Animée par ce que vit l’Islam comme crises et ce qu’il provoque comme tensions par les idéologies auxquelles il a donné naissance, Razika Adnani, philosophe et islamologue algérienne, met l’accent sur l’extrême urgence de proposer de nouvelles lectures des textes fondateurs de cette religion, voire de changer le regard que l’on porte sur elle. « Si les musulmans avaient le désir, car la volonté naît du désir, d’adapter leur discours et leurs comportements aux nouvelles circonstances et aux valeurs universelles, de s’intégrer dans la modernité, ils auraient utilisé les versets qui portent un message universel. D’ailleurs, ils l’ont bien fait pour abolir l’esclavagisme », estime-t-elle. Razika Adnani revient également sur le cas de Said Djabelkheir et explique que « les affaires de la pensée ne concernent pas la justice hormis son rôle de protéger les penseurs pour leur permettre de s’exprimer librement. »
Dans votre dernier ouvrage : Pour ne pas céder, textes et pensées, publié en février dernier, vous avez réservé une place importante à l’islam, mais aussi à l’islamisme. On dit que l’islamisme a évolué alors que le dogme qui l’a produit est figé depuis le 11 siècles. Une idéologie peut-elle changer sans qu’il y ait rupture épistémologique dans la lecture du dogme qui l’a produite ?
Une idéologie peut changer sans qu’il y ait une rupture totale avec la pensée et les idées qui l’ont produite. Elle peut également évoluer en se dissociant totalement d’elles. Dans ce cas, il s’agit d’une nouvelle idéologie.
Si par le terme dogme vous désigner l’islam et que votre question concerne l’islamisme et l’islam, le terme islamisme désigne en réalité la religion musulmane tout comme le christianisme et le judaïsme désignent respectivement les religions chrétienne et juive. L’islamisme n’est donc que la version française du terme arabe islam. Ainsi, il apparaît dans la littérature française comme dans les écrits d’Ernest Renan. À partir des années 1970, il est remplacé par le terme islam et le terme islamisme a été utilisé pour désigner l’islam politique. Or, l’islam ne se dissocie pas de sa dimension politique depuis 622. Dans ce cas, hormis la période mecquoise l’islam est un islamisme. Il est donc difficile de demander à l’islamisme de faire rupture avec ce qu’il est. Sauf si le changement s’opère au niveau de l’islam. Autrement dit que l’islam se réforme en se séparant de la dimension politique pour devenir une religion autrement dit une spiritualité. Rappelons que l’islam était uniquement spirituel avant 622.
Cependant, si par islamisme vous désignez les courants politiques qui militent pour arriver au pouvoir en profitant de l’attachement des individus à leur religion qui est l’islam, je répondrai à votre question par la négation. Non, l’islamisme n’a pas évolué. Il porte toujours la même pensée et vise les mêmes objectifs simplement il utilise une nouvelle terminologie tout en donnant aux termes le sens qui correspond à sa pensée, ses positions politiques et ses idées.
Ainsi, un islamiste qui parle de démocratie n’est pas un démocrate, car il n’accepte pas la liberté et l’égalité qui ne sont pas reconnues par l’islam tel que les musulmans le conçoivent et le pratiquent, alors que ce sont des valeurs qui fondent la démocratie.
Un islamiste qui parle d’égalité hommes- femmes ne reconnaît pas l’égalité hommes-femmes. Alors que le problème des inégalités concerne les lois juridiques et sociales, il affirme que les hommes et les femmes sont égaux devant Dieu. Une idée qu’on retrouve d’ailleurs chez Saint Augustin. Ainsi, quand on pose la question de l’égalité devant la loi, les islamistes parlent d’une autre égalité, une égalité métaphysique qui existerait dans un autre monde.
Un islamiste qui défend les droits humains ne reconnaît pas les droits de l’Homme tels qu’ils sont inscrits dans la déclaration universelle de 1948. Pour lui, il s’agit des droits de l’Homme en islam dont les valeurs vont à l’encontre des droits de l’Homme inscrits dans la déclaration universelle.
