Paris, place Stalingrad. Ce 4 mai, à la tombée du couvre-feu, une chorégraphie bien rodée se met en place sous la fenêtre de Snejana. Un homme arrive, puis deux, puis cinq. Caché derrière un muret de la Caisse régionale d’assurance maladie (Cramif), l’un d’eux, visage émacié, sort de sa poche un pochon en plastique, le déballe, en extirpe un caillou blanc et allume sa pipe à crack. Snejana, retraitée yougoslave de 74 ans, reconnaît soudain ce jeune homme qu’elle a déjà sermonné. Elle ouvre en furie sa fenêtre : « Et alors ! Tu fumes le crack ! Tu m’avais promis ! »
« Si c’est pas malheureux », se lamente Snejana en voyant, depuis le 2e étage, le groupe s’élargir sans cesse. Cette immigrée a emménagé il y a 38 ans à Stalingrad, épicentre d’un trafic de crack qui s’est enkysté dans le Nord-Est de Paris depuis presque aussi longtemps. Mais les choses ont récemment pris un plus vilain tour à « Stalincrack ». Toutes les nuits, depuis janvier, plus de 150 toxicomanes se droguent au pied de chez son HLM, avenue de Flandres. « J’ai peur. Ils me font des doigts d’honneur, et ils m’ont déjà jeté des bouteilles », affirme Snejana, qui ne tolère plus ces nuisances, ni « l’odeur du crack qui rentre chez moi », un parfum âcre qui ressemble à du plastique brûlé. Elle a donc obstrué toutes les conduites d’aération de son trois-pièces, au 2e étage, avec du gros scotch. Le bruit aussi est intenable, ça parle, ça hurle, ça se bat en bas de chez elle. En plus de cachets pour dormir, un psychologue lui a aussi prescrit des antidépresseurs.
« PARFOIS, ILS SE METTENT À GENOUX ET LÈCHENT LE SOL »
Rivée à ses fenêtres, le doigt sur la détente de son petit appareil photo Fujifilm, Snejana documente désormais chaque soir ces scènes qui irritent une bonne tranche du voisinage. Tel James Stewart dans Fenêtre sur cour, le célèbre huis clos de Hitchcock, la septuagénaire immortalise ces âmes au comportement erratique qui, sous l’empire de cette substance obtenue en chauffant de la cocaïne avec de l’eau et du bicarbonate, chaloupent comme des bateaux. Avenue de Flandres, un « modous » (dealer) sénégalais crache un caillou de crack de sa bouche, se lève, le fait tomber par terre. Clic. Une seconde plus tard, un homme le ramasse, et va le consommer un peu plus loin. Re-clic. Un barbu avance en zigzaguant, canette de bière 50 cl à la main, et frappe un de ses congénères. Re-re-clic. Un homme très maigre lorgne le sol, il picore quelques résidus de caillou de crack qu’il trouve par terre — ce qui lui vaut le surnom de « poule ».
« Parfois, ils se mettent à genoux et lèchent le sol », assure Snejana, qui répète, en voyant ça : « Mon Dieu, mon Dieu, quelle tristesse ! ». Avec ses clichés, elle alimente son compte Twitter et celui de l’association Collectif 19, un groupe de riverains excédés. Comme certains de ses voisins, elle a demandé à changer d’appartement. Mais cette retraitée qui vit seule avec ses trois chats – Grisha, Sasha et Mirna – s’est raisonnée. « À la fin, je me suis dit que c’est pas à moi de partir, je me bats. C’est pas à nous de les chasser. »
FEUX D’ARTIFICE
Même si plusieurs riverains semblent ne pas partager cet avis. Deux nuits de suite, le 30 avril et le 1er mai, des feux d’artifice ont été tirés en direction des consommateurs de crack. Une attaque sans précédent. Quatorze tirs de mortiers la première nuit, 23 la suivante… Un bombardement pyrotechnique en plein Paris qui a donné une nouvelle visibilité à ce problème. « Des Parisiens obligés de s’auto-défendre pour espérer une vie normale. Voilà le bilan de la maire de Paris, des quartiers entiers qui sont des zones de non-droit », a tweeté Rachida Dati, ancienne ministre, maire Les Républicains (LR) du 7e arrondissement. François Dagnaud, maire socialiste du 19e arrondissement, y voit lui « la marque d’un grand malaise et d’un quartier sous tension ». S’il juge ces réactions « excessives », il comprend le « ras-le-bol » de ses administrés face à la mue de leur lieu de vie en « un lieu de refuge pour les grands brûlés de la vie que sont les toxicomanes » mais aussi « un point de repère de tous les trafiquants ».
