Le Point : Votre nouvelle pièce, intitulée « Muhammad », va être créée le 4 février au théâtre de Liège, en Belgique. Comment vous est venue l’idée de ce spectacle qui raconte la vie du Prophète ?
Ismaël Saidi : Trois ans après avoir créé le spectacle Djihad (qui décrivait, sur un mode tragicomique, les pérégrinations de trois apprentis terroristes, NDLR), j’ai écrit un livre sur la figure de Mahomet**** avec l’universitaire Michaël Privot, islamologue, par ailleurs historien des religions. Nous souhaitions proposer aux lecteurs un état des lieux des connaissances sur le Prophète un peu comme ce qui a été fait pour le christianisme autour de la figure historique de Jésus. Nous voulions retrouver l’homme derrière l’idéologie et déconstruire le discours politique qui entoure cette figure centrale de l’islam. Le succès de l’ouvrage m’a donné envie d’adapter son contenu pour la scène.
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C’est un seul-en-scène. Comment procédez-vous pour raconter cette histoire ?
Que les choses soient claires. Je ne joue pas le rôle de Mahomet. Je me contente d’interpréter l’un de ses compagnons de route : un personnage appelé Salman le Perse qui se réveille après de longs siècles de sommeil et tente de comprendre pourquoi on fait tant de bruit autour de l’homme qu’il a connu. C’est en adoptant le regard de ce proche que je vais raconter la vie de Muhammad en un long monologue qui s’inspire des mélopées des griots africains.
Comment faites-vous pour « recontextualiser » les choses ?
La mise en scène, signée Sally Micaleff, est très sobre. Le décor d’Yvan Bruyère est minimaliste. Nous sommes comme dans un désert. Sont néanmoins projetées des vidéos pour habiller certaines scènes. La musique qu’a composée Amine Bouhafa, auteur de la bande-son du film Timbuktu d’Abderrahmane Sissako, en 2014, joue un rôle important. (Ce spectacle sera accessible en direct et gratuitement via l’application du théâtre).
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Qu’est-ce qui vous pousse à vous confronter à ce sujet ?
Je veux permettre aux spectateurs de découvrir la vie de Muhammad sans tout le fatras idéologique qui l’encombre. J’aimerais qu’on puisse découvrir cet homme sans plaquer sur lui tout ce que charrie notre imaginaire contemporain. Il a vécu au VIIe siècle de notre ère, à une époque où n’existaient ni le concept d’État ni celui de nation. Il est important de « recontextualiser » les choses, comme on dit, sans projeter sur cette figure historique ce que nous vivons aujourd’hui. Et, inversement, sans vouloir imposer à notre époque des aspects de la tradition qui remontent à plus de mille quatre cents ans.
Vous êtes-vous préparé aux réactions de certaines associations ?
Pour être franc… Je m’en moque. Mon travail est respectueux des travaux de recherche les plus pointus sur le sujet. Je sais que certaines personnes protesteront. Mais que voulez-vous ? Même quand on fait tout pour éviter la polémique, elle finit toujours par arriver. Et parfois là où on ne l’attend pas.
L’accueil de vos précédentes pièces montre pourtant que l’on peut traiter de sujets sensibles sans que cela provoque systématiquement du scandale… non ?
C’est vrai. L’accueil de Djihad a été très bienveillant. Celui de ma deuxième pièce, Gehenne, aussi. Plus de 90 % des gens ont compris quelles étaient mes intentions. Il n’en reste pas moins que 10 % ont mal réagi. Mais ce n’est pas grave. L’important, c’est que tombent les pans de l’ignorance.
Dans Gehenne, vous campiez un terroriste au purgatoire qui voit ses croyances et, surtout, ses préjugés voler en éclats. Comme pour Djihad, vous faisiez suivre les représentations par un débat avec le public. Ces échanges ont d’ailleurs donné la matière de votre dernier livre**. Que retirez-vous de cette expérience ?
Ces cinq années passées sur les routes de France à présenter ces textes ont été un vrai bonheur. J’ai aimé voyager dans ce pays, découvrir que s’y expriment des cultures différentes, mais qui façonnent une identité commune. C’est quelque chose d’unique quand on vient de Belgique, comme moi, de prendre conscience des spécificités bretonnes ou basques et de se dire que ces peuples ont beau avoir des identités très fortes, ils n’en font pas moins partie de la grande nation française. Grâce aux pièces que nous avons jouées partout dans ce pays, nous avons fait des rencontres exceptionnelles : des éducateurs, des jeunes, des élus, des policiers et même des gardiens de prison. Il faut dire que nous avons joué partout. Au final, ce sont plus de 900 000 personnes qui ont vu ces spectacles. C’est parce que j’avais peur d’oublier les riches moments d’échange qui ont suivi chacune des représentations que je me suis mis à écrire ce livre en forme de journal intime. J’ai ensuite eu envie de partager ces instants magiques avec le plus grand nombre.
Il ressort de tout ça que c’est un sujet du royaume de Belgique qui défend le mieux la République française. C’est piquant !