Un islamiste qui garantit qu’il ne veut pas d’État théocratique milite en réalité pour un pouvoir théocratique. Cependant, il ne veut pas que le président soit celui qui représente ce pouvoir divin sur terre, mais les religieux. Rappelons que les Frères musulmans ont toujours lutté contre les pouvoirs en place en les considérant comme non-conformes aux recommandations de l’islam. « Un État civil non théocratique » tel que le présentent les islamistes, est un État théocratique où et peuple et chef de l’État sont sous le pouvoir des religieux. Ainsi, la conception de l’État théocratique a été revisité sans que cela ne change la pensée des islamistes ni leur objectif : que l’islam s’impose comme seul système politique et social et que le pouvoir soit le garant de la religion musulmane.
Selon vous, pourquoi le christianisme a cohabité avec les autres courants de pensée en Occident, alors que l’islamisme les combat et travaille à les abattre définitivement ?
Parce que la civilisation occidentale est née au sein de la culture chrétienne. Soit en s’appuyant sur certaines de ses valeurs, comme la liberté religieuse et la dignité humaine, soit en s’y opposant comme l’ont fait les libres penseurs qui se sont révoltés contre la mainmise de l’Église sur la pensée.
La laïcité par exemple concernait à l’origine une organisation au sein de la religion chrétienne. Le terme laïc désignait une personne croyante mais qui n’appartenait pas à un ordre particulier. Ce n’est que beaucoup plus tard vers le XVIII siècle que le terme a évolué pour donner celui de laïcité qui désigne la séparation de la politique et de la religion. La laïcité française porte en elle une longue histoire de tensions entre laïcs et clercs avant que ne se réalise l’idée de la distinction entre l’Église et l’État. L’Église a fini par accepter la laïcité et cohabiter avec elle, ce qui lui a permis d’évoluer. À Rome, à Saint-Pierre, le 7 décembre 1965, il y a eu Vatican II un concile qui a signé la déclaration sur la liberté religieuse comme faisant partie de la Dignitatis humanae qui signifie dignité humaine. Avec Vatican II, l’Église est passé d’une religion de la tolérance des autres cultes à une religion fondée sur la liberté religieuse comme droit.
Ce n’est pas le cas de l’islam. Les musulmans n’ont pas participé à l’élaboration de la civilisation occidentale fondée sur des valeurs modernes. Ils n’en ont pris connaissance qu’au XIXe siècle. Bien que les penseurs musulmans et les philosophes entre le VIIIe et le XIIIe siècle aient produit des idées très intéressantes qui auraient pu être un lien entre la culture musulmane et occidentale et qui auraient pu aider les musulmans à s’intégrer plus facilement dans la civilisation moderne et faire partie de cette étape de l’évolution humaine. Cependant, avec la mainmise du fondamentalisme sur la pensée et le savoir vers la fin du XIIe siècle, les musulmans ont nié tout ce patrimoine philosophique et même scientifique. Ils ont veillé à ce que les musulmans effacent de leur mémoire tous les livres pour ne garder que le Coran, et ceux qu’y sont liés, précisément ceux des salafistes et des littéralistes. Ils l’ont fait à la fin du XIIe siècle et à la deuxième moitié du XXe siècle, ce qui a conduit à l’échec du projet de la Nahda qui signifie renaissance ou réveil porté par des intellectuels qui voulaient réformer leurs sociéts pour leur permettre d’entrer dans l’ère de la modernité.
Aujourd’hui, la diabolisation de l’Occident et de ses valeurs par les islamistes pour entraver la modernisation des sociétés musulmanes a empêché l’intégration des musulmans dans l’ère de la modernité. Pour eux, il s’agit d’une civilisation néfaste. Voilà pourquoi ils luttent contre ses valeurs et la culture qu’elle transmet. Le paradoxe, c’est que les musulmans fustigent l’Occident, mais achètent de cet Occident tous les produits qu’ils utilisent dans leur vie quotidienne : médicament, produits technologiques par exemple et font également tout pour aller vivre en Occident.
Dans votre ouvrage : Pour ne pas céder, textes et pensées sorti en février 2021, vous dites qu’il y a un « manque total de volonté dans le discours religieux de changer ou d’évoluer ». Est-ce que cela veut dire que, si volonté il y a, le changement est possible et la cohabitation est envisageable ?
