Ces initiatives de Paris et d’Alger, censées améliorer les relations entre les deux nations, vont au contraire enflammer un débat houleux alimenté par deux contradictions : d’un côté la partialité et l’engagement politique de B. Stora, de l’autre les exigences inadmissibles de A. Chikhi qui réclame des excuses de l’État français ! Ce travail historique est ainsi en passe de se transformer en une mise en accusation inique de la France et une séquence de repentance inutile, honteuse et très éloignée de la vérité des faits.
Benjamin Stora est né en 1950 à Constantine. Avec sa famille, il s’est installé en métropole en 1962. Il n’avait alors que 12 ans. Il a donc vécu la guerre d’Algérie en tant qu’enfant et non en tant qu’acteur. Devenu un universitaire renommé, il se spécialise dans l’histoire de l’empire colonial de la France, en particulier l’Algérie.
A ce jour, il a rédigé une trentaine de livres dont une très remarquée « histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours » (2013). Docteur en histoire puis en sociologie, professeur des universités, inspecteur général de l’Éducation nationale (2013-2018), président du conseil d’orientation de la cité nationale de l’histoire de l’immigration (musée de l’histoire de l’immigration) (août 2014-janvier 2020), cet intellectuel d’origine pied-noir possède un CV élogieux.
Toutefois ce parcours intéressant ne peut pas en faire un observateur impartial de la colonisation française en Algérie en raison de ses prises de position en faveur des terroristes du FLN et de ses critiques acerbes à l’encontre de l’armée française et surtout des colons européens. De 1968 à 1984, Benjamin Stora a milité dans le groupe trotskiste, « l’alliance des jeunes pour le socialisme », le mouvement de jeunesse de « l’organisation internationale communiste » (AJS-OCI) dirigé par l’extrémiste communiste Pierre Lambert (l’un des dirigeants du mouvement trotskiste international et fondateur du courant révolutionnaire « lambertiste »).
Qui plus est, l’universitaire français missionné par le chef de l’État a fait partie du comité directeur de l’OCI de 1977 à 1984. Or l’OCI s’est longtemps manifestée comme l’un des vecteurs les plus virulents contre l’action de la France en Algérie. L’organisation d’extrême gauche a été également un fervent soutien du FLN, des porteurs de valise (condamnés par la Justice française) et des poseurs de bombes dans Alger. Elle a été à la pointe des campagnes appelant les jeunes du contingent à déserter ou à refuser de faire leur service militaire. Pendant la période où il militait à l’OCI, Benjamin Stora a écrit de nombreux textes de soutien au FLN et de condamnation de la colonisation française en Algérie.
Curieusement, cet historien n’a jamais réprouvé les enlèvements et les exécutions d’Européens (5 juillet 1962 à Oran), les opérations de vengeance sanguinaire contre les Harkis, les règlements de compte meurtriers au sein de la rébellion et surtout les massacres à grande échelle commis par les enragés de l’insurrection (août 1955 dans le Constantinois). Les analyses de cet idéologue engagé ont épousé la relecture de la présence française en Algérie par les mouvements indépendantistes. Beaucoup trop subjectif sur cette question émotionnelle, Benjamin Stora n’a travaillé pour l’essentiel que sur la mémoire algérienne pour laquelle il éprouve de l’admiration. Il ne connaît pas avec une précision suffisante la dimension militaire de la mémoire française de la guerre d’Algérie, une dimension qu’il a tendance à exécrer !
Laissons la traduction de ce constat à l’historien Jean Sévillia interrogé par Le Figaro : Les travaux et les jugements de Stora font de lui « un historien, non pas des mémoires, mais de la mémoire algérienne de la guerre d’Algérie ; et non un historien impartial ayant une connaissance des deux camps ou même des querelles internes à ces deux camps. C’est en cela que Benjamin Stora ne me paraît pas l’homme idoine car son approche est trop ignorante de la mémoire européenne, de celle des Harkis… Il n’a pas suffisamment une vision d’ensemble : sa vision est partielle, donc partiale. » En somme, ce ne sont pas les qualités intellectuelles indéniables et le bagage culturel conséquent de ce « spécialiste » de l’Algérie qui sont en cause, mais c’est son parti pris idéologique qui le disqualifie pour cette mission ultra sensible, une tâche qui exige une neutralité politique.
Pour sa part, le chargé de mission algérien Abdelmajid Chikhi, présenté comme un ancien combattant de la guerre d’indépendance, fait preuve d’exigences qui tournent parfois à l’arrogance. Sur les ondes de la radio nationale, il a accusé Paris de « livrer une lutte acharnée contre les composantes de l’identité nationale » à savoir la langue arabe, l’islam et les coutumes et traditions ancestrales. Le directeur général du centre national des archives algériennes reproche aux « historiens laïques » d’avoir retracé l’histoire de l’Algérie en adoptant « l’approche du colonisateur. » Il demande la restitution de toutes les archives nationales détenues par Paris et des éclaircissements sur les disparus (il y a eu pourtant des disparus dans les deux camps) ainsi que sur les effets des campagnes d’expérimentation nucléaire au Sahara menées par la France entre 1960 et 1966. Dans sa logique rancunière, il exige même des excuses ! Et c’est là que le bât blesse.
