Chaque dernier mercredi du mois, sous les lustres en cristal des salons du Cercle de l’Union interalliée, au 33, rue du Faubourg-Saint-Honoré, à Paris, à deux pas du palais de l’Élysée, 250 membres (1) venus de tous horizons et choisis en fonction de leurs qualités professionnelles se pressent au dîner du Siècle, un club de réflexion créé en septembre 1944 par Georges Bérard-Quélin pour penser la reconstruction du pays. Seul objectif de ce club (qui figure dans le manifeste de sa création): «Réunir des responsables quelles que soient leurs opinions pourvu qu’ils attachent leur attention aux problèmes politiques qui concernent l’évolution de la société. »
Échanges d’idées
Les invités se retrouvent d’abord pour un cocktail à 20 heures, suivi d’un dîner à 21 heures, par tables de sept dans le grand salon Foch. Un chef de table ordonne les débats autour de sujets empruntés à l’actualité récente. Imaginons une table. Elle serait présidée par le PDG d’une société du CAC 40 qui pourrait être entouré d’une femme financière, d’une cheffe d’orchestre, d’un président d’un conseil général, d’un directeur de journal, d’une diplomate, d’une maire d’arrondissement de Paris. Le sujet de départ porterait sur la pandémie.
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Le journaliste expliquerait comment il analyse le phénomène dans ses publications, le médecin pourquoi les hôpitaux sont encombrés, la financière comment aider la recherche, le diplomate pourquoi les États-Unis peuvent se permettre de ne pas exporter leurs vaccins, le président d’un conseil général la manière dont il a géré la crise dans sa région et la maire d’arrondissement comment elle va organiser la campagne de vaccination. De cette conversation sortiraient des idées dont la circulation, entre les différents secteurs d’activité, pourrait permettre de régénérer la société française. «Le Siècle peut être perçu comme totalement élitiste, mais il reste un vrai lieu de rencontres. J’y ai beaucoup appris. Car pour moi, la véritable intelligence, c’est d’essayer de comprendre les gens qui ont une logique différente », explique Martine Aubry, ancienne ministre et aujourd’hui maire de Lille.
Scandale et omerta
Depuis plus de soixante-dix-sept ans, Le Siècle demeure ce club de l’élite et ce temple de la bienséance, où courtoisie et discrétion vont de soi. Au Siècle, on n’aime pas s’exhiber. Et soudain, en janvier dernier, le scandale éclate. Ce qu’on appelle désormais «l’affaire Duhamel» écaille le vernis de l’institution. Olivier Duhamel, son président, élu à l’unanimité par le conseil d’administration en 2019, est accusé par sa belle-fille (2) d’inceste sur son beau-fils. Le très célèbre constitutionnaliste démissionne. Il est remplacé par un ambassadeur de France, Pierre Sellal . Stupeurs et tremblements dans l’intelligentsia parisienne. Les interrogations fusent. Comment un homme de cette envergure, auteur de faits dont beaucoup étaient au courant, sachant qu’il pouvait à tout moment être confondu par une enquête pour «viols et agressions sexuelles» (3), a-t-il pu accepter de présider une institution aussi prestigieuse? Une femme aurait-elle agi d’une manière similaire? Pourquoi ceux qui savaient, comme son vieil ami l’avocat Jean Veil, se sont-ils tus?
