Entretien avec Alexandre Devecchio
Il prend la forme d’une série de lettres adressée à des jeunes de 20 ans désireux de connaître, de travailler et de lire.
Alexandre Devecchio. – Votre nouveau livre est consacré à “l’art d’être français”. Comment définiriez-vous la France? Est-ce une culture, une géographie, une histoire?
Michel Onfray. – C’est tout cela à la fois. Car définir la France par son histoire, c’est oublier sa géographie. La définir par la géographie, c’est oublier sa géologie. Le faire avec son histoire, c’est oublier la géologie, la géographie, sa langue, sa littérature, etc. La France, c’est une géographie riche d’une histoire qui cristallise un je-ne-sais-quoi civilisationnel qui se repère clairement dans sa musique, sa littérature, sa langue, sa gastronomie, ses vins, sa philosophie, ses paysages, sa peinture. C’est un style, un ton, une façon d’être et de faire, un esprit que des philosophes ou des penseurs de civilisation ont commenté – Kant, Hegel, Toynbee, Élie Faure, Keyserling, Malraux… C’est Debussy contre Anton Bruckner, c’est le pot-au-feu contre le cheeseburger, c’est le verre de vin blanc sec contre la canette métallique de Coca, ce sont d’incroyables fromages qui effraient une partie de la planète par leur puanteur, ce sont les châteaux de la Loire contre ceux de Louis II de Bavière, c’est Bergson contre Hegel, ce sont tous les paysages des magnifiques provinces françaises, outre-mer comprises, et ce sur un espace limité, contre les millions de kilomètres carrés de la toundra russe, c’est Chardin contre Le Greco, de Gaulle contre Mussolini.
– Vous affirmez que la France a incontestablement des «racines chrétiennes». Qu’entendez-vous par-là? Bien qu’athée et anticlérical, vous reconnaissez-vous dans cet héritage et regrettez-vous son affaiblissement? Pourquoi?
Avant le christianisme, la France a bien évidemment des racines gauloises, romaines, celtes, vikings. Mais la conversion de Clovis, qui procède d’un schéma intellectuel déjà utilisé avec Constantin qui veut que la conversion d’un homme induise celle de la terre sur laquelle il règne, installe la France dans une configuration d’héritière: la civilisation gréco-romaine tuile avec la civilisation judéo-chrétienne. De sorte que la France est un feuilletage civilisationnel qui mélange l’idéalisme platonicien pour la théologie, l’esprit pratique romain pour le droit, le monothéisme juif pour la religion, le catholicisme pour le césaro-papisme.
Ensuite, la Renaissance infléchit la courbe civilisationnelle via l’effacement du sacré incarné par les Lumières, dont le bras armé est la Révolution française. La fin du sacré tuile avec la prochaine civilisation qui sera probablement post-humaniste. Rien ne pourra moralement interdire son avènement qui s’effectue avec d’actuelles transgressions qu’aucune éthique, aucune morale, ne saurait arrêter. L’intelligence artificielle qui crée des chimères faites d’humain et d’animaux, la marchandisation du vivant, l’abolition de la nature naturelle au profit de l’artifice culturel, constitue une barbarie, qui, un jour, sera nommée civilisation, car toute civilisation nouvelle est dite un jour barbare par les témoins de ceux qui voient la leur s’effondrer. Nous sommes dans le temps nihiliste du tuilage qui tuile la décomposition et le vivant.
– La France, c’est aussi un pays de lettres. Vous insistez sur l’importance de l’héritage de Montaigne, Descartes, Rabelais, Voltaire, Marivaux et Hugo. En quoi ces six écrivains ont-ils joué chacun à leur manière un rôle central dans la construction de l’esprit français? En quoi sont-ils complémentaires?
