L’ART EN RÉSISTANCE
Entre arabophones et berbérophones, radicalité assumée et pastiches bon enfant, tentation de partition et unité nationale, solde de la colonisation et avenir obéré par la répression et le chômage de masse, tous partagent une détestation du pouvoir et soutiennent différemment ce Hirak.
Après six semaines de manifestations, Abdelaziz Bouteflika, le chef de l’État algérien, démissionne le 2 avril 2019, renonçant à un cinquième mandat. Mais son remplaçant, Abdelmadjid Tebboune poursuit la tradition du président grabataire et autoritaire. «On n’a rien gagné, le même système a été remis en place, regrette Moho Sahraoui, l’artiste peintre. Depuis, l’État a davantage muselé le peuple et enfermé les protestataires. Il y a plus de prisonniers politiques qu’au temps de Bouteflika!» Alors, pour soutenir leurs compatriotes, les artistes de la diaspora appellent à une remobilisation générale des peintres, affichistes, musiciens, réalisateurs, acteurs, photographes… Ils s’expriment depuis le début de la crise sanitaire sur les réseaux sociaux ou au sein d’agoras comme celle de la place de la République parisienne.
«Pour l’instant, c’est de la résistance, mais c’est important d’être sur la place tous les dimanches.»
En attendant la révolution, Niddal fait acte de présence dès qu’il le peut, quitte à avoir des problèmes avec sa femme. L’intermittent du spectacle, âgé d’une cinquantaine d’années, ne croyait pas au Hirak au début. Ce sont les jeunes qui l’ont convaincu. «En Algérie, pour un post sur Facebook, les policiers sont chez toi dans l’heure! Ici, on est confinés aussi, mais ça n’empêche pas de faire des actions : on organise des performances en ligne en direct, pour ne pas craquer et montrer qu’on est toujours là.»
Karim Drici, «banderoliste» de la place de la République depuis le début du mouvement à Paris
Près de dix ans après les «printemps arabes», ceux que Karim Drici, l’un des artistes, appelle les «sans voix et sans visages» avaient transformé les rues algériennes en espace d’exposition libre. Comme si le silence imposé depuis des décennies s’était brisé sous le coup d’une inventivité débridée, manifestée par des pancartes, des banderoles, des slogans, des chansons et des publicités détournées. «On a besoin d’être visibilisés», scande à Paris, en écho, ce membre du collectif Libérons l’Algérie qui s’est découvert sur le tard un talent de grapheur et réalise d’énormes banderoles exposées tous les dimanches sur la place. D’autres ont rempilé, comme ce chauffeur de bus «quadra», Yacine : «Pour le Hirak, j’ai repris mon saxophone. C’était important pour moi de participer au mouvement, malgré les réticences de ma famille.»
S’il ne se rend plus sur «la place» en raison de désaccords avec d’autres membres du collectif, Nasser Yanat est connu de tous. Malgré ses cinquante ans passés, «l’affichiste propagandiste» rendu célèbre par ses «Wanted» à l’effigie de généraux ou de caciques algériens, pratique le numérique comme un digital native. «Sans dieu ni maître», le scénographe de formation, au physique de père Noël utilise les logiciels de retouche photo et de création graphique ainsi que les réseaux sociaux depuis des années. Militant de longue date, cet anarchiste a immédiatement emboîté le pas du Hirak, bien qu’il récuse ce mot qui signifie «mouvement» en arabe, pas assez fort selon lui : «Il faut une véritable révolution des masses, radicale, sexuelle, féministe.» Pas un jour sans une affiche-pamphlet pour le touche-à-tout, qui vient de reprendre un restaurant où il prépare un «couscous doubles grains ou orge». Si en ce moment il ne placarde plus ses mises en scène sur les murs, le contexte l’a débridé : «Je suis encore plus vindicatif depuis le confinement.» Les détournements colorés de Saïd Sadi en Mona Lisa ou de Matoub Lounès en Che Guevara ont laissé place à des généraux aux têtes de verge et à des poings vengeurs au majeur levé.