L’œuvre de la France en Algérie
La colonisation française a pourtant accompli une œuvre remarquable dans de nombreux domaines. Dans le secteur agricole, il faut rappeler le défrichement de la Mitidja, une zone marécageuse insalubre infectée de moustiques et transformée par des colons venus du Sud-Ouest de la métropole en une riche plaine agricole.
Dans la sphère industrielle, il y a la découverte des gisements de pétrole et de gaz par des chercheurs et ingénieurs français. Cette manne économique a abouti à la mise en place d’une industrie énergétique performante qui procure aujourd’hui à l’État algérien plus de 90% de ses recettes d’exportation.
Dans ce bilan notable, il faut inclure le développement des infrastructures : routes, aérodromes, barrages, ports, télécommunications (avant l’indépendance, les techniciens français peuvent s’enorgueillir d’avoir installé 6 câbles sous-marins dont Alger-Marseille à 60 voies, et Oran-Perpignan à 80 voies, un faisceau hertzien de Bône à Grasse, les sahariennes avec 2 câbles souterrains et 4 faisceaux hertziens, 15 centraux et plus de 120000 postes téléphoniques[1]). A ces réalisations qui ont forgé le socle de l’économie algérienne, il faut ajouter l’œuvre colossale des médecins militaires et personnels soignants français (hôpitaux, centres sanitaires, laboratoires de recherche médicale, soutien aux populations rurales apportées par les équipes médico-sociales itinérantes EMSI, institut Pasteur à Alger, …). Toutes ces entités ont fait reculer la mortalité, en particulier infantile, d’une façon significative. Notons qu’entre 1830 et 1962, la population algérienne a été multipliée par quatre!
Qui a fait mieux ? Cette œuvre a alimenté une fierté légitime que le physiologiste Charles Richet, prix Nobel de médecine en 1913, a bien dépeint dans L’oeuvre médicale en Algérie : « Cette médecine franco-africaine doit susciter chez tout Français, pourvu qu’il soit normal, exactement l’inverse du complexe d’infériorité. »
La France n’a pas à se repentir
Il est évident que les différents gouvernements qui se sont succédé à Paris ont très mal géré la problématique algérienne. Beaucoup d’erreurs, nourries par les palinodies des politiques, ont été commises. Mais une chose est sûre : En juillet 1962, après une fin de colonisation douloureuse, voire pathétique, la France a laissé à l’Algérie un pays viable et doté de solides atouts économiques.
Alors pourquoi s’excuserait-elle ? Dans ce cas, pourquoi la France ne demanderait-elle pas des excuses au FLN pour avoir violé les accords d’Evian en ne garantissant pas la protection des Européens et des Harkis dont bon nombre ont été enlevés ou massacrés ? L’écrivain algérien Boualem Sansal, réputé ans le monde entier et récompensé plusieurs fois par des prix prestigieux, a reconnu l’action de la France et s’est élevé contre cette attitude morbide de repentance : « je suis un iconoclaste qui dénonce les mensonges de la guerre de libération. […]. L’Algérie a été construite par la France dont elle porte les valeurs du XIXe. » (Le serment des barbares).
Les relations compliquées entre la France et l’Algérie restent tendues. D’ailleurs comment pourraient-elles s’apaiser devant les provocations permanentes orchestrées par Alger. La plus humiliante est fournie dans l’hymne national algérien Kassaman (le serment), le seul hymne au monde qui contient des paroles résolument hostiles à la France. Extraits : « […]. ô France, le temps des palabres est révolu. […]. ô France, voici le jour venu où il te faut rendre des comptes ! Prépare-toi, voici notre réponse ! » Que dirait-on si notre « Marseillaise » comportait des menaces similaires à l’encontre des Algériens ? Les apôtres de la repentance dont Benjamin Stora est l’un des représentants les plus marquants n’ont jamais réagi à cette agression verbale qui est inscrite dans le chant solennel de l’Algérie.
Notre chère France, pays de Verlaine au cœur blessé d’une langueur monotone, est devenue sur fond de sanglots longs malade de son passé. Le processus est dangereux. Un siècle plus tôt, l’auteur Ernest Renan nous avait prévenu sur les risques encourus par une nation qui s’engage dans une situation malsaine de contrition continue sous le faux prétexte de recherche d’une vérité : « Il est dangereux de lui demander de s’avouer seule coupable et de la vouer à une pénitence perpétuelle. » Laissons la conclusion à Daniel Lefeuvre, le grand spécialiste de l’histoire coloniale, décédé en 2013 : « Prétendre que les Français doivent faire acte de repentance pour expier la page coloniale de leur histoire et réduire les fractures de la société française relève du charlatanisme ou de l’aveuglement. » (Pour en finir avec la repentance coloniale, Flammarion).
Les relations franco-algériennes n’ont pas à s’engluer dans une lamentable politique d’expiation qui empêche toute recherche de la vérité dans la sérénité. Elles doivent au contraire se débarrasser de l’encombrant complexe qui se joue sur la mélodie pesante du « je t’aime, moi non plus. »
[1] Michel KLEN, La tragédie de l’Algérie française, Dualpha.
Michel KLEN
Historien et essayiste
Membre de l’ASAF