« Les militaires nous ont rassemblés après avoir brûlé notre maison et ont tout détruit sur leur passage (bétail, réserves de nourriture). C’était à la suite d’un accrochage avec les moudjahidin, où ils avaient subi de lourdes pertes, m’a-t-on raconté par la suite ». A la fin des années 1950, ce jeune Algérien de 10 ans est le témoin d’une stratégie de répression aussi inique qu’implacable : l’armée française détruit les villages pour que les combattants indépendantistes du FLN ne puissent y trouver refuge, puis déplace les populations civiles dans des « camps de regroupement ».
Depuis novembre 1954, c’est une véritable guerre qui a démarré en Algérie, sans dire son nom. L’armée française est à peine sortie des combats livrés en Indochine : elle en a tiré quelques conclusions sur les opérations de contre-insurrection menées sur un territoire où l’ennemi est susceptible de s’appuyer sur les civils. Pour priver les rebelles de leurs soutiens, les autorités s’inspirent d’une formule attribuée au président chinois Mao Zedong, « le rebelle vit dans la population comme un poisson dans l’eau ». C’est ainsi qu’à partir de 1957, des zones entières du département d’Algérie sont vidées de leurs habitants. Le raisonnement ? Tout individu errant dans ces territoires désertés sera tenu pour suspect et pourra être abattu à vue sans aucune sommation.
Un quart de la population algérienne dans des camps
Bientôt, plus de deux million d’Algériens sont parqués dans des camps à travers tous les pays. Celui de Cherchell, à 80 kilomètres à l’ouest d’Alger, a fait l’objet d’une étude publiée en 2018 par l’Institut national d’études démographiques (Ined), Les Déracinés de Cherchell, de Kamel Kateb, Nacer Melhani et M’hamed Rebah. Sur place, rien n’est prévu ou presque, comme l’a raconté un témoin aux auteurs : « En arrivant au camp avec nos bagages, nous nous sommes retrouvés sur un terrain vague. Un numéro nous était attribué. Chaque famille avait son numéro pour ériger un gourbi avec des roseaux et des branchages. » Au final, près d’un quart de la population algérienne, selon leurs estimations, va se retrouver dans ces camps, un tiers de la population rurale.
Privés de leurs moyens de subsistance, ces Algériens se retrouvent entièrement dépendants du gouvernement français, qui les nourrit à sa guise et pas toujours en quantité suffisante. Des enfants racontent qu’ils en sont réduits à fouiller les poubelles des militaires qui gardent le camp, à ramasser des boîtes de conserve entamées et du pain rassis. La mortalité infantile y atteint 50%
Il faut attendre mars 1959 et le rapport d’un jeune élève de l’ENA appelé à faire une brillante carrière, Michel Rocard, pour que l’existence de ces camps soit portée à la connaissance des Français de métropole. Le rapport atterrit à la Délégation générale du gouvernement en Algérie. Paul Delouvrier, qui la dirige, ordonne la suppression des camps, sans que cela soit suivi d’effets. Rocard décide alors de « faire fuiter » son étude, et en juillet 1959, une série d’articles paraissent dans la presse, notamment dans Le Figaro, provoquant l’indignation des Français. Nous sommes alors quinze ans après la libération de la France, et la guerre d’Algérie, déjà très impopulaire en raison la présence des appelés du contingent, inspire de plus en plus de répulsion
Ces lieux infâmes ne disparaissent pas pour autant. Les conditions de vie s’améliorent juste un peu. Leurs occupants vont pour la plupart rester parqués jusqu’en 1962, et même après. Les camps de regroupement n’en sont alors plus, mais les populations qui les occupent n’ont parfois nulle part où aller, et elles demeurent dans ces bidonvilles, pour certaines jusqu’à la fin du XXe siècle.
Les chiffres
Près d’un quart de la population algérienne se retrouve dans ces camps, un tiers de la population rurale.
La mortalité infantile dans ces camps atteint 50%.
Par Antoine Bourguilleau