Certes, le rejet des valeurs modernes, et notamment la liberté et l’égalité, qui sont le socle de la pensée occidentale ne signifie pas qu’il est impossible que l’islam et les musulmans puissent vivre en harmonie avec la civilisation contemporaine. Car ces valeurs modernes sont des valeurs universelles et appartiennent à toute l’humanité, d’une part et, d’autre part, ce n’est pas parce qu’une valeur n’était pas connue par les anciens qu’elle doit être rejetée ou parce qu’elle est née ailleurs qu’il faut la nier. L’humanité évolue dans ses valeurs et sa vision du monde et il faut savoir accepter cette évolution notamment quand elle œuvre pour le respect de la dignité humaine.
Ensuite dans le Coran, livre fondateur de l’islam, certains versets portent un message universel comme le verset 70 de la Sourate 17, al-Isra (mecquoise) affirmant que Dieu honore l’être humain. Ce verset est un appel au respect de la dignité humaine femme et homme. Il est intéressant pour adopter l’égalité entre tous les êtres humains et surtout entre les femmes et les hommes.
D’autres versets attestent la liberté de conscience tel le verset 256 de la sourate 2, La Vache : « Nulle contrainte en matière de religion », le verset 29 de la sourate 18, la Caverne : « Celui qui veut être croyant, qu’il le soit et celui qui veut être incroyant qu’il le soit » et le verset 6, de la sourate 109, Les Infidèles : « Vous avez votre religion et moi j’ai la mienne. ». Tous ces versets auraient pu être des éléments importants, après leur réinterprétation, pour permettre aux musulmans de s’intégrer dans la modernité et ne pas rester en retrait de la civilisation contemporaine s’ils l’avaient voulu.
Mais, le discours religieux leur préfère les autres versets. Ceux qui appellent à la violence, qui instituent les discriminations à l’égard des femmes et des non-musulmans et qui ne reconnaissent pas la liberté de conscience et la liberté religieuse. C’est la raison pour laquelle je dis que le problème réside réellement davantage dans cette absence totale de volonté de changer et d’évoluer que dans les textes eux-mêmes. Si les musulmans avaient le désir, car la volonté naît du désir, d’adapter leur discours et leurs comportements aux nouvelles circonstances et aux valeurs universelles, de s’intégrer dans la modernité, ils auraient utilisé les versets qui portent un message universel. D’ailleurs, ils l’ont bien fait pour abolir l‘esclavagisme. En Algérie notamment, on constate au contraire un retour du religieux dans sa version la plus salafiste et la plus littéraliste.
En Égypte et au Moyen-Orient, ceux qui sont considérés comme des « hérétiques », ont à faire aux fatwas d’al- Azhar, la justice de l’État n’intervient guère. Le conférencier algérien Said Djabelkhir est l’objet d’une plainte déposée par des avocats suite à ses nouvelles lectures qu’il donne du texte coranique. Il a été condamné à 3 ans de prison. Comment devrait être la position de la justice algérienne face à ce genre d’affaires ?
Non, l’Égypte ne se contente pas des fatwas. La justice égyptienne condamne les penseurs comme elle l’a fait avec Nacer Abou Zayd. Il faut néanmoins rappeler que lorsque Taha Hussein a été trainé dans les tribunaux pour ses écrits et notamment son livre De la poésie pré-islamique qu’il a écrit en 1926, le procureur a déclaré que ce que Taha Hussein avait dit était l’opinion d’un chercheur universitaire et aucune action en justice n’a été engagée contre lui. En effet, une idée tire sa valeur, sa justesse des arguments et de leur cohérence avec les règles de la rationalité et avec la réalité. Quant à votre question quelle devrait être la position de la justice algérienne face à ce genre d’affaires ? Elle doit prendre l’exemple de ce juge égyptien et laisser les affaires de la pensée, du savoir, de la réflexion et de la vérité à la science et au débat intellectuel. Les affaires de la pensée ne concernent pas la justice hormis son rôle de protéger les penseurs pour leur permettre de s’exprimer librement. Le rôle de l’État n’est pas de protéger les idées mais les personnes.
