Vues:
279
Anthologie présentée et commentée par Alfred Dufour
Jean-Jacques Rousseau, sur la religion
Anthologie présentée et commentée par Alfred Dufour (Le Cerf, 2021)
par Maurice-Ruben HAYOUN
Avec le présent volume, d’une érudition écrasante mais digeste pour le lecteur attentif ,nous tenons enfin une contribution de qualité, et peut-être même définitive concernant la foi de Jean-Jacques Rousseau, le célèbre Citoyen de Genève (1712-1778) dont les nombreux écrits bouleversèrent le mode de pensée de l’Europe et donc du monde civilisé.
Je trouve cette anthologie particulièrement bien inspirée et bien réalisée, notamment par sa mise en exergue de passages, plus ou moins longs, plus ou moins univoques, qui résument la pensée théologique ou simplement religieuse de l’auteur. Je commence par citer la toute première : J’ai cru dans mon enfance par autorité, dans ma jeunesse par sentiment, dans mon âge mûr par raison, maintenant je crois parce que j’ai toujours cru/… J’étais croyant, j’ai toujours cru.
On pourrait croire qu’il s’agit là d’un schéma classique : nous recevons tous, durant nos années d’enfance et de jeunesse, les idées de nos parents qui sont aussi nos éducateurs, et au fur et à mesure que nous gagnons en autonomie intellectuelle, notre sensibilité religieuse évolue avec nous. Et le résultat final n’est pas toujours garanti puisqu’il peut parfois mener à un athéisme militant… Mais l’intérêt de cette citation tient au fait que notre philosophe a toujours été habité par la foi, qu’il s se soit agi d’une confession sans église, ni dogmes ni même contenu théologique reconnu… J’incline à penser, en tant que non-spécialiste, que ce penseur avait réalisé que l’homme ne doit pas son existence à lui-même mais à une entité supérieure, à quelque chose ou à quelque intellect cosmique qui le dépasse, et ce, de très loin. Voyez ce qu’il dit dans un fragment relatif à Dieu : Puisque nous ne nous sommes pas donné l’être nous-mêmes, nous devrons être l’ouvrage d’autrui ; c’est un raisonnement simple et clair par lui…
Mais cette foi n’a de naïf que l’apparence, il suffit de regarder de près la douteuse allégeance à l’église, qu’elle soit catholique ou calviniste, ou l’utilité de la prière ou encore plus grave la fiabilité des miracles. Je me fis catholique, dit-il, mais je demeurai chrétien : visiblement ce philosophe n’admet pas en sa créance les séparations confessionnelles artificielles, à partir du moment où il touche à l’essentiel. Mais le théologien catholique classique de son temps ne pouvait pas accepter les doutes contenus dans les Confessions d’un vicaire savoyard… En fait, en matière religieuse, nul n’est sûr de détenir la vérité, hormis les fanatiques ou les imbéciles qui ne mesurent pas l’altitude inaccessible de la véracité des Écritures : la Révélation n’est pas réductible à des catégories mentales habituelles ou communes… Le verbe divin ne peut pas, en raison de son altérité absolue, être entièrement contenu par le verbe humain. Il en est de même pour la pensée, comme le disait au VIIIe siècle avant notre !e, le prophète Isaïe (le deutéro-Isaïe).
Ce beau volume s’articule tout entier autour d’un triptyque même si ses parties constitutives ne sont pas, au plan théorique, suffisamment différenciées les unes par rapport aux autres. Mais le sujet central n’en demeure pas moins le même : la place de la religion dans la vie, l’essence de la religion et les relations entre la vie publique et le dogme religieux. Tout un programme. N’oublions pas que contrairement à Voltaire qui s’en moquait autant qu’il le pouvait, JJR s’adonnait à des lectures bibliques presque chaque jour ;
Je tenterai, dans cette chronique, nécessairement brève, d’évoquer les idées les plus saillantes relatives à la religion dans cette œuvre. .
Commençons par les prières composées dans son jeune âge par le futur grand philosophe : ce qui me frappe, outre l’absence de toute référence au Christ, c’est le dépouillement de toute fioriture, la simplicité de ces prières qui m’ont fait penser aux oraisons talmudiques et à la prière juive, en général. J’ai aussitôt pensé à des consonances avec de grands liturgistes juifs qui eurent l’avantage d’être à la fois philosophes et théologiens du Moyen Âge, comme Juda ha-Lévi et Salomon ibn Gabirol, l’Avicebron des Latins, auteur à la fois de la Couronne de royauté et du Fons Vitae (Mekor hayyim).
