« Profiteur », « pécunieux », « apprenti sorcier »… « Pasteur ne guérit pas la rage, il la donne » : à la fin du XIXe siècle, le chimiste reçoit un tombereau d’insultes, fait l’objet d’articles de presse très hostiles. « L’antivaccinisme est violent dès cette époque-là », rappelle Laurent-Henri Vignaud, historien des sciences et coauteur d’Antivax. La résistance aux vaccins du XVIIIe siècle à nos jours (Vendémiaire, 2019).
Aujourd’hui, c’est le vaccin contre le Covid-19 qui est mis au défi de la défiance : 24 % des Français n’accepteraient « probablement pas » le vaccin, 19 %, « certainement pas ». Soit une petite moitié de la population, selon un sondage de l’Institut Ipsos, réalisé en décembre 2020 et cité par la Fondation Jean-Jaurès dans un article intitulé « Vaccins : la piqûre de défiance ».
Les théories conspirationnistes
« Symptôme de cette défiance vaccinale, y écrit Antoine Bristielle, chercheur en sciences politiques au laboratoire Pacte (Science Po Grenoble), l’annonce d’un vaccin contre le Covid-19 a été largement concurrencée par la sortie d’un “documentaire” baptisé Hold-up, retour sur un chaos, assemblant un ensemble hétéroclite de théories conspirationnistes au sujet du Covid-19 et d’un potentiel vaccin, qui a été en l’espace de quelques jours partagé abondamment sur les réseaux sociaux. Il est vrai qu’à l’heure actuelle l’opposition de la population à un potentiel futur vaccin pour lutter contre l’épidémie semble massive. » Et ce, en dépit des personnalités comme Michel Cymes, animateur télé et médecin, ou le généticien Axel Kahn, qui se sont fait vacciner publiquement début janvier.
En janvier 2019, soit un an avant la pandémie de Covid-19, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) déclarait que l’hésitation à se faire vacciner fait désormais partie des 10 grandes menaces sanitaires mondiales, avec le changement climatique, le sida ou encore la dengue. Et la France est la championne du monde de cette défiance ! Selon l’article de la Fondation Jean-Jaurès, notre pays est devenu l’un des États d’Europe, voire du monde, « les plus sceptiques à l’égard de la couverture vaccinale » derrière l’Italie, l’Espagne, les États-Unis ou le Mexique.
Une visibilité décuplée par les réseaux sociaux
« Quel paradoxe au pays de Pasteur ! », s’exclame Sonia de La Provôté, sénatrice centriste et médecin, rapporteuse pour l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) d’un texte sur la stratégie vaccinale du gouvernement, rendu public mi-décembre quelques semaines avant que cette même stratégie soit l’objet de critiques pour la lenteur de sa mise en place.
Selon la sénatrice, les résistances contemporaines à la vaccination sont plurifactorielles : des raisons religieuses peuvent être invoquées, comme celle d’un « attentat à la providence », naturalistes, dans une forme de soumission à la « bonne mère nature », alterscientifiques, avec la promotion d’une « bonne hygiène de vie » qui suffirait à s’exempter de la vaccination, politiques, avec une méfiance à l’égard des politiques de santé publiques et des liens supposés entre l’État et les Big Pharma. « Il serait toutefois réducteur de penser que les antivax sont tous des complotistes », nuance Sonia de La Provôté.
Certes, des sites complotistes comme Reinfo Covid ou la plateforme d’hébergement vidéo Odysee (qui diffuse Hold-up, retour sur un chaos) contestent le vaccin contre le coronavirus. Certes, comme le montre Antoine Bristielle, dans l’article de la Fondation Jean-Jaurès déjà mentionné, « les individus rejetant les institutions politiques classiques auraient une forte probabilité d’être également défiants envers les institutions scientifiques, en particulier les individus qui manifestent une sympathie pour les partis populistes de droite ».
Chez les électeurs de François Asselineau, Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan, on trouve davantage de personnes opposées à la vaccination que chez ceux d’Emmanuel Macron. Certes, « la guerre contre les vaccins est récupérée par un groupe de complotistes marqué à l’extrême droite, dont la visibilité est démultipliée par les réseaux sociaux », renchérit Laurent-Henri Vignaud. Ils trouvent là une occasion en or de montrer qu’il y aurait bien un État profond, un gouvernement mondial, dont le but serait de contrôler la population.
Du doute au soupçon généralisé
Toutefois, il y a aussi beaucoup de gens qui ne partagent pas ces théories complotistes, et qui se posent légitimement des questions sur un vaccin au sujet duquel le recul est limité, dont on ne connaît pas encore la durée de protection ni s’il protège de la transmission du virus. « Il ne faut pas invectiver ceux qui doutent, mais réfléchir à quelle réponse on leur apporte », admet Daniel Floret, vice-président de la commission technique des vaccinations à la Haute Autorité de santé. « Ce n’est pas une défiance irrationnelle, elle est compréhensible », abonde Sonia de La Provôté.
Au-delà des inconnues de ce vaccin anti-Covid, l’histoire récente faite de scandales sanitaires jette le doute sur les politiques de santé publique menées en France. Sang contaminé, scandale de la vache folle, du Mediator… « Concernant les vaccins, il y a un basculement à la fin des années 1990, une chute de la confiance, souligne Laurent-Henri Vignaud. À ce moment-là, la défiance vaccinale se politise. »
D’abord, la campagne contre l’hépatite B qui fut approuvée par Philippe Douste-Blazy, alors ministre de la Santé, puis suspendue par Bernard Kouchner, son successeur. « Cela a introduit le doute sur ce vaccin par le biais du politique », décrypte l’historien. Avec, à l’époque, une inconnue sur un potentiel favorisant les scléroses en plaques, ce qui n’a pourtant jamais été prouvé.
