Depuis le début de la pandémie, le généticien Axel Kahn prend position publiquement pour la protection des plus vulnérables, notamment des personnes malades de cancer, ainsi que pour l’universalité du vaccin anti-Covid, après avoir appelé le gouvernement à imposer le port du masque dans les lieux publics. Rencontre avec un humaniste, qui préconise l’usage de la raison plus que jamais en ces temps de crise, et qui vient de publier : Et le bien dans tout ça ?(Stock).
Nous voilà un an après le début de la pandémie. Qu’avons-nous appris sur nous-mêmes ?
Le temps de l’insouciance peut à peine être durable, il ne peut pas être définitif. Du point de vue économique, et maintenant sanitaire, nous quittons une période qui avait commencé après la Seconde Guerre mondiale et était marquée par un optimisme insouciant.
Qu’est-ce que nous n’avons pas encore compris ?
Nous ne comprendrons jamais totalement les tumultes de l’âme humaine. J’ai 76 ans. J’ai passé une partie de ma vie à essayer d’apporter des éléments d’explication pour que mes semblables, les citoyens, les enfants dans les écoles, parviennent à mieux comprendre les phénomènes qui les entourent et les évolutions scientifiques. J’ai valorisé la démarche de la raison, essayé de les persuader qu’on ne pouvait contester l’utilisation de la raison, de la logique, pour argumenter un débat. Mais à l’occasion de cette pandémie, on a assisté à une extraordinaire explosion des positionnements les plus irrationnels, de formes d’agressivité contre la raison. J’ai pu me dire que c’était la négation et l’échec de ce à quoi j’ai voué ma vie.
Le regrettez-vous ?
Oui, c’est une observation totalement désolée. Qu’est-ce que nous avons manqué, femmes et hommes de ma génération ? Il y a un recul important de l’usage de la raison comparativement à la période de mes 30 ans.
Cette pandémie semble, de fait, défier la raison…
Non ! Tout y est raisonnable. La meilleure preuve, c’est que j’ai fait peu d’erreurs dans les prévisions de son devenir. J’en ai fait une seule, et de taille : en mars 2020, je pensais que, comme la grippe espagnole, ce virus nous attaquerait et s’en irait, qu’on n’en entendrait plus parler. Je n’en suis plus persuadé aujourd’hui. Il se pourrait qu’on ait à vivre avec ce virus. Pas en se laissant faire, bien sûr. Une caractéristique du « monde d’après » pourrait être qu’on n’en ait jamais fini avec le Covid.
Nous avons donc basculé dans un monde où nous allons devoir vivre avec des épidémies.
Mais cela a toujours été le cas ! La dernière pandémie – la grippe de Hongkong – date d’il y a 50 ans. On avait donc oublié… Or, depuis qu’il y a des hommes sur terre, il y a toujours eu de grandes pandémies qui, parfois, ont emporté 30 % de l’humanité. Rien de nouveau !
Qu’est-ce qui est nouveau alors depuis un an ?
La réalité du monde nous est subitement réapparue dans sa dureté et son incertitude. L’insouciance et l’optimisme s’étaient pourtant progressivement effondrés avec les difficultés de la construction européenne, les crises économiques, celle des subprimes en 2008. Désormais, nous faisons face à ce fléau sanitaire.
Vous avez défendu cette année le fait qu’il ne fallait pas confiner les seules personnes âgées. Mais n’avons-nous pas fait payer cette épidémie aux plus jeunes, avec des conséquences psychosociales dramatiques ?
Au stade où nous en sommes de l’évolution de nos sociétés, sur le plan moral, médical et technique, ce n’est pas possible. Si laisser les aînés dans un coin permettait d’éviter la crise économique, sociale, psychologique, je dirais pourquoi pas ? Mais les pays qui ont essayé de faire cela ont échoué.
Il y a une question éthique sous-jacente : faut-il « protéger » les plus âgés en donnant la priorité à la protection de la santé, ou bien faut-il « protéger » les jeunes en privilégiant l’économie, l’emploi, l’éducation ?