D’où peut bien provenir cette sobriété liturgique ? Selon moi de ses sources protestantes, si proches à leur début des prières juives. Il y a aussi l’absence de dogmes christiques qui font de ce type de prières des oraisons de caractère universel ; c’est-à-dire pouvant être récitées par n’importe quelle âme religieuse. Il n’existe pas qu’une seule manière d’invoquer Dieu, d’implorer sa protection et l’assistance de sa divine Providence. Que votre parole soit dans notre bouche et votre loi dans notre cœur… Cette phrase est très proche de certaines prières juives, notamment le corps central de la liturgie quotidienne, les dix-huit bénédictions (shemoné esré). Ces prières de louanges et d’adoration tracent clairement la frontière entre le Créateur tout-puissant et ses créatures qui lui doivent tout. JJR, par certains aspects, me fait penser aux prières pénitentielles juives, les selihot, récitées au milieu de la nuit, aux alentours du jeûne du jour des propitiations, où les pénitents confessent leur inconduite et réclament humblement la rémission de leurs péchés.
Il faut dire aussi un mot dans cette prière où l’orant est en osmose avec la Nature qui l’entoure et qui témoigne de tous les bienfaits divins pour ses créatures… JJR souligne bien que la prière ne plein air est plus forte, plus belle et plus édifiante. Contrairement à celle qui se passe dans une chambre. Cet engouement pour l’œuvre divine qu’est la Nature, cette mère nourricière, semble aboutir parfois à la volonté de mener une vie dédiée à la prière et à l’adoration de Dieu, sans même oublier l’acceptation des miracles : j’en veux pour preuve sa présence lors d’un gigantesque incendie qui menaçait de tout dévaster sur son passage et dont la trajectoire fut miraculeusement déviée, suite à une prière bouleversante de sincérité, émanant d’un prélat, véritable saint homme puisque capable de peser sur une loi de la nature et de prévenir un total désastre.
Quand JJR parle de Dieu dans un bref fragment, il clôt son texte par une référence (troublée) à un verset du livre de Daniel (5 ;25), modèle classique de toute apocalypse juive. Il s’agit de la terrible inscription annonciatrice du malheur qui va fondre sur le roi Balthazar, fils du roi Nabuchodonosor dont Dieu ne supporte plus ces profanations des vases d’or du temple de Jérusalem. Il énonce en araméen les trois termes qui signent la fin de la partie. JJR se trompe légèrement dans l’ordre que je rétablis : mené, mené, tekel u-farsim ( compté et décompté, pesé ou soupesé et tranché). En clair : Dieu a jugé que cela suffisait, il a fait le décompte des bonnes et des mauvais actions, et comme le compte du roi était largement déficitaire, il a décidé de mettre fin à son règne et de diviser son royaume… L’expression araméenne est même passée telle quelle dans le sens de compte à rebours en allemand…
Le long passage dévolu à la Révélation eût mérité de la part de l’éditeur des commentaires plus substantiels. Je me contenterai de quelques observations sur le contenu : on y voit des personnages ressemblant furieusement soit à Jésus soit à Socrate condamné, l’un à la crucifixion, et l’autre à boire la cigüe… On y voit aussi des professionnels du culte établi masquer les visages, bander les yeux de leurs concitoyens afin d’occulter les vérités premières qui, dans leurs ultimes conséquences, menaceraient leurs privilèges. A ces allusions se mêlent quelques théories aristotéliciennes sur l’éternité du mouvement adossée à l’éternité de l’univers et non à son adventicité… Voici un passage significatif : Quelle mécanique inconcevable a pu soumettre tous les astres à cette foi, quelle main a pu lier ainsi entre elles toutes les parties de cet univers… Et par quelle étrange faculté de moi-même, unies au dehors par cette loi commune, toutes ces parties le sont elles encore dans ma pensée en une sorte de système que je soupçonne sans le concevoir ?
Pour aller vite, je dirai que Dieu est conçu ici comme une sorte de principe architectonique de l’univers, sa forme spirituelle, qui rend cet univers intelligible. Et comme l’intellect humain est un intellect ectype de l’intellect cosmique, divin, l’être humain ne demeure pas insensible à ce qu’il voit… C’st dans le même esprit que dans sa réponse courtoise au roi de Pologne dit le philosophe, JJR dit que l’étude de l’univers devrait élever l’homme à son créateur, et plus loin, là où la science se développe, la foi s’éteint…
Un autre passage a retenu mon attention car il dénonce l’inanité des joutes ou des controverses religieuses qui ne concourent pas à la gloire de Dieu : … chacun voulait vaincre, nul ne voulait s’instruire ; le plus fort imposait silence au plus faible. La dispute se terminait toujours par des injures, et la persécution en a toujours été le fruit. Dieu seul sait quand tous ces maux finiront. On ne saurait mieux condamner le zèle convertisseur des fanatiques, la rencontre avec Dieu doit se faire dans la sérénité et n’a rien à voir avec la violence physique ou verbale.
