À la différence de l’Europe, l’Asie considère l’assimilation comme une impossibilité conceptuelle. On naît chinois, japonais ou vietnamien, on ne le devient pas. Pas de citoyenneté sans une lignée ancestrale. Un texte de Jean-Noël Poirier, correspondant à Hanoï


Disons-le d’emblée, le concept d’assimilation est largement inconnu en Asie (1). Il s’agit même d’un concept difficile à appréhender dans cette Asie foncièrement traditionnelle, désormais peu attirée par les grands concepts occidentaux.

L’idée qu’un Camerounais noir ébène ou qu’un Suédois aux yeux bleu celte puisse devenir chinois (ou japonais, vietnamien, laotien, etc.) au motif, par exemple, qu’il parlerait parfaitement la langue du pays, y vivrait depuis plusieurs décennies, voire même y serait né, est saugrenue dans cette partie du monde. Et, avouons-le, nous serions les premiers surpris de rencontrer un Chinois d’origine africaine ou scandinave, tant nous avons intégré la nature ethnique du peuple chinois.

On est chinois parce qu’on naît chinois

Pour les plus de 2 milliards d’individus d’Asie du Nord et du Sud-Est, les choses sont très simples. Le peuple est une notion avant tout ethnique, assortie d’une culture ancestrale et parfois d’une religion. Ce « droit du sang », qui est en réalité plutôt un « droit des ancêtres », ne laisse guère de place à l’assimilation d’une personne d’une autre origine ethnique ou culturelle.

Cette réalité est particulièrement forte dans tout le monde confucéen (Chine, Taïwan, Japon, Corée, Vietnam) où la citoyenneté et l’appartenance au groupe ethnique ne font qu’un. La naturalisation est certes prévue par la loi, mais les dossiers sont rares, examinés à la loupe et le nombre de décisions positives est faible. De plus, citoyenneté ne vaut pas assimilation. Un étranger naturalisé ne sera jamais reconnu comme appartenant au peuple chinois, vietnamien, coréen ou japonais. La barrière, biologique, est ici indépassable.

« Vous, vous ne serez jamais vietnamien. Votre femme, elle, est vietnamienne », a conclu mon chauffeur de taxi, heureux de pouvoir mettre chacun dans sa bonne case. Mon épouse, née et élevée en France, de culture française, de mère française de souche, pouvait revendiquer sa « vietnamité » grâce à son père d’origine vietnamienne. Moi, bien que parlant vietnamien, dirigeant deux entreprises vietnamiennes, ayant déjà vécu douze ans sur place, je resterai pour toujours un Occidental, car Gaulois de sang à 100 %. « C’est comme ça. » Vérité biologique incontournable et acceptée comme telle dans toute la région. La vérité sort souvent de la bouche des chauffeurs de taxi.

Les aléas de l’histoire récente et le passage à une société 3.0 n’ont pas changé l’anthropologie. Entre 1975 et la fin des années 1980, plusieurs millions de Khmers et de Vietnamiens se sont réfugiés en Thaïlande, Malaisie, à Singapour et Hong Kong pour fuir le régime khmer rouge ou les mesures autoritaires du régime vietnamien. Bien que très proches culturellement et originaires de pays voisins (Khmers et Thaïs sont deux peuples « cousins »), ces réfugiés n’ont jamais été autorisés à s’installer sur place. Ils ont vécu dans des camps renfermant plusieurs centaines de milliers de personnes, gérés par les autorités locales et le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies. Certains y sont restés quinze ans, le temps nécessaire pour parvenir à un accord de paix au Cambodge (1991) et à un accord de rapatriement avec le Vietnam. Personne n’y trouva à redire. L’idée de laisser cette population s’installer et s’intégrer dans le pays d’accueil n’a traversé l’esprit de personne. « Khmer tu es, khmer tu restes. »

Intégration plutôt qu’assimilation, mais au compte-gouttes

Tous les pays de la zone ne sont pas aussi fermés. Les pays insulaires et péninsulaires (Philippines, Malaisie, Indonésie), pluriethniques et multiculturels par l’histoire, envisagent plus facilement l’intégration d’étrangers au sein de leur communauté nationale. C’est surtout le cas des Philippines, pays qui s’est constitué en plusieurs vagues d’immigration et qui autorise même la double nationalité, fait rare dans la région. Toutefois l’intégration des étrangers y est encore un non-sujet. Les Philippines demeurent avant tout un pays d’émigration (10 % des Philippins vivent à l’étranger) et non d’immigration.

Un communautarisme sous contrôle

Un communautarisme existe néanmoins dans tous ces pays de droit du sang, qui diffère du nôtre sur un point majeur : il ne concerne pas des populations importées récemment, mais les « peuples premiers », aujourd’hui minoritaires, présents sur place avant même souvent l’arrivée de l’ethnie majoritaire. La Chine affiche fièrement 55 minorités ethniques (9 % de la population), le Vietnam 53, la Birmanie 135. Elles sont officiellement choyées et respectées dans leur diversité culturelle et jouissent d’un cadre légal spécifique. La réalité est parfois bien plus cruelle, Ouïghours, Tibétains ou Rohingyas peuvent en témoigner. Les minorités religieuses ne sont pas non plus à la fête. Aux Philippines, en Malaisie, en Indonésie, en Thaïlande, les épisodes de violence et de terrorisme surviennent régulièrement sur fond d’antagonisme religieux. Les accusations de trahison ou de séparatisme ne sont jamais loin.

Sinisation et francisation

En fouillant l’histoire de la Chine, on trouve deux cas majeurs d’assimilation. La sinisation des dynasties mongole au XIIIe, siècle et mandchoue au XVIIe, deux peuples issus d’une culture différente et situés aux marches de l’Empire chinois, fut bien une assimilation, comme le fut au ive siècle la romanisation des peuplades barbares qui adoptèrent les usages romains et défendirent l’Empire.

Finalement, le plus spectaculaire exemple d’assimilation réussie d’une population asiatique au XXe siècle a eu lieu en France. Les dizaines de milliers de familles vietnamiennes et cambodgiennes arrivées après les accords de Genève en 1954, avant ou après la chute de Saigon et de Phnom Penh en 1975 ont massivement choisi de s’assimiler à la France et à la culture française. Beaucoup sont allées jusqu’à imposer le français et à bannir l’utilisation du vietnamien ou du khmer à la maison pour mieux accélérer l’intégration des enfants à qui, souvent, on donnait un prénom français en plus d’un prénom d’origine. Effort remarquable pour une population traditionnellement du droit du sang. Cette volonté d’épouser la culture autant que la citoyenneté française en dit également long sur la force d’attraction de la France jusqu’en 1975. À croire que la période coloniale n’avait pas laissé que des mauvais souvenirs.

Jean-Noël Poirier

Jean-Noël Poirier fut ambassadeur de France au Vietnam de 2012 à 2016. Il vit à Hanoï et travaille en Asie du Sud-Est où il a déjà vécu quatorze ans. Il traite pour Causeur de l’actualité vue de sa fenêtre en Asie.