La question est absurde ! La Suède est un bel exemple : le pays a laissé les jeunes vivre ; les vieux sont morts en masse. Son PIB s’est effondré. Le nombre de morts est jusqu’à 10 fois supérieur aux pays limitrophes. C’est un désastre total. Les seuls pays à avoir protégé vieux et jeunes sont ceux qui ont adopté la stratégie du « zéro Covid ». La seule qui a fonctionné. Quel qu’en soit le prix dans un premier temps, cette stratégie visait à éradiquer le virus, puis à être impitoyable contre toutes ses réinfiltrations : Nouvelle-Zélande, Australie, Thaïlande, Corée, Japon, Chine l’ont adoptée. Aujourd’hui, la jeunesse y danse dans les boîtes de nuit, travaille, va à l’école, à l’université, et il y a 100 fois moins de morts.
En France, l’exécutif adopte une stratégie entre deux eaux.
Le seul véritable effort que nous ayons fait est le premier confinement de mars à mai. À son terme, on comptabilisait 15 morts par jour. Mais on n’a pas su tenir ce résultat : on n’avait pas assez de tests ; le « tester, tracer, isoler » ne fonctionne que lorsque la circulation virale est très basse. En novembre, on a confiné dans le but d’atteindre 5 000 personnes contaminées par jour. En décembre, on a relâché avec 10 000 contaminations quotidiennes. Le président de la République a changé d’avis. Actuellement, le choix politique est de tenir avec une circulation virale élevée. Le prix à payer sur le plan sanitaire est important.
Les Français sont exaspérés par les restrictions.
J’entends bien. Mais le plus exaspérant, c’est qu’il n’y a pas de perspective de sortie du tunnel. Le parti pris actuel ? Vélo, boulot à distance, dodo. Soit une vie amoindrie, avec un prix social et économique considérable.
Le paradoxe d’un confinement strict, c’est qu’il permet de préserver la vie biologique. Mais est-ce encore vraiment la vie quand il n’y a plus de relations sociales ?
On ne peut pas vivre avec le virus. Pour que la vie sociale et la vie culturelle reprennent, il faut le tenir en respect. Pour que les théâtres, les universités, les restaurants ouvrent à nouveau, il faut une circulation virale faible.
Vous avez défendu les personnes les plus fragiles, notamment celles atteintes de cancer. Mais une politique de confinement strict a mené à d’énormes problèmes de santé publique, avec des cancers non détectés et une surmortalité…
C’est pire maintenant ! La tension dans les hôpitaux persiste, le plan blanc a été réactivé, on déplore des foyers épidémiques dans certains établissements de santé. Des malades potentiels ne sont toujours pas détectés. On remplace un effort concentré de quelques semaines par une année de privation et de tension. Certains analystes économiques ont montré que la meilleure solution financière, sanitaire, sociale et psychologique serait d’éradiquer la maladie, par un confinement strict, pour reprendre ensuite une vie sans ce virus.
Vous n’avez pas infléchi votre ligne sur la nécessité d’un confinement généralisé.
Je ne fais pas de politique. Mais je ne crois pas que les choix actuels soit bons d’un point de vue sanitaire. Ni pour les 100 000 morts que nous aurons à déplorer au final, ni pour les malades du cancer dont je m’occupe à la Ligue, ni pour l’état psychologique des Français. Seul le premier confinement a permis que s’effondre la circulation virale. Mais je comprends les choix des responsables politiques face à l’exaspération des citoyens dont ils craignent qu’ils ne supportent pas de nouvelles restrictions.
Comment rester « raisonnable et humain », selon le mot de votre père, le philosophe Jean Kahn, au regard de la complexité de cette crise ?
Avant son suicide, mon père m’a enjoint à toujours utiliser ma raison. Dans le cadre de cette crise, cela ne nécessite pas une réflexion profonde. Amélioration des techniques de soin, nouveaux protocoles médicaux, décisions pour les malades en fin de vie, essais cliniques, tout cela a demandé l’usage de la raison et la prise en compte de la réalité des vies humaines.