Dans la lettre à Monsieur de Voltaire (1756), un an après le terrible tremblement de terre de Lisbonne qui entraîna la mort de dizaines de milliers de personnes, les deux coryphées n’ont pas du tout la même approche ni la même lecture de cette calamité. Pour l’un, cela prouve que dans ce bas monde les choses sont relatives, non soumises à un déterminisme absolu, tout en attestant l’existence d’une Providence divine consciente d’elle-même ; pour l’autre, l’humanité est peu de chose pour que la divinité, pour peu qu’elle existât, s’y intéressât. Les deux hommes s’en réfèrent aussi à Alexander Pope, Essay on man, qui avait aussi, outre-Rhin, tant intrigué Moses Mendelssohn et son ami Gottlob Ephraim Lessing (Pope, ein Metaphysiker !)… Il est aussi question du statut de l’optimisme ; sur ce point aussi les deux hommes divergent. Voici ce que préconise JJR : … et au lieu de tout est bien,, il vaudrait peut-être mieux dire : le tout est bien ou tout est bien pour le tout. Les nuances sont décisives.
JJR ne cherche pas à masquer les divergences qui le séparent de son illustre interlocuteur. Il lance même un appel à la tolérance et aussi en faveur d’une religion civile qui s’accorderait avec les codes. Il faudrait alors l’institutionnaliser et proscrire celle qui ne concorderait pas avec cet idéal de paix et de fraternité.
Dans la première lettre à Sophie, JJR clame sa foi en la bonté naturelle de l’homme, même si cela ne signifie guère qu’il reste fidèle à sa bonne nature, sa vie durant. Il met en avant aussi l’idée de conscience qui dicte naturellement à l’homme, même le plus dépravé ou le plus cruel. On a l »impression qu’il fait de la conscience l’instance suprême qui se situe au-dessus de la Révélation, même s’il insiste sur «l’indubitabulité» de l’existence de Dieu ET dans la lettre à Monsieur d’Alembert, j’ai relevé ce bref passage, digne reflet de ses idées en matière religieuse : …mais en général, je suis l’ami de toute religion paisible, où l’on sert l’Être éternel selon la raison qu’il nous adonnée…
Je ne crois pas me tromper lourdement en disant que le but poursuivi par JJR, notamment dans ses lettres à ses charmantes correspondantes, était de réconcilier les philosophes et les dévots. Pour lui, la bonne religion est celle qui se confond avec la morale. Parfois,, c’est pratiquement le déisme qui se présente à nous : pensez le vrai, et faire le bien. Voici ce qu’écrit JJR : le vrai chrétien, c’est l’homme juste, les vrais incrédules sont les méchants. Déclaration d’une touchante naïveté…
C’est un JJR ulcéré, blessé de constater qu’on le juge dangereux pour la paix civile dans sa bonne ville de Genève, et qui prend la parole pour se défendre dans les Lettres de la Montagne. Les accusations portées contre lui sont dépourvues de tout fondement. Et de nouveau, il exprime ce que serait à ses yeux la bonne religion : …les mots de dévot et d’orthodoxe y seront sans usage ; la monotonie de certains sons articulés n’y sera pas la piété ; il n’y aura d’impie que les méchants ni de fidèles que les gens de bien. Toujours le même idéaliste d’une âme vivant dans son propre monde, coupée des réalités politiques qui se nourrissent exclusivement de rapports de forces.
Dans ses lettres écrites de la Montagne qui lui tiennent tant à cœur, JJR développe une véritable théorie des relations entre la politique et le religion. Il commence par faire de la religion chrétienne une religion essentiellement universaliste qui abat toutes les barrières entre les hommes afin d’en faire une seule communauté humaine. Lisons ce que dit JJR textuellement : La science du salut et celle du gouvernement sont très différentes ; vouloir que la première embrasse tout est un fanatisme de petit esprit ; c’est penser comme les alchimistes, qui dans l’art de faire de l’or voient aussi la médecine universelle, ou comme les Mahométans qui prétendent trouver toutes les sciences dans l’Alcoran. La doctrine de l’Evangile n’a qu’un objet, c’est d’appeler et sauver tous les hommes…
Au fond, cette citation résume à elle seule la conception profonde de JJR en matière religieuse. Curieusement, cela rejoint les conceptions de Moïse Mendelssohn (1729-1786) en matière de séparation de l’église et de l’Etat, que ce soit dans Jérusalem ou pouvoir religieux et judaïsme (Berlin, 1783) ou dans l’Introduction (Vorrede) allemande à la traduction des Vindiciae Judeorum du rabbin amstellodamois Manassé ben Israël…
Les autres lettres par lesquelles JJR entend se disculper des accusations dont il était l’objet, figure cette subtile nuance qu’il invoque entre l’authentique esprit de la sainte Réformation et l’esprit de ses réformateurs… Les autres lettres écrites de la Montagne abondent dans le même sens, mettant en avant la tolérance et la non confusion des genres.
