Depuis que l’Alsace et la Moselle sont revenues dans le giron français à l’issue de la Première Guerre mondiale, les cultes y bénéficient de privilèges inédits sur le reste du territoire métropolitain : en effet, ces régions, sous domination allemande, ne sont pas régies par la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905. Cette incongruité, cet accroc à la laïcité, anecdotique pour certains, préoccupant pour d’autres, semblait immuable jusqu’il y a peu, les responsables politiques se persuadant eux-mêmes de l’attachement profond des habitants à ce particularisme. Mais une récente séquence médiatique vient relancer le débat : la mairie écologiste de Strasbourg a décidé d’accorder une pharaonique subvention de 2,5 millions d’euros à Millî Görüş, confédération phare de l’islamisme turc, pour la construction d’une grande mosquée à Strasbourg. Une décision impossible à envisager hors du cadre du régime concordataire. La controverse née de cette décision a conduit l’institut de sondage Ifop à mener une enquête montrant que 78% des Français, et surtout 52% des Alsaciens-Mosellans, rejettent désormais le Concordat. Pour mieux comprendre les enjeux autour de cette question, Marianne a interrogé Benoît Vaillot, doctorant à l’université de Strasbourg, spécialiste de l’histoire de la frontière franco-allemande.
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Marianne : D’où vient le Concordat en Alsace-Moselle et pourquoi a-t-il perduré jusqu’aujourd’hui ?
Benoît Vaillot : Le régime concordataire en Alsace et en Moselle est fondé sur le concordat de 1801 (26 messidor an IX), signé entre Bonaparte et le pape Pie VII, et des clauses additionnelles ajoutées par la suite. Il comprend par ailleurs des dispositions relatives à l’enseignement religieux obligatoire à l’école, comme la loi Falloux du 15 mars 1850. Cet ensemble de textes juridiques reconnait et accorde des privilèges aux cultes catholique, luthérien, réformé (calviniste) et israélite.
Contrairement au reste de la France, ce régime des cultes n’a pas été supprimé en Alsace et en Moselle par la loi de 1905 portant sur la séparation des Églises et de l’État, car ces territoires étaient alors sous domination allemande entre 1871 et 1918. C’est ainsi principalement un héritage juridique français, et non le résultat de dispositions juridiques héritées de l’annexion allemande entre 1871 et 1918 comme le droit local peut l’être.
Lors de la réintégration à la France de l’Alsace et de la Moselle après la Première Guerre mondiale, le régime concordataire est maintenu, malgré des tentatives visant à l’abroger de la part du gouvernement du Cartel des gauches en 1924, et sous la pression des milieux catholiques. Dès lors, sa suppression est régulièrement mise à l’ordre du jour par diverses personnalités de gauche.
Cela signifie concrètement que l’Alsace et la Moselle ne bénéficient pas aujourd’hui de l’émancipation laïque : les quatre cultes reconnus y bénéficient d’un statut officiel et l’enseignement est en partie religieux dans les écoles. Les membres du clergé sont rémunérés par l’État, c’est-à-dire par le contribuable français. Les évêques de Strasbourg et de Metz sont nommés par le président de la République qui suit l’avis du pape. Pareillement, le représentant de la communauté luthérienne est nommé, et les laïcs des consistoires israélites doivent recevoir l’agrément du Premier ministre.
Si le culte musulman n’est pas reconnu par le régime concordataire, il jouit de nombreux avantages dont il ne pourrait bénéficier dans le reste de la France où est appliquée la loi de 1905.
Un sondage Ifop vient de révéler qu’une courte majorité d’habitants de l’Alsace et de la Moselle se prononçaient en faveur d’une abrogation du Concordat. Êtes-vous surpris par ce résultat ?
Je ne suis absolument pas surpris par les résultats de ce sondage IFOP, mais il a le mérite d’enfin apporter des chiffres à opposer à tous ceux qui sont persuadés qu’une écrasante majorité de la population est favorable au régime concordataire. Il est désormais clair que cela relève du mythe, les élus locaux ne pourront plus proclamer urbi et orbi que les habitants veulent le maintien de cette exception pour justifier la non-application pleine et entière de la laïcité en Alsace et Moselle. Les Alsaciens et Mosellans sont majoritairement favorables à l’abrogation du régime concordataire, n’en déplaise à ses défenseurs.
Les citoyens hostiles au Concordat sont particulièrement nombreux en Moselle (56%) et dans la ville de Strasbourg, alors qu’ils sont minoritaires dans le Bas-Rhin (46%). Comment l’interprétez-vous ?
Le régime concordataire a été érigé en totem identitaire par les mouvements ethno-régionalistes, tout particulièrement en Alsace. Cela explique la nette opposition que l’on peut retrouver en Moselle, où l’identité locale ne se définit pas en fonction de cette question.
Pour ce qui concerne les différences internes à l’Alsace, on peut y voir la réactivation d’une opposition historique entre les villes et les campagnes (applicable à d’autres régions), et entre la Basse-Alsace et la Haute-Alsace (propre à la région). Strasbourg mis à part, le Bas-Rhin a toujours été plus conservateur que le Haut-Rhin.