Votre livre s’intitule Et le bien dans tout ça ? Qu’entendez-vous par « le bien » et comment se traduit-il dans la gestion de l’épidémie ?
Le bien s’incarne dans le respect et le souci des autres. Tout ce qui met en péril la sécurité, la santé, l’autonomie, la liberté des personnes, c’est le mal. L’indifférence se situe entre les deux, plutôt du côté du mal, selon moi. Dans le cadre de la pandémie, chaque fois qu’est promue une méthode qui limite les contraintes sur les personnes tout en préservant leur vie, qui ne considère pas qu’on peut sacrifier certaines catégories de gens, alors on est du côté du bien.
En cette période d’incertitudes, où la souffrance psychologique des Français est durable, à quoi se raccrocher ?
Au début de la crise, on parlait avec une certaine naïveté du « monde d’après » qui devait être lumineux, fraternel, où la santé serait promue et le capitalisme sauvage combattu. Moi, j’ai toujours pensé que le « monde d’après » serait comme le « monde d’avant » en pire. Le bonheur sera-t-il possible ? Oui ! L’humanité trouvera-t-elle d’autres manières de s’épanouir ? Les couples pourront-ils s’aimer et avoir des enfants ? Oui ! La vie et la richesse de projection de l’esprit humain, notre capacité à embrasser le monde dans la tendresse et l’amour sont des raisons de rester optimiste. Tant qu’il y a une petite étincelle, le feu peut à nouveau crépiter.
Vous avez, il y a quelques années, traversé la France à pied, à la rencontre d’un pays abandonné et des plus vulnérables. Quel regard portez-vous sur nos concitoyens qui oscillent entre usure et résilience ?
Il y a une continuité entre mon analyse actuelle de la situation et mes observations de marcheur lors de ces deux traversées de la France. J’ai découvert des territoires abandonnés, des personnes sans espoir qui faisaient sécession avec toute forme de rationalité gestionnaire et politique. Cela recouvre les territoires d’où venaient les « gilets jaunes » qui se sont ensuite retrouvés dans la masse de gens niant la parole des autorités publiques et sanitaires au cours de cette crise. Ces gens ne croient plus ni en la République, ni en ses représentants, ni en Paris ni en l’Europe. Ils tiennent pour responsables tous ceux qui ont le pouvoir.
Or le savoir confère du pouvoir. Tout ce qui vient des autorités, académiques ou étatiques, est tromperie à rejeter, pour ces gens en sécession qui ont, en masse, plutôt suivi Didier Raoult. Il existe une continuité frappante, sur les réseaux sociaux, entre les « gilets jaunes » et les partisans de ce dernier. Les populations déshéritées, les plus révoltées sont actuellement dans le même processus de sécession que j’avais observé lors de mes marches.
Avec la pandémie, la réflexion éthique a été mise à mal par l’urgence de la situation alors qu’elle soulevait des questions importantes telles que le tri des patients, le soulagement de personnes en fin de vie en Éhpad. Cette crise va-t-elle changer notre rapport à l’éthique médicale ?
Pas du tout. Jeune interne, j’ai connu des moments de grande affluence de malades à l’hôpital et il me fallait déjà savoir desquels j’allais m’occuper en priorité. La priorisation est indissociable de la médecine. En réanimation, toute une partie de ma vie, j’ai été confronté à l’acharnement déraisonnable, aux personnes que je devais décider de réanimer ou non.
Ces questions se sont réactivées à l’occasion de cette crise…
Du point de vue des patients, oui, mais pas du corps médical.
Vous écrivez que vous êtes agnostique, en quoi croyez-vous exactement ?