Pourtant, les artificiers, que le parquet de Paris espère identifier depuis l’ouverture, ce 4 mai, d’une enquête pour « violences avec arme », n’ont peut-être pas le profil de voisins excédés comme Snejana. De sources proches du dossier, les tireurs seraient plutôt des jeunes dealers des immeubles voisins, qui chercheraient à faire fuir les toxicomanes. L’enquête a été confiée au commissariat du 19e arrondissement.
INTERVENTION POLICIÈRE
Pour empêcher de tels heurts, la préfecture de police de Paris, qui promet une « surveillance accrue » avec « implantation en point fixe d’une unité de forces mobiles », a sorti l’artillerie lourde ce 4 mai. Au crépuscule, une dizaine de camions de CRS ratissent le secteur, bien en vue. À 21 heures, un cordon de policiers progresse avenue de Flandres. « Allez, on y va, il ne faut pas rester là ! », crient les policiers aux occupants de la Cramif. Et les cent « crackheads » de s’exécuter lentement, remballant leurs chaises pliantes, cabas rapiécés et gros sacs plastiques, et prenant la direction du Nord de Paris. Un gradé CRS se désole : « Ce n’est pas si facile de les déloger ». Parce que les toxicomanes se disséminent dans les rues voisines. Parce que certains n’attendront pas 10 minutes avant de retourner là où ils étaient. Plusieurs fois, les policiers les évacueront de nouveau.
Alors Thibaut (le prénom a été changé), qui habite avec sa femme et ses deux enfants au 5e étage d’un immeuble du coin, grimace à la vue de cette opération policière. « J’ai le sentiment d’un foutage de gueule », gronde cet enseignant-chercheur en mathématiques, blasé de voir tous les soirs les mêmes zonards en bas de chez lui. Il se demande ce que ça prendrait de les faire quitter les berges du canal, les rues et les parcs voisins. Des caméras partout ? Des policiers embusqués ? « Je ne dis pas qu’il faut tous les mettre en taule, mais à un moment donné il faut appliquer la loi… » Il en veut aussi aux distributions qui leur offrent de la nourriture et à celles qui leur donnent des pipes à crack, opérations qui, selon lui, encourage tout ce petit monde à rester sur place.
« DE PLUS EN PLUS DE GENS ONT ENVIE D’ESSAYER »
Mais ne pas le faire, avance Léon Gomberoff, responsable d’Aurore, association organisant des maraudes dans le secteur, ce serait occasionner encore plus de nuisances. « Avant, pour se faire des pipes à crack, ils cassaient des antennes de voiture. Celles qu’on leur distribue au moins sont sûres », explique ce psychologue. Si la situation a empiré depuis le démantèlement raté de la « Colline du crack », en 2019, ce triangle de terre au bord du périphérique parisien où se terraient beaucoup de consommateurs, il y a aussi l’arrivée de nouveaux publics. « Cette économie n’implique pas que des consommateurs de drogue précaires », insiste Gomberoff, qui souligne que beaucoup de migrants, sollicités pour vendre du crack, sont entrés eux aussi dans une « consommation compulsive ». « De plus en plus de gens ont envie d’essayer, parfois des gens insérés avec un boulot », embraye François Dagnaud, l’édile du 19e, désespéré par l’essor de cette « junk drogue low cost » qu’il attribue à une présence accrue de cocaïne sur le territoire.
Vers minuit, avenue de Flandres, des dizaines de junkies jouent encore au chat et à la souris avec les policiers. Ils s’épaulent, rient ensemble, cherchent des halls d’immeuble où se cacher avec leurs valises de fortune. « Même si cela semble bizarre vu de l’extérieur, certains trouvent intéressant de vivre comme ça, ils trouvent dans le crack un cercle de vie, une sensation de vie commune », sous-titre Gomberoff.
C’est un peu ça que Pascal, 49 ans, qui se dit « toxico », vient chercher ici. Il déambule en trottinette Place de la Bataille de Stalingrad en compagnie de ses amis de misère. « J’ai fumé un peu ce soir, mais le crack est devenu dégueulasse », confie ce vieux consommateur. Lassé de la présence policière, il en veut aux riverains, il les juge « hypocrites » : « C’était pire avant ! Il y avait 500 mecs qui allument des pipes au bord du canal. Les anciens c’était des voleurs, des rabatteurs… Maintenant il y a beaucoup de taxeurs, des mecs qui taxent de l’argent, des cigarettes, c’est juste ça qui fait peur aux riverains ». Pascal, lui, ne taxera rien, il a encore dix euros dans sa poche, il se cherchait un « petit truc » pour finir la soirée. Mais il n’en a plus envie. Il prend sa trotinette et s’en va.