À l’orée du Tanezrouft, le terrible « désert de la soif » embusqué dans le sud-ouest du Sahara algérien, il est difficile d’imaginer que là, à quelques encablures de la petite bourgade de Taourirt, ensevelie par l’ennui et la poussière, la France est devenue la quatrième puissance nucléaire. C’était un 13 février 1960, après son premier essai – le plus puissant premier essai nucléaire jamais réalisé – : l’opération Gerboise bleue et ses 70 kilotonnes de fracas et de radiations. Mais ce désert, dans la région de Reggane, n’est pas aussi désertique qu’il y paraît. L’essai nucléaire (quatre fois la puissance d’Hiroshima) s’effectue en présence de soldats et de journalistes français, d’ouvriers algériens, et tout proche (à peine 70 km) des villages alentour.
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« Les hommes ont pleuré »
Le nuage radioactif se propagera, en 24 heures, jusqu’en Afrique centrale, et, trois jours plus tard, atteindra les côtes espagnoles et la Sicile… Sur place, l’impressionnant cratère noir carbonisant le sol est toujours visible, même sur les images satellitaires. « Avant l’explosion, les Français nous ont demandé de sortir des maisons. Ils avaient peur qu’elles s’effondrent. Et puis, on nous a dit de nous mettre à plat ventre par terre, le bras devant les yeux », se souvenait Mohamed Belhacen, dernier survivant de son équipe de quinze ouvriers sur le chantier de la base de Reggane, rencontré il y a quelques années. « Il y a d’abord eu une lumière, comme un soleil. Puis un quart d’heure après, un bruit assourdissant et, enfin, l’onde qui s’est propagée dans le sol, pareille à celle d’un tremblement de terre qui vous emporte dans les profondeurs… On a vu de la fumée noire, jaune, marron qui montait très haut. On ne comprenait pas, mais on savait que c’était un jour noir. Les hommes ont pleuré », poursuit Mohamed Belhacen, dont les deux enfants en bas âge sont tombés malades quelques mois après l’explosion. « C’était écrit, ou bien c’était la bombe. »
Son cas n’est pas isolé. Mais longtemps, son drame, et celui de milliers d’autres, sera enseveli sous le silence officiel et les roches contaminées de cet immense désert. Car la question des essais nucléaires est restée un tabou : peut-être est-ce lié au fait que la France a continué à faire exploser ses bombes (17 en tout) dans le Sahara algérien jusqu’en… 1966, quatre ans après l’indépendance. Sans oublier que ces mêmes zones contaminées avaient, au début des années 1990, abrité les « camps du Sud » où l’armée cantonnait les milliers de suspects islamistes.
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Préconisation de la poursuite du travail conjoint sur les lieux des essais nucléaires
Ce n’est qu’en 1996 que la question s’officialise par le biais de l’ancien ministre des Moudjahidine (anciens combattants), Saïd Abadou, seul officiel à oser se déplacer au « point zéro » de l’impact de Gerboise bleue, et, du haut d’un bunker scellé de l’ancienne installation française, dénoncer le « crime ». En parallèle, les toutes premières recherches indépendantes sur les conséquences des essais nucléaires ont débuté en 1990, grâce à l’Observatoire des armements.
Dans son rapport sur la mémoire de la guerre d’Algérie remis le 20 janvier à Emmanuel Macron, l’historien Benjamin Stora a préconisé « la poursuite du travail conjoint concernant les lieux des essais nucléaires en Algérie et leurs conséquences ainsi que la pose de mines aux frontières ». En 2007, dans le sillage de la visite à Alger du président Nicolas Sarkozy, un groupe de travail algéro-français a été mis en place pour expertiser les sites nucléaires, établir un état des lieux sur leur dangerosité et un diagnostic pour une décontamination. Deux autres groupes de travail mixtes ont été créés à l’occasion pour plancher sur la question des archives et sur celles des disparus de la guerre d’Algérie. Mais depuis une dernière réunion en 2016, aucune nouvelle n’avait filtré de ces trois groupes de travail jusqu’à août 2020. Le ministre des Moudjahidine, Tayeb Zitouni, avait alors affirmé que « les diverses commissions » reprendraient leurs réunions après la pandémie.
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Les limites de la loi Morin
À rappeler aussi qu’après la loi française du 5 janvier 2010, ou loi Morin, sur la reconnaissance et sur les indemnisations des victimes des essais nucléaires français en Algérie et en Polynésie, certains dossiers concernant des cas algériens ont été déposés. « Si 75 propositions d’offre d’indemnisation ont été faites auprès de victimes civiles et militaires ayant séjourné en Algérie durant la période des essais, une seule victime habitant en Algérie a reçu une indemnisation en près de dix ans ! » expliquent les auteurs de l’étude « Sous le sable, la radioactivité ! Les déchets des essais nucléaires français en Algérie : analyse au regard du traité sur l’interdiction des armes nucléaires », publiée par la fondation Heinrich-Böl et rendue publique fin août 2020.
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« Cette importante différence de traitement s’explique en grande partie par l’impossibilité pour les habitants et les populations laborieuses des oasis (PLO), selon le nom donné aux travailleurs algériens recrutés pour effectuer différents travaux, de prouver leur présence par des documents écrits sur les zones désignées par la loi, sans oublier l’absence de documents pour la demande d’indemnisation en langue arabe… » Pour l’historien algérien Mohame El Korso, cette loi serait « évasive » et « injuste » : il appelle à la révision de la loi du 5 janvier 2010 et demande à Paris de « tenir ses engagements d’indemniser les victimes, dont la plupart sont décédées », indiquant « que les séquelles radioactives persistent à travers les générations ». « L’historien évoque, à ce propos, la recrudescence, dans ces régions, de plusieurs types de cancer, notamment la leucémie et le cancer de la peau, l’apparition d’anomalies congénitales et l’enregistrement de problèmes d’infertilité à large échelle », rapporte l’agence officielle algérienne APS.
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L’armée algérienne et l’option TIAN
« Je reconnais que les essais nucléaires menés entre 1966 et 1996 en Polynésie française ont eu un impact environnemental, provoqué des conséquences sanitaires », avait reconnu l’ancien président François Hollande en 2016. Alger semble attendre la même reconnaissance. Et c’est par la voix de l’armée qu’elle le rappelle à travers le magazine officiel du ministère de la Défense, El Djeïch, début février. « La France doit assumer ses responsabilités historiques, surtout après que 122 États de l’Assemblée générale de l’ONU ont ratifié, le 7 juillet 2017, un nouveau traité sur l’interdiction des armes nucléaires [Tian], qui vient s’ajouter aux traités antérieurs. Le principe du pollueur payeur y a été d’ailleurs introduit et reconnu officiellement », a déclaré le chef de service du génie de combat, le général Bouzid Boufrioua.
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Or, la France n’est pas signataire du Tian, le jugeant, comme l’explique le site du Quai d’Orsay, « inadapté au contexte sécuritaire international marqué par la résurgence des menaces d’emploi de la force, le réarmement nucléaire russe, les tensions régionales et les crises de prolifération ». De son côté, l’Algérie a signé ce traité, en 2017, sans pour autant le ratifier. « La ratification du traité lui permettrait notamment de faire appel aux autres États parties du traité pour l’aider dans ses obligations de prise en charge des victimes et de réhabilitation de l’environnement affectés par les essais. Cela renforcerait sa demande à la France de réparation », explique l’Observatoire de l’armement.