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À quel mécanisme attribuer cette omerta? Les avis divergent. «Pour moi, la morale n’a pas de sexe », pense Muriel Beyer, directrice des Éditions de l’Observatoire. À l’inverse, Mercedes Erra, cofondatrice de l’agence de publicité BETC, trouve qu’en pareil cas les hommes ont plutôt tendance à dire «qu’il n’y a pas mort d’homme, que le linge sale se lave en famille et que rien n’est grave. Ils se croient toujours invincibles ». Patricia Barbizet, ancienne présidente du Siècle, bras droit pendant trente ans de François Pinault, aujourd’hui présidente de la société d’investissement Temaris et associés, regrette, elle, de ne pas avoir été prévenue: «On ne m’a rien dit, je ne savais rien. »
Le Siècle est sérieusement secoué. Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT de 1992 à 2002 et première femme à l’avoir présidé, demeure confiante: «L’association va survivre. En partie grâce à nous, les femmes. » Elle fait écho à ce que disait Christine Lagarde, présidente de la BCE, dix ans après la crise financière de 2008: «Si Lehman Brothers avait été Lehman Sisters, le monde serait différent. Vous n’imaginez pas le taux de testostérone qui règne dans une salle de marchés… Une féminisation des dirigeants financiers apporterait plus de prudence dans un milieu en manque d’éthique. »
Un cénacle masculin
Cet état des lieux pourrait-il s’appliquer au Siècle? Les femmes sont-elles moins laxistes, moins cyniques, plus détachées, plus pragmatiques? «Je ne dirais pas cela, de peur de tomber dans des stéréotypes. Je ne suis pas essentialiste. Je ne crois pas que les femmes aient une manière particulière d’appréhender les problèmes parce qu’elles sont femmes , précise Nicole Notat, mais je pense que Le Siècle a tout à gagner à recruter des femmes pour ne pas devenir un cénacle vieillot et bancal, favorisant un entre-soi qui ne correspond pas à la société d’aujourd’hui et aux fondements de l’association. »
L’absence de femmes était tout simplement un non-sens pour cette institution qu’avait créée Bérard-Quélin et qu’il voulait lieu d’excellence démocratique
Robert Badinter, ancien garde des sceaux
En effet, lorsque Georges Bérard-Quélin a fondé Le Siècle en 1944, dans l’euphorie de la Libération, la présence des femmes était souhaitée. «Mon père voulait que la plus grande diversité d’opinions soit représentée », rappelle aujourd’hui sa fille Marianne Bérard-Quélin, secrétaire générale adjointe de l’association. Lors des premiers dîners, on pouvait y croiser la romancière Lucie Faure, accompagnée de son mari Edgar, ministre, ou l’avocate Madeleine Lagrange, qui avait inspiré la loi sur les congés payés en 1936. Des femmes d’envergure et de formation différente. Cinq ans plus tard, elles étaient congédiées. Elles dérangeaient les nostalgiques des bons vieux clubs anglais.
Un retard à combler
Telle fut longtemps la caricature du membre masculin du Siècle: arrogant, sexiste, ultramisogyne. Une image que Robert Badinter n’a pas voulu cautionner. En 1979, il claquait la porte de la vénérable institution. «Parce que l’absence de femmes était tout simplement un non-sens pour cette institution qu’avait créée Bérard-Quélin et qu’il voulait lieu d’excellence démocratique. Il était inconcevable pour moi d’aller dans un endroit où quelqu’un comme Françoise Giroud, l’une des plus grandes journalistes de l’époque, était exclue parce que femme », nous raconte l’ancien garde des sceaux, qui en fulmine encore.
Aujourd’hui, si vous voulez entrer au Siècle, il vaut mieux être une femme. Il y a quinze ans, il y en avait une par table. Aujourd’hui, il y en a deux ou trois.
Muriel Beyer
Il faut attendre 1983, après l’arrivée de la gauche au pouvoir, pour qu’elles soient à nouveau admises. Huit d’entre elles rejoignent l’association. Parmi elles, la journaliste Michèle Cotta, la romancière Françoise Chandernagor et la magistrate Simone Rozès. Le Siècle reprenait des couleurs et, au fil des années, le recrutement s’est diversifié. Les nouveaux membres sont cooptés. Leur candidature est ensuite examinée par le conseil d’administration qui évalue l’intérêt, pour l’institution, d’adouber ces personnes. La moyenne d’âge est de 55 ans. Le vote est organisé à bulletin secret.
