoire qui n’était pas prédictible. Selon la théorie de Darwin, si l’évolution devait recommencer, il n’y a aucune raison de penser qu’elle suivrait le même chemin et conduirait aux mêmes espèces. Il en va de même pour les sociétés humaines.