Mais c’est peut-être du côté de l’histoire religieuse de ces territoires, caractérisée par une forte diversité, plus grande que dans le reste de la France qu’il faut se tourner. L’Alsace est majoritairement catholique, mais a toujours compté une forte minorité luthérienne dans le Bas-Rhin, réformée dans le Haut-Rhin et israélite (sur l’ensemble de la région). La proportion d’habitants favorable à l’abrogation du régime concordataire plus grande dans le Haut-Rhin pourrait ainsi s’expliquer par la présence d’une influente communauté réformée, historiquement moins conservatrice et plus favorable à la laïcité que l’importante communauté luthérienne du Bas-Rhin.
On note une forme d’incohérence chez les sondés, notamment les Alsaciens et Mosellans : s’ils sont largement favorables (65%) à un financement public du culte catholique, seuls 30% seraient d’accord pour appliquer la même mesure à l’islam. Comment l’expliquer ?
D’une façon générale, ces différences reflètent les fractures religieuses anciennes de ces territoires. Il est significatif que le taux d’adhésion au financement des cultes chez les Alsaciens et les Mosellans ne soit globalement positif que pour le culte catholique (65 %). On ne trouve ni de majorité favorable au financement des autres cultes, même luthérien (47 %), réformé (43 %) ou israélite (44 %). C’est un des enseignements importants de ce sondage.
Mais le taux d’adhésion à un financement public du culte musulman (30 %) doit en effet retenir l’attention, tant il est faible chez ceux-là même qui défendent le maintien du régime concordataire. Cela prouve une nouvelle fois que le régime des cultes en Alsace et en Moselle est devenu le substrat d’une identité régionale fantasmée définie par l’ethnicité, dans laquelle il n’y a pas de place pour les musulmans.
Que pense la classe politique alsacienne et mosellane du Concordat?
La classe politique alsacienne, et dans une moindre mesure mosellane, s’accommode fort bien d’un régime dérogatoire qui flatte les spécificités locales et qui lui permet d’entretenir sa clientèle, comme l’illustre la récente subvention polémique de la mairie de Strasbourg (voir plus bas).
Si on prend un peu de hauteur de vue, la classe politique locale est en partie otage de la conception identitaire du régime concordataire. C’est particulièrement visible dans la gauche alsacienne, structurellement minoritaire dans une région historiquement conservatrice, qui se croit obligée de courir après les mouvements ethno-régionalistes pour exister. C’est ainsi qu’au début de l’année, la première secrétaire fédérale du Parti socialiste du Bas-Rhin (et par ailleurs élue municipale de Strasbourg), Pernelle Richardot, s’est publiquement érigée en défenseuse des spécificités locales face au premier secrétaire national du Parti Socialiste, Olivier Faure, qui réclamait l’abrogation du régime concordataire. Une situation qui confine au grotesque quand l’édile socialiste défend que cela favoriserait le « vivre-ensemble »… Il n’y a guère que la France insoumise qui est constante à réclamer la fin de ce régime dérogatoire, mais son poids politique local est faible.
Une abrogation à court terme vous paraît-elle envisageable ?
L’abrogation du régime concordataire est non seulement envisageable à court terme, mais elle est éminemment souhaitable. Cela est souhaitable tout d’abord pour l’État qui finance à hauteur de 58 millions d’euros les cultes reconnus d’Alsace et de Moselle, mais aussi pour les cultes eux-mêmes qui se verraient ainsi libérés de la tutelle administrative. Cette décision revient à l’ensemble du peuple français qui autorise et finance cette dérogation du droit commun qui contrevient à l’unité et à l’indivisibilité de la République.
Les Français sont massivement attachés à la laïcité et conséquemment hostiles au régime concordataire. Ce qui a manqué jusqu’à présent, c’est du courage politique. Lors de l’élection présidentielle de 2012, le candidat François Hollande avait proposé de « constitutionaliser la laïcité » mais avait reculé, notamment afin de ne pas remettre en cause le régime des cultes en Alsace et en Moselle, auquel il croyait les habitants très attachés. Le récent sondage rend aujourd’hui caduque cette croyance. Une fois président de la République, il a préféré dissoudre les régions Alsace et Lorraine dans celle du Grand Est, plutôt que de supprimer ce régime. Il aurait été bien mieux inspiré de ne pas supprimer ces deux régions cohérentes pour l’action publique et de faire appliquer pleinement la laïcité en Alsace et en Moselle.
Récemment, une polémique a éclaté à Strasbourg, où la mairie écologiste a accordé une subvention municipale de 2,5 millions d’euros à une association ouvertement islamiste, Millî Görüş, pour qu’elle construise la plus grande mosquée d’Europe. Cette affaire a-t-elle un lien avec le Concordat ?
Si le régime concordataire ne concerne pas le culte musulman, cette subvention municipale a été explicitement permise par extension du principe concordataire. Depuis 1999, sous l’impulsion de Catherine Trautmann, la ville de Strasbourg a pris l’habitude de financer à hauteur de 10 % la construction de lieux de cultes non reconnus par le régime concordataire dans un soi-disant « souci d’égalité ». C’est de cette « jurisprudence municipale » que se revendique la mairie de Strasbourg aujourd’hui pour masquer sa politique clientéliste. Le versement de subventions municipales pour la construction de lieux de culte n’est pas de droit, même en Alsace et en Moselle, cela reste à l’appréciation du conseil municipal qui doit l’approuver. Si la laïcité était pleinement appliquée, et donc le régime concordataire abrogé, il n’y aurait pas d’affaire aujourd’hui.
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