Marianne : Depuis la remise de votre rapport, il semble que les choses se déroulent à l’inverse de ce qu’on pouvait espérer. Les attaques venues de toutes parts – de la rive algérienne à celle des pieds-noirs – rouvrent les blessures…
Benjamin Stora : Je m’attendais à des réponses précises aux propositions, à une mise en mouvement pour tenter de régler, pratiquement, le lourd contentieux mémoriel entre la France et l’Algérie. Sur les archives, les essais nucléaires, les disparus européens et algériens, l’entretien des cimetières en Algérie, et bien d’autres choses encore… Mais non, je vois, depuis la remise de ce rapport, une répétition des débats des temps anciens, au moment par exemple du passage à la décolonisation. Or, depuis des années, différents groupes de mémoire, des pieds-noirs aux appelés, et des immigrés aux harkis et leurs descendants, veulent toujours se persuader d’avoir eu raison dans le passé. Ils mettent en scène les débats de l’anticolonialisme et les crimes de la colonisation, le rejet de la « repentance » et les échecs de l’Algérie indépendante. Le grand islamologue Mohammed Arkoun s’était attiré lui aussi les foudres des censeurs, car il avait évoqué la colonisation comme « expérience historique », c’est-à-dire comme quelque chose qui fait partie de ce qui arrive. Ce qui ne veut pas dire qu’elle est approuvée. Mais il n’avait pas été compris.
L’antisémitisme n’est pas loin dans certaines attaques. Êtes-vous surpris, affecté personnellement ?
Oui, bien sûr, je trouve sous la plume de journalistes ou d’universitaires algériens des phrases sur les crimes supposés de « milices juives » (en fait, une réécriture vichyste de l’histoire du débarquement américain en Algérie du 8 novembre 1942, facilité par la résistance locale, dont de nombreux acteurs étaient juifs) ou la demande d’un « grand pardon pour Stora » avec l’exigence de la repentance. Et la profusion de critiques qui fabriquent la construction d’un bouc émissaire, reconnaissable par ses origines juives. C’est absolument désolant, alors que tous mes travaux, depuis quarante ans, sont consacrés à la « mémoire algérienne », pour reprendre le titre du volume qui rassemble plusieurs de mes ouvrages (Laffont, 2020). Cette thématique de l’agression, du refus du dialogue et de l’analyse sereine, émerge toujours en rapport avec une crise des représentations d’avenir.
Un échec de la guérison, donc. Comment trouver d’autres remèdes, bien que beaucoup soient proposés dans votre rapport ?
Je suggère plus de connaissances, de culture, d’enseignements sur le fait colonial ; et aussi le décloisonnement des mémoires, que chacun comprenne la souffrance vécue par l’autre. Cela semble toujours difficile, voire impossible. La solution, en France surtout, passera par les nouvelles générations qui utilisent l’outil de la communication numérique. Le transfert d’informations, de sons et d’images permettra un accès plus direct à cette connaissance. Même s’il faut prendre la précaution du passage par l’enseignement, et l’apprentissage de la distance critique par rapport aux sources. Il faudrait aussi songer à la création du musée de la France et de l’Algérie, projet abandonné à Montpellier, pour regarder, par les objets, les peintures, les écrits, ce que fut cette histoire, dans ses ombres tragiques et ses lumières.
Que nous apprennent ces réactions sur l’Algérie d’aujourd’hui ?
La volonté, surtout dans la jeunesse qui a manifesté massivement au moment du Hirak [le vaste mouvement de contestation pacifique déclenché en février 2019, qui a débouché sur la chute de Bouteflika], et l’espoir de reprendre en main le fil d’une histoire interrompue, confisquée. Mais je vois aussi les outrances d’un nationalisme exacerbé, la difficulté à s’extraire du « passé révolutionnaire » pour affronter les défis de demain. Sur l’économie, mais aussi concernant l’éducation ou encore la protection de la nature. Ce pays est indépendant depuis soixante ans maintenant. Et ce sont peut-être les derniers moments d’un type de débat très ancien en Algérie sur la nécessité d’affirmer l’appartenance nationaliste. Sans effacer le passé, il faut savoir s’extraire de la tyrannie de la mémoire, qui empêche d’avancer.
Finalement, c’est l’histoire, dont vous êtes le transmetteur, et le libre examen des faits qui semblent pris en otage par les idéologies. N’est-ce pas le dernier avatar d’une véritable régression intellectuelle ?
J’ai le sentiment étrange et inconfortable de me retrouver dans la position d’Albert Camus en 1956, quand il a lancé son appel à la trêve civile. Toutes proportions gardées, mon rapport rassemble à la fois, sous la même bannière indignée, des nationalistes algériens sourcilleux, des pieds-noirs et harkis en colère, et des militants appartenant au camp dit « décolonial » qui argumentent toujours en durcissant les guerres identitaires. C’est un constat amer.
* France-Algérie. Les passions douloureuses , de Benjamin Stora, Albin Michel, mars 2001, 18,90 €.
L’ESPOIR ET LA BLESSURE
Son livre-rapport est dense, profond, détaillé. Il n’écarte aucun des acteurs de ce que l’auteur appelle « l’archipel des mémoires » . Il constitue l’aboutissement politique – sollicité par l’Élysée – d’un énorme travail universitaire, qui a fait de Benjamin Stora le plus grand historien du drame franco-algérien. Ce devait être une thérapeutique, le pont ultime lancé entre deux pays autant séparés qu’inextricablement liés par les populations et les héritages. Pourtant, Stora est aujourd’hui un homme blessé comme les destins qu’il a tenté d’apaiser. La violence inouïe des attaques qui ont fusé d’Alger – la dernière en date étant celle du propre porte-parole de la présidence – nous disent le niveau de glaciation d’un pouvoir délégitimé qui jette ses dernières cartes dans la manipulation de l’ancien conflit. Mieux vaut donc revenir aux faits, c’est-à-dire aux pages. Elles constituent le meilleur outil de réflexion pour qui ne désespère ni de l’histoire ni de la raison.
France – Algérie : « Ni excuses, ni repentance », selon le rapport de Benjamin Stora