Quant à l’analyse de cette affaire qui n’est pas non seulement celle de Said Djabelkhir, car il n’est pas le seul dans cette situation, elle révèle une Algérie qui veut que la pensée soit jugée au tribunal par un juge qui dit ce qui est vrai ou faux dans le domaine du savoir et de la vérité. Tous les arguments présentés par Said Djabelkhir n’ont pour la justice algérienne aucune valeur. Pire, elle les considère comme non seulement faux, mais aussi dangereux, car on ne met pas une personne en prison par ce qu’elle s’est trompée, mais parce qu’elle est dangereuse pour la société et c’est là que se situe la dérive de la justice et de la société algérienne.
La question est de savoir sur quel critère la justice s’est-elle fondée pour juger que les propos de Said Djabelkhir nuisaient à la sécurité de la société et non ceux de ceux qui ont déposé plainte contre lui ? Parce qu’il a dit des choses au sujet de l’islam qui sortent des sentiers battus ? Mais, l’humanité a évolué parce que des personnes ont dit des choses nouvelles qui sortaient des sentiers battus. Même en islam, les musulmans rapportent un hadith du prophète dans lequel il aurait dit : « Al-moudjtahid a deux récompenses si ce qu’il dit est juste et une seule récompense si ce qu’il dit est faux ». Al-moudjtahid, c’est celui qui fournit un effort intellectuel donc qui pense.
Un autre élément à souligner, c’est que l’État qui condamne les citoyens pour atteinte à l’islam conformément à l’article 144 bis 2 du Code pénal veut imposer un islam officiel. Pourtant, en islam, il y a plusieurs islams. De ce fait, pourquoi l’islam de l’État serait-il plus juste que les autres ? Et l’islam sunnite, le plus répandu au Maghreb, se présente comme une religion où le contact entre le croyant et Dieu se fait directement. Dans ce cas, du point de vue religieux, l’État ne peut se proclamer comme intermédiaire entre l’individu et Dieu ou imposer sa propre vision de l’islam. Tout musulman a le droit d’avoir sa propre façon d’être musulman.
Dans un article que vous avez écrit, vous dites, au sujet de l’offense au prophète, que l’article144 bis 2 du Code pénal cite comme un délit, que :« Les morts n’ayant pas de sentiments ne peuvent pas être offensés et le prophète est mort depuis 14 siècles » de ce fait « ce sont ceux qui disent que le prophète a été offensé qui sont offensés. »
En effet, offenser une personne, c’est lui provoquer une douleur qui est un sentiment, ce qui est une caractéristique des êtres vivants. Ensuite, imaginons que le prophète soit vivant, qui peut garantir qu’il serait offusqué par les propos de Djabelkir et non par ceux qui projettent sur lui leurs propres sentiments ? Combien de fois, selon ses biographes, le prophète est-il intervenu pour corriger ses compagnons qui partageaient pourtant sa vie, sa culture et son époque ? Aujourd’hui, quatorze siècles après, des Algériens sont persuadés qu’ils savent exactement quels seraient ses sentiments et ses positions au point de légiférer pour condamner tous ceux qui les contredisent. Aucune communauté religieuse ne piétine sa religion comme le font les musulmans parce qu’aucune société n’a bloqué la pensée libre et rationnelle comme l’ont fait les musulmans, et cela depuis des siècles.
Sur le plan politique, l’histoire des sociétés musulmanes, dont fait partie celle de l’Algérie, à partir du XIXe siècle est marqué par le grand projet de modernisation, dont l’adoption du système constitutionnel pour sortir du sous -développement. Tout comme en Algérie, l’État moderne dans les pays musulmans et au Maghreb en particulier n’a jamais pu se réaliser bien qu’ils aient adopté le système constitutionnel. La cause c’est qu’il n’a pas pu se libérer de la tutelle de la religion dominée par le courant traditionnel. Cependant, cette affaire de la justice qui juge le savoir et décide de ce qui doit être dit et de ce qui ne doit pas être dit efface tous ce qui a été réalisé dans le processus mené par l’Algérie vers la modernité et la projette des siècles en arrière. Comme si l’Algérie éffaçait une partie de son histoire pour se retrouver brutalement au tout début du XIXe siècle.