Tous croient en Dieu, aucun n’est athée. Montaigne invente la philosophie française littéraire et concrète, réaliste et immanente, pragmatique et, je dirais, populaire, sans laquelle Descartes ne serait pas possible, donc Pascal ou Spinoza, c’est-à-dire, à leur suite, les Lumières européennes. Bien avant Cervantès, Rabelais invente le roman européen en rendant au corps réel et concret, celui qui mange, boit, rote et pisse, si vous me permettez son registre, sa vérité brimée par la théologie chrétienne fascinée par la chasteté de Joseph, la virginité de Marie, la souffrance et la mort de Jésus qui ne mangeait que des symboles – pain, vin, poisson -, et le corps glorieux de la résurrection. Voltaire invente l’ironie et la légèreté pour traiter de tous les sujets en profondeur, c’est un marqueur très français. Marivaux génère le marivaudage qui est l’art de plaire et de séduire par le verbe, le langage, le discours, la parole, les mots, c’est une autre spécificité française. Il est le contraire de Sade qui est le maître à penser des violeurs et l’ami des déconstructionnistes. Quant à Hugo, le Hugo des Misérables, ce livre est un chef-d’œuvre, il fait du bonheur des plus défavorisés l’horizon du politique en dehors de toute idéologie politicienne qui invite, elle, à verser le sang. Qu’on se souvienne des dernières pages de Quatrevingt-treize !
Je suis un fils de cette vieille civilisation plus proche du pot-au-feu que de la viande cellulaire clonée vers laquelle nous cheminons à grand pas. Le Christophe Colomb de cette nouvelle civilisation a pour nom Elon Musk. Eu égard à ce qui nous attend, et en regard de l’idéologie “woke” qui travaille à l’avènement de ce nouveau paradigme civilisationnel, bien sûr que je regrette la civilisation judéo-chrétienne. Pour l’heure, je me bats pour elle.
-Vous opposez Montaigne à Descartes. Pourquoi?
Montaigne se moque de créer une méthode et propose, dans l’esprit de la philosophie antique romaine, de penser dans le but de construire et mener une vie philosophique et non pour verbigérer, comme si souvent chez les Grecs. Descartes est l’homme de la méthode. Le premier, qui philosophe à cheval, ne plaît pas aux professeurs qui font si souvent la loi en matière de philosophie et croient que philosopher, c’est créer des concepts, et qui enseignent l’éthique mais vivent en ruffians. Le second, qui travaille à son bureau, annonce qu’il ne touchera pas à la religion de son roi et de sa nourrice, il est prudent avec les autorités, et fabrique une méthode qu’on peut enseigner sans qu’elle produise aucun effet dans la vie quotidienne. Montaigne est la mauvaise conscience des professeurs de philosophe, Descartes, leur bonne conscience. Le premier est lisible et lu par tous ; le second, par les professionnels de la philosophie.
-Avec votre côté ogre et votre appétit pour la vie, on a le sentiment que vous vous identifiez à Rabelais, voire à Gargantua. À Hugo également?
Je ne m’identifie pas, ça n’aurait aucun sens. Ce sont des géants de la civilisation et, dans notre configuration d’effondrement de la civilisation, il n’y a plus, moi compris bien sûr, que des minus habens! Qui seraient le Montaigne, le Rabelais, le Voltaire d’aujourd’hui? Qui le Hugo? Soyons sérieux…
Mais cette série géniale est en effet celle de mes préférences. Ce sont des maîtres qui inspirent plus que des occasions d’identification.
-Vous écrivez que notre époque ne permet plus d’être rabelaisien, cartésien, voltairien, de pratiquer le marivaudage et se réclamer de Victor Hugo? Pourquoi?
Parce que le corps rabelaisien est le retour du refoulé du corps chrétien: il mange, boit, rote, pète et pisse, si vous me permettez de préciser son registre, et que toutes ces choses-là sont désormais encadrées par l’hygiène qui promeut un corps sans chair, sans graisse, sans cholestérol, sans triglycérides, sans albumine, sans sucre, sans sexe, sans chair, sans sang, sans tabac – mais avec haschich et cocaïne tout de même. Rabelais magnifie le corps naturé. Or l’époque travaille à l’avènement d’un corps dénaturé.
Parce que le cartésianisme est priorité donnée à la raison pour construire une vérité alors que notre époque privilégie les passions, tristes de préférence, les émotions, les sentiments, pour produire des opinions présentées à grands cris comme des vérités.