(Rires). Je ne connaissais pas grand-chose à la France avant d’y débarquer en 2015, mais je dois dire que la découverte de votre pays a été pour moi une révélation. La laïcité, c’était tout à fait nouveau pour moi. La Belgique a une autre position vis-à-vis des religions : elle se veut neutre, mais pas laïque. C’est très différent.
Rétrospectivement, quel modèle préférez-vous ?
Le modèle français, bien sûr ! Pourquoi croyez-vous que j’aie voulu rester dans l’Hexagone ? La laïcité est l’une des plus belles inventions qui soient. La loi de 1905 est le plus beau cadeau que votre pays ait fait à l’humanité. C’est en effet le seul dispositif qui permette la coexistence pacifique de toutes les religions. Celles-ci n’ont pas leur place dans les institutions étatiques. Certains croient voir dans la laïcité une forme de haine des religions. Mais c’est tout le contraire. La laïcité est, au contraire, une formidable manière et surtout le seul moyen de les accueillir toutes.
Ce discours passe mal auprès de certains…
C’est vrai, et c’est bien dommage. Quand je dis, comme l’autre jour à la radio (sur France Inter, NDLR), qu’il n’y a pas en France de racisme systémique ni de discrimination étatique, on me tombe dessus. Mais j’ai le droit de dire que je ne veux pas élever mes enfants dans une posture de victime. De même, on peut affirmer que les religions sont des systèmes politiques qui confinent aux clubs et ne sont pas forcément ouverts face à ceux qui n’en font pas partie… sans s’attirer la vindicte populaire. Ce n’est pas une attaque des religions que de dire cela.
Pour revenir à la laïcité, vous en êtes donc un fervent défenseur.
Et comment ! Certains y voient un glaive contre les religions parce que quelques personnes instrumentalisent le concept pour habiller leur anticléricalisme. Mais il ne faut pas confondre les choses. Le principe de la laïcité, c’est de dire aux religions, quelles qu’elles soient, de rester là où elles doivent être : dans la sphère de l’intime.
Votre actualité est chargée. Vous publiez un nouveau livre, jouez une nouvelle pièce. Dans quelques jours sortira également une série*** de petits films à la télévision. De quoi s’agit-il ?
C’est le prolongement de ce que nous venons d’évoquer. Cette série est intitulée les Voyages de Lina. C’est un programme pédagogique à destination des plus jeunes. Ses dix épisodes de 3 minutes 30 mettent en scène une jeune fille, élève en cinquième, qui pose des questions à un adulte sur les religions. Un pigeon voyageur nommé Nemo permet aux protagonistes de se déplacer dans le temps pour éclairer certains points de l’histoire des trois religions du Livre. La série parle en effet à la fois de l’islam, du christianisme et du judaïsme.
Pourquoi ce côté œcuménique ?
Parce qu’on ne peut pas comprendre les uns sans évoquer les autres. Envisager l’islam sans avoir aucune connaissance du judaïsme et du christianisme, c’est un peu comme regarder la vie avec des lunettes qui ne compteraient qu’un seul verre.
La diffusion de ces films sur le canal Lumni de France Télévisions (plateforme destinée aux écoles) témoigne de l’ambition pédagogique du projet. Avez-vous développé des outils spécifiques pour les scolaires ?
Chaque épisode est accompagné d’un dossier téléchargeable destiné à aider les enseignants à aborder ces questions pas toujours simples. Nous espérons bien que le succès de la première saison permettra la mise en production d’une suite traitant de religions minoritaires et méconnues en Europe, comme le bouddhisme, ou encore le shintoïsme.
Quels sont vos autres projets ?
Cela fait déjà beaucoup. Vous ne trouvez pas ? Surtout si l’on considère que, depuis novembre, nous avons repris les représentations de Djihad et de Gehenne depuis la Comédie Bastille. C’est en face des anciens locaux de Charlie que nous donnons chaque jour ces deux représentations qui sont vues en direct, via streaming, par des milliers d’élèves. Chaque spectacle est suivi de débats par Zoom. J’adore échanger avec les spectateurs.
De quoi donner matière à un nouveau livre ?
Peut-être.
*Muhammad, un spectacle de (et avec) Ismaël Saidi, mise en scène de Sally Micaleff, décor Yvan Bruyère, lumières Olivier Arnoldy, assisté d’Antoine Fiori. Création sonore originale d’Amine Bouhafa. Création vidéo et son : Kevin Jaspar, Dylan Schmit. Régie Xavier Barbier. Production Aviscène. Coproduction : Théâtre de Liège.
**Comme un musulman en France, d’Ismaël Saidi, éditions Autrement, 192 pages, 15 €.
***Les Voyages de Lina, série de 10 épisodes de 3 minutes 30 d’Ismaël Saidi et Hanan Kaminski. Ismaël Saidi & Hanan Kaminski. Coproduction Les Batelières Prod., FranceTV, Foliascope, Cinémon Entertainment. Distribution : Zed.