Selon vous, quelles seraient les retombées de l’affaire Djabelkhir sur tout intellectuel algérien qui aspire à proposer des lectures modernes et modernistes de l’islam, loin des fatwas des imams d’Alzhar et de l’Arabie Saoudite ?
Cette affaire est une preuve que les fondamentalistes ont la mainmise sur le pouvoir juridique en Algérie. Ils ont progressivement introduit des textes juridiques comme l’article 144bis 2 du code pénal, en 2011, et ils ont supprimé la liberté de conscience et les droits de l’homme de la Constitution promulguée le 30 décembre 2020. Mais les Algériens démocrates et modernistes portent leur part de responsabilité dans ce qui s’est passé et se passera encore étant donné qu’ils n’ont pas réagi pour défendre leur droits. Les retombées seront dramatiques et catastrophiques, car quand la pensée est accusée elle finit par se taire et une société qui pousse la pensée à se taire est une société qui se tue. La civilisation musulmane est rentrée dans son déclin qui dure depuis le XIIe siècle lorsque la pensée créatrice et rationnelle a été accusée et poussée au silence.
C’est ce que vous dites dans votre ouvrage : Islam, quel problème ?
Oui, en effet. Ce livre est une analyse de la pensée musulmane qui montre comment la question de la pensée, comme source de savoir et place que les musulmans doivent lui reconnaître ou non devant la révélation, est fondamentale. Non seulement elle a marqué l’histoire de l’islam, mais aussi l’histoire politique et civilisationnelle des musulmans. Dès les premiers siècles les fondamentalistes pour qui « toute innovation est un égarement » ont mené une guerre contre la pensée créatrice et rationnelle. Ils ont fini par s’imposer et ont causé le déclin de la civilisation musulmane. Car le déclin de la civilisation musulmane est celui de la pensée et de l’intelligence, ce qui a provoqué le sous-développement des musulmans qui ont fini par tomber dans les mains des puissances étrangères.
En Algérie, nous sommes en train de revivre exactement la même situation que celle que la pensée libre a connue au XIIe siècle, ce qui prouve que nous n’avons pas évolué. L’Algérie doit se rattraper et mettre fin à ce danger d’obscurantisme et de totalitarisme qui la menace. Elle doit savoir que les autres nations ne l’attendront pas et surtout n’auront pas pitié d’elle.
L’islamisme politique continue, malgré la crise sanglante des années 1990 et l’absence d’un projet politique concret, à fédérer de grands nombres d’adeptes qui y voient une solution à l’Algérie. Pourquoi ?
Il n’y a pas que la crise sanglante des années 1990. Il y a aussi l’échec des islamistes en Tunisie et en Égypte dans leur tentative de mener une politique qui réponde aux besoins politiques et sociaux des peuples. Les partis islamistes n’ont pas de projet politique concret car leur mouvement se fondent sur des slogans et un discours moralisateur et les deux ne permettent pas de construire un pays.
Il y a aussi les talibans, Daesh et Boko Harem qui sont des islamistes qui voulaient appliquer la charia comme règle valable en tout temps et tout lieu. Je n’ai pas besoin de vous décrire ce qu’ils ont fait de leur pays.
Votre question concerne donc la relation des Algériens et Algériennes à la politique, à la religion, à eux-mêmes. Elle concerne leur rapport à la réalité, au bonheur et à l’autre. Pour y répondre, il faudrait une psychanalyse de toute la société. Mais je me contenterai d’un exemple, celui des femmes. Elles sont les premières à dire qu’elles sont pour l’application de la charia et un grand nombre d’entre elles soutiennent les islamistes. Pourtant dans la charia, les femmes sont des êtres inférieurs et les hommes des êtres supérieurs. Qu’un être humain défende un système qui le discrimine ne peut que nous interpeller.
Ainsi, alors que le Code de la famille issu de la charia est très discriminatoire à leur égard, des femmes veulent davantage de charia étant donné qu’elles défendent les partis dont le projet est l’application de la charia.