Parce que l’humour, qui suppose l’intelligence qui s’avère la chose du monde la moins partagée depuis que l’école travaille à la détruire méthodiquement et consciencieusement afin de remplacer le citoyen par un consommateur orwellien, est devenu une langue étrangère. Le ricanement idéologique qui permet d’insulter et de mépriser sous couvert de plaisanteries écrites et débitées par des journalistes qui disposent d’une claque payée par les impôts du contribuable pour riocher aux fausses blagues de leurs vrais comparses, a pris toute la place. Précisons qu’il partage cette place avec les professionnels de la scatologie qui s’adressent à la part la plus infantile et régressive des humains.
Parce qu’à l’heure du néo-féminisme qui avoue détester les hommes et prétend que tout homme est un violeur potentiel, sinon réel, dès qu’il ouvre la bouche ou sourit en présence d’une femme, Marivaux, donc, serait jeté à la vindicte populaire en vertu de la jurisprudence “Balance ton porc” et “MeToo”.
Parce que Hugo, avec son souci du peuple, passerait pour un souverainiste, un populiste, un démagogue, donc un nationaliste belliciste assimilable aux pétainismes compagnons de route d’Adolf Hitler – si j’en juge par la méthode d’un BHL, grand remplaciste postmoderne de la méthode de Descartes.
-Voltaire serait-il de nouveau embastillé à notre époque?
La Bastille d’aujourd’hui est numérique. Il serait crucifié au pilori des réseaux sociaux, et il y a motif dans son œuvre. On brûlerait virtuellement son œuvre complète parce qu’on y trouve de l’antisémitisme, de la misogynie, de la phallocratie, de l’homophobie, de l’islamophobie. D’ailleurs, aujourd’hui, il ne trouverait pas d’éditeur, ce qui est la meilleure façon de réduire au silence qui pense en dehors des clous du politiquement correct – l’idéologie “woke” et la “cancel culture” qui procèdent de la French Theory comme on le dit dans la langue du dominant…
-Si vous évoquez longuement ces figures d’écrivains, quels sont les personnages historiques qui figurent dans votre Panthéon?
Cincinnatus qui accepte le pouvoir qu’on lui confie avant de reprendre la charrue dans le champ où la demande lui fut faite. Spartacus qui prouve qu’un Empire, fût-il aussi grand que celui de Rome, peut être mis en difficulté, voire en péril, s’il souscrit à l’idée formulée plus tard par La Boétie: “Soyez résolus de ne plus servir et vous voilà libres”. Tiberius Gracchus, tribun de la plèbe, qui souhaite que le peuple ait sa part du gâteau romain. Marc Aurèle qui essaie de conduire les affaires de l’Empire en philosophe stoïcien. Montaigne quand il travaille avec Henri IV pour résoudre la fracture des guerres de Religion. Charlotte Corday, acquise aux idées girondines, lectrice de la Vie des hommes illustres de Plutarque et des tragédies de Corneille, son aïeul, qui imagine pouvoir arrêter la fureur sanguinaire des jacobins en tuant Marat, faussement ami du peuple, tout en sachant qu’elle le paierait de sa vie. Le chef d’état-major de la Commune Louis Rossel qui refuse l’exil proposé par Thiers et le paie du peloton d’exécution à l’âge de 27 ans. Au XIXe siècle, les ouvriers proudhoniens qui veulent un socialisme français pacifiste et pragmatique aux antipodes du socialisme marxiste belliciste et idéaliste. Et tous les travailleurs modestes et discrets, dignes et droits, qui incarnent “la décence commune” chère au cœur d’Orwell. Enfin, le général de Gaulle, pour tout ce qu’il fit et fut, écrivit et vécut. Personne depuis lui…
-Vous ne cessez de répéter que notre civilisation est condamnée. Alors pourquoi écrire ce livre de transmission adressé à des jeunes de 20 ans?
Parce que sur le Titanic, quand il a été annoncé par le commandant de bord que le navire allait couler, il a bien fallu tout de même vivre le naufrage. Il ne servait alors à rien de couiner… Ce qui nous reste dans ces cas-là, c’est de sombrer avec élégance. Le bateau coule à un moment, il emporte tout, mais, du moins, on meurt vivant. J’ai envie de mourir vivant à l’heure où le bateau commence à s’enfoncer dans les flots. Je souhaite que ceux qui vivront plus que moi cette coulée dantesque de notre civilisation disposent ainsi d’un cordial utile.