Représentant 27% des membres, les femmes sont encore aujourd’hui largement minoritaires. «C’est vrai, assume Muriel Beyer, mais peu à peu le retard va se combler. Aujourd’hui, si vous voulez entrer au Siècle, il vaut mieux être une femme. Il y a quinze ans, il y en avait une par table. Aujourd’hui, il y en a deux ou trois. »
Plus d’éclectisme
Accroître leur nombre, leur diversité d’origine et de formation, rajeunir les membres pour faire du Siècle un lieu qui soit à l’image de la société française a été l’objectif de Patricia Barbizet durant sa présidence. «A priori, je ne suis pas favorable aux quotas. Je ne crois pas au leadership de genre. Mais pour atteindre l’équilibre, il faudra peut-être en passer par là. Il n’y a pas pour moi de différence intrinsèque entre les hommes et les femmes, mais il y a des différences de personnalité en fonction de l’éducation. J’ai trois frères et une sœur. Mes parents étaient féministes et ça n’a pas posé de problème que je trouve mon premier travail chez Renault, à la direction camion », poursuit-elle. Même réflexion chez la cheffe d’orchestre Laurence Equilbey: «Dans mon domaine, il n’y a pas une façon masculine ou féminine de diriger un orchestre . J’aime la mixité et on n’y arrive pas par hasard. » Mercedes Erra renchérit: «Les hommes et les femmes n’ont pas été élevés de la même manière. Il faut mettre toutes ces expériences ensemble. C’est simple. La mixité, c’est la richesse de la vie. »
Non seulement les femmes décongestionnent ce qui aurait pu devenir un entre-soi toxique, mais en plus elles apprennent à y faire leur promotion.
Fleur Pellerin, ex-ministre et fondatrice de Korelya Capital
Les femmes savent désacraliser une institution qui pourrait se prendre, à la longue, très au sérieux. «Il faut arrêter de fantasmer sur Le Siècle. Ce n’est pas une société secrète. C’est un échange de points de vue, ce sont des regards croisés. Ce n’est pas un repère de marlous qui font ou défont les carrières. D’ailleurs, ceux ou celles qui y sont admis ont déjà fait carrière. Je crois que le tsunami que vient de vivre l’association est un excellent prétexte pour intensifier la rénovation du Siècle et le rajeunir, explique Fleur Pellerin, ex-ministre et fondatrice de Korelya Capital, un fonds d’investissement. Non seulement les femmes décongestionnent ce qui aurait pu devenir un entre-soi toxique, mais en plus elles apprennent à y faire leur promotion. Et puis, c’est un endroit pratique. En termes de contacts, un dîner du Siècle équivaut pour moi à cinq ou six petits-déjeuners. »
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Pour Carole Ferrand, directrice financière de Capgemini, les dîners du Siècle sont un moment d’évasion: «J’aime leur éclectisme qui favorise la mixité des expériences. Je rencontre des syndicalistes, architectes, musiciens. Tous sont des capteurs de la société qui ont le goût du débat et du service public. »
Réseau d’influence
«J’adore participer à ces dîners où je croise des gens que je n’ai pas l’habitude de côtoyer et qui me donnent leur vision de l’actualité. Et moi, en tant que cheffe d’entreprise dans le luxe, j’apporte un regard plus contemporain sur l’art de vivre qui peut toucher des hommes plus classiques », estime Rachel Marouani, ex-LVMH, présidente du groupe Afflelou, qui vient de créer l’entreprise digitale Talisman By. Le Siècle peut aussi être un moyen pour faire passer des messages, notamment à l’occasion du cocktail qui précède le dîner. «On peut être force de proposition», assure Laurence Equilbey. Elle ne s’en est pas privée, utilisant ce réseau d’influence pendant les confinements pour dire que l’arrêt des activités culturelles était «une erreur majeure ».
Enfin, autre atout, les femmes ne rêvent pas. Elles font. «Moi, j’aime bien faire et non refaire le monde, ce que les hommes, a contrario, adorent », conclut Mercedes Erra, qui ajoute: «Il faut que cette association perdure dans la sérénité. C’est un enjeu démocratique. Celui-là même qui a justifié sa création historique. »
(1) Sur les 750 membres, 250 invités dînent à tour de rôle.
(2) «La Familia grande», de Camille Kouchner, Éditions du Seuil.
(3) Le 13 avril, Olivier Duhamel a reconnu des faits d’inceste devant la police.
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