L’histoire de la condition des femmes dans notre société, comme dans toutes les sociétés musulmanes, montre que les femmes ont été soumises pendant des siècles à la claustration à vie, ce qui les a exclues de la vie politique, sociale et culturelle. Ceux qui les ont emprisonnées chez elles voulaient appliquer la charia, , conformément au verset 33 de la sourate 33, les Coalisés : « Restez dans vos foyers et ne vous exhibez pas à la manière des femmes d’avant l’islam ». Ces femmes accepteront-elles d’être confinées à vie à nouveau quand on leur dira que c’est recommandé par la charia ?
Nous avons là un échantillon de la société algérienne qui nous permet de déduire certains points importants qui pourraient répondre à votre question. Comme ces femmes, les Algériens s’appuient dans leur positions « politiques » sur des slogans comme par exemple « on veut l’islam », « la charia doit être appliquée » et non sur des idées bien réfléchies de la réalité politique et sociale de l’Algérie ou des autres pays. Il y a dans la majorité des cas un ignorance de l’histoire qui est pourtant importante pour comprendre certaines situations actuelles. L’absence d’une connaissance libérée des idées reçues de la religion et d’une approche objective de son histoire. Il ne suffit pas que la personne dise qu’elle veut l’islam pour que les problèmes soient réglés. En islam, il y a plusieurs islams et la chariaa organisé la société arabique du VIIe siècle, elle n’est donc pas adaptée pour notre époque. Dans ce cas que faire ? Refuser l’évolution, nier l’histoire et obliger les Algériens à vivre une époque qui n’est pas la leur ?
Beaucoup d’Algériens soutiennent les partis islamistes sans se poser la moindre question sur ce que cela peut donner dans la réalité pour le pays et même pour l’islam lui-même, car le plus grand tort qu’on puisse faire à une religion, c’est de la transformer en politique. Comme ces femmes, les Algériens soutiennent ceux qui disent qu’ils veulent appliquer la charia même si cela ne représente aucune solution pour leur problèmes économiques, sociaux, sécuritaires et intellectuels et même s’ils savent parfois qu’ils vont les aggraver.
La confusion entre la politique et la religion fait qu’ils s‘interdisent de s’interroger sur un parti politique qui prétend défendre l’islam et veut appliquer la charia de peur de critiquer l’islam ou d’être accusés de ne pas être de bons musulmans. Ceux qui veulent arriver au pouvoir, conscients que lorsqu’il s’agit de l’islam les Algériens cessent de réfléchir, transforment le discours politique en un discours religieux. Dans une telle situation il est difficile d’envisager une sortie politique qui puisse être salutaire pour le pays.
Les Algériens doivent savoir ce qu’ils attendent de la politique : remédier à leurs problèmes sociaux, politiques et économiques et garantir à leurs enfants un pays dans lequel ils peuvent vivre et s’épanouir ou défendre Dieu ? Tout en sachant que Dieu, l’être parfait, n’a pas besoin d’un être humain pour le défendre et que les questions divines appartiennent à la religion et non à la politique.
J’aimerais rappeler le verset 70 de la Sourate 17, al-Isra (mecquoise) qui dit : « Nous avons honoré les enfants d’Adam […]. »
Que signifie honorer les enfants d’Adam ? Honorer les femmes et les hommes signifie ne pas porter atteinte à leur dignité et ne pas porter atteinte à leur dignité consiste à ne jamais piétiner leur liberté et surtout leur liberté de penser, c’est avec sa pensée que l’être humain se distingue des autres créatures. C’est ne pas les considérer comme inférieurs, ni les violenter ou encore les tuer. C’est veiller à ce qu’ils puissent manger le soir et ne jamais dormir le ventre vide. C’est de mettre à la disposition des jeunes filles et garçons les moyens de loisir pour pouvoir s’épanouir moralement et physiquement et ne jamais voir dans la drogue le seul refuge pour combattre l’ennui qui les ronge. C’est de faire de sorte que les Algériens hommes et femmes puissent se sentir en sécurité dans leur pays.
Quand une femme ou un homme politique est croyant, il n’a pas besoin d’étaler sa foi, car celle-ci ne concerne que lui. En revanche, il doit travailler pour que les droits humains et civils des citoyennes et citoyens soient préservés, et pour cela, il doit avoir ce verset constamment dans son cœur et devant ses yeux afin de veiller à ce que cette dignité, pour laquelle Dieu les honorés, soient préservée.