Dans la Profession de foi du vicaire savoyard, on voit apparaître l’idée d’un Dieu-Premier moteur, venu couronner l’édifice d’un monothéisme éthique. Il faut que l’être humain jouisse de tout son libre arbitre, de sa conscience afin de distinguer clairement entre le bien et le mal. Visiblement, JJR symbolise l’émergence d’un esprit nouveau, tissé d’humanisme et de tolérance contre des gens qui n’ont pas encore quitté l’idéologie moyenâgeuse de la religion. Et quand on lit attentivement les lignes de ce vicaire savoyard on comprend que les procureurs genevois, certains de posséder la vérité religieuse, aient pu se déchaîner contre JJR dont les propos ressemblaient à des hérésies. Mais dès les premières pages de cette Profession de foi… on constate la naïveté de JJR qui dit une chose qui rappelle un principe talmudique : il s’agit de la sincérité, des paroles qui sortent du cœur, et qui, de ce fait, touchent le cœur de l’autre (ha-devarim ha-yotsim min ha lev nikhnassim el ha-lev). Visiblement, JJR est un idéaliste qui remplace souvent la matière par des idées. Il s’émeut du fait suivant : Chez les croyants, il est athée, chez les athées, il serait croyant..
On pourrait multiplier les citations qui abondent dans le même sens : je ne suis donc pas simplement un être sensitif et passif mais un être actif et intelligent… Ainsi ma règle de me livrer au sentiment plus qu’à la raison est confirmée par la raison même.
Mais il fait aussi preuve de réalisme : quand il aborde la question du mal qui s’abat sur les hommes, il recommande de n’en chercher l’origine qu’en soi. Mais il ne craint pas de s’en prendre aussi à des institutions bibliques (l’idée d’un peuple élu) dont il conteste le bien-fondé. Ainsi reproche-t-il à Dieu de s’être choisi un seul peuple à l’exclusion de tous les autres : peut-il, dans ces conditions, se dire le père de tout le genre humain ?
Et JJR ne s’en tient pas là puisqu’il parle de la diversité des trois révélations divines,, faites dans des langues que plus personne n’entend, selon lui : les juifs ne savent plus l’hébreu, les chrétiens ne savent ni l’hébreu ni le grec et les mahométans ne comprennent plus l’arabe… Et quand on lui parle de traductions JJR se demande qui pourrait bien en garantir l’authenticité ? Dans quelle mesure le départ du texte originel n’est-il pas une rupture de la tradition authentique ?
Chemin faisant, il décoche quelques flèches contre ces théologiens qui se félicite de quelque conversion d’un pauvre fripier juif qui a peur de son ombre, fait semblant de n’avoir pas d’idée sur aucun dogme de la foi chrétienne. Mais en serait- il ainsi si l’on se trouvait face à un érudit rabbin d’Amsterdam ? Et voici une idée intéressante montrant que JRR se voulait surtout l’ami de la vérité que du mensonge : je ne croirai jamais avoir bien entendu les raisons des juifs qu’ils n’aient un état libre, des écoles, des universités où ils puissent parler et disputer sans risque. Alors seulement nous pourrons savoir ce qu’ils ont à dire…
Il y aurait encore tant à dire sur ce sujet qui, finalement, se niche au cœur même de la personnalité de JJR. C’est un homme qui s’est assumé, a donné libre cours à se doutes, n’a rien sacrifié de lui-même à l’institution qu’il devait originellement servir. Un homme aussi qui, dans l’Europe chrétienne, ne s’est pas aveuglément rallié au dogme. Au fond, il aspirait à une religion non religieuse. Entendez par ce mot une religion humaniste, sans le moindre dogme.
Une excellente anthologie. A lire absolument.
Maurice-Ruben HAYOUN, professeur à l’Uni de Genève.
Dernier livre paru : La pratique religieuse juive (Paris, Geuthner, 2019)