Je ne fais pas l’hypothèse d’une transcendance. Pour moi, l’esprit est immanent. L’incroyable capacité des esprits humains, leur communion, la capacité à embrasser la beauté du monde, à vibrer avec elle, cela me fait frémir et pleurer. J’en ai fait l’expérience à plusieurs reprises. À Conques, après que le frère Jean-Daniel nous a montré le Jugement dernier du tympan de la basilique, nous y sommes entrés. Il a joué de l’orgue sous une luminosité composite. C’était la pleine lune, les dernières lueurs de soleil apparaissaient derrière les crêtes du Rouergue, tout cela passant à travers les vitraux en verre soufflé de Soulage…
Je suis adossé à une colonne et enveloppé par la musique. Voilà un état d’émotion intense, une expérience du sublime. Or je suis agnostique ! À ce moment-là, je suis entouré de centaines de pèlerins croyants, mais il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette entre mon émotion et la leur.
Tant que les hommes et les femmes pourront voir leurs yeux briller de désir, alors il y a un avenir évident.
Et dans la nature, vous arrive-t-il de faire l’expérience du sublime ?
Bien sûr ! Une fois, en descendant le point culminant du Cézallier, dans le Massif central, à 1 500 m d’altitude, me voilà dans une grande prairie déserte. Tout à coup, je suis devant un champ d’orchidées sauvages s’étendant à perte de vue. Certaines sont fermées comme des poings juvéniles, malhabiles ; d’autres ont les mains déployées, roses, mauves, zébrées. Avec le vent des cimes, c’est Shiva qui tente de me séduire. Je suis sidéré ! Incapable de faire un pas de plus de peur d’en écraser une.
Une idée me traverse – elle vaut pour cette période difficile que nous affrontons : tant qu’au monde une telle beauté existera et sera appréhendée comme telle, alors le malheur absolu ne pourra exister sur terre. C’est notamment cela, mon espérance. Après le premier confinement, je suis allé dans les bois. Certes, les jonquilles, les narcisses étaient passées, mais c’était la saison des ancolies, des orchidées, du muguet, des asperges sauvages, c’était merveilleux. Tant que cela est possible, il y a un avenir désirable et évident. J’ajouterai même : tant que les hommes et les femmes pourront voir leurs yeux briller de désir, alors il y a un avenir évident.
Que vous reste-t-il de votre jeunesse catholique ?
Le catholicisme est ma terre natale. Mais je ne fais pas l’hypothèse du bon Dieu et ne crois pas en la vie éternelle. À ma mort se dissipera mon image. L’idée que des pâquerettes pousseront à proximité de ma tombe, nourries par les molécules de mon corps putréfié, suffit à me réjouir.
Vous avez perdu la foi à 15 ans, mais ne rejetez pas tout…
L’humanisme chrétien mérite d’être conservé et refondé sans faire l’hypothèse de la transcendance. C’est le trajet intellectuel de ma vie.
La période actuelle vous inquiète-t-elle ?
J’ai la certitude que nous allons nous en sortir, car l’humanité s’en sort toujours. Nous avons résisté à la peste noire, nous résisterons au Sars-Cov-2 ! Mais il va falloir rebâtir. On rebâtira, ce sera beau et on s’aimera !
« Sois raisonnable et humain »
Dans cet essai, Axel Kahn tente de définir le bien, le confronte aux découvertes scientifiques qui poussent au transhumanisme et à l’espoir fou de l’immortalité. Il s’interroge aussi sur la place du bien dans l’espace public, dans le champ des décisions politiques, notamment en cette période de crise sanitaire. « Nous sommes ivres d’un sentiment d’invulnérabilité », déplore-t-il. Ce virus nous remet face à notre finitude. Est-ce pour notre bien ? Enfin, et ce sont là des pages plus intimes, le généticien questionne la manière dont il a pu et su répondre à l’injonction de son père, le philosophe Jean Kahn, avant que ce dernier ne se suicide en 1970 : « Sois raisonnable et humain. » Un livre dense et riche de matière à réflexion sur la pandémie.
Et le bien dans tout ça ?, d’Axel Kahn, Stock, 20,50 euros.
Généticien et auteur de nombreux essais, notamment de vulgarisation scientifique et éthique, Axel Kahn préside actuellement la Ligue nationale contre le cancer. Il a été membre du comité consultatif national d’éthique de 1992 à 2004. Dans les années 2000, il s’est déclaré opposé au clonage thérapeutique et à la réification de l’embryon humain.