Une mauvaise communication du gouvernement
Ensuite, il y eut les millions de doses achetées contre la grippe H1N1 par Roselyne Bachelot, qui fut très critiquée pour cela, « mais qui ne fit qu’appliquer le principe de précaution, ajoute Laurent-Henri Vignaud,alors que le danger semblait avoir été surestimé par l’OMS ».
Avec le Covid-19, on est entré dans une ère du soupçon généralisé. « On constate une animosité contre toutes les formes de pouvoir, qui n’épargne pas le pouvoir médical », regrette Axel Kahn qui, début janvier, a intimé l’ordre aux pouvoirs publics d’accélérer la campagne de vaccination. Les causes du soupçon ? Elles sont multiples : la mauvaise communication du gouvernement, notamment à propos des masques, de leur utilité, du manque de stocks ; les dysfonctionnements dans la gestion de la crise ; l’opacité des décisions, dont un « manque de respect des fondamentaux éthiques », selon les durs mots d’Emmanuel Hirsch, professeur d’éthique médicale à l’université de Paris-Saclay.
Et encore récemment, un flottement sur les vaccins, le nombre de doses disponibles, l’approvisionnement et la mise en place concrète de la vaccination. Avec pour conséquence, une perte de confiance dans les institutions publiques. « Or, c’est bien en réussissant cette campagne que nous redonnerons pleinement confiance aux Français sur nos institutions et nos politiques de santé publique », admet le Pr Jean-Louis Touraine, député LREM et immunologiste.
Un défi scientifique, logistique, politique
Dans ce contexte électrique, quelles sont les pistes pour réussir la campagne vaccinale ? Mi-décembre, l’Opecst avait fait quelques préconisations : faire en sorte que les conflits d’intérêts potentiels (des scientifiques, des membres des instances régulatrices avec les laboratoires, par exemple) soient déclarés ; que les informations sur le vaccin et ses effets secondaires soient le plus limpide possible ; laisser à chaque citoyen la possibilité de mesurer le bénéfice-risques et ne pas rendre la vaccination obligatoire. Enfin, « mettre le généraliste à la manœuvre », exprime Florence Lassarade, sénatrice LR et pédiatre, membre de l’Opecst.
Pour inciter les Français à la vaccination, « il y a des leviers cognitifs qui fonctionnent », remarque Coralie Chevallier, chercheuse en sciences cognitives à l’Inserm. Dans les campagnes de communication, parler de la protection de soi-même n’est pas, selon elle, l’argument le plus efficace.
En revanche, jouer sur l’altruisme, sur le fait qu’on peut regretter de ne pas l’avoir fait, sur des motivations sociales (autour de soi, une majorité de personnes le font) peut s’avérer très incitatif. « Il faut ensuite passer à l’action et pour cela mieux vaut lever certaines barrières », souligne-t-elle Pour cela, un bon de vaccination reçu dans la boîte aux lettres peut être plus motivant que la nécessité de récupérer une ordonnance chez le médecin.
Une stratégie vaccinale réussie, selon Cédric Villani, saura relever le défi scientifique, logistique, politique. Pour l’instant, on n’y est pas. Selon le mathématicien, c’est surtout et avant tout une stratégie qui inspirera confiance. Et d’insister : « Ce vaccin n’est pas le vaccin du gouvernement, il est le résultat d’une histoire scientifique et humaine. »
Antivax. La résistance aux vaccins du XVIIIe siècle à nos jours, de Laurent-Henri Vignaud et Françoise Salvadori, Vendémiaire, 2019, 23 €.
Techniques de vaccinations
Historiquement, les vaccins contre les virus se font de deux manières : soit on inocule au patient sain le virus atténué, soit on lui inocule des molécules du virus, contre lequel l’immunité réagit en produisant des anticorps et des lymphocytes T. Les laboratoires Pfizer et Moderna proposent une technique dite à « ARN messager » : on administre au patient les molécules qui permettent de fabriquer l’antigène qui se trouve à la surface du virus, soit en quelque sorte l’usine fabriquant l’immunité contre le Covid-19. Cette technique n’est pas radicalement nouvelle : Elle avait déjà été l’objet d’essais avec le développement d’un vaccin contre Ébola, en 2015-2016.
La course contre les variants
Sera-t-on vraiment sauvé par le vaccin ? Il y a en effet une nouvelle donne dans cette course contre la montre qu’est la vaccination contre le Covid : l’apparition de quatre variants du virus, en Grande-Bretagne, en Afrique du Sud, au Japon et à Manaus (Brésil). Le variant anglais est pour l’instant le plus documenté sur le plan scientifique. S’il n’est pas plus agressif pour les malades, il est toutefois beaucoup plus contagieux. « Il nous oblige à vacciner beaucoup plus vite, il nous prend de vitesse, commente Jean-Louis Touraine, immunologiste et député LREM. Il nous faut améliorer la logistique et amplifier les doses disponibles. » Le généticien Axel Kahn craint, pour sa part, que les trois autres variants représentent une menace plus importante et ne modifient l’affinité des anticorps vaccinaux. En d’autres termes, le vaccin actuel sera-t-il complètement efficace contre ces variants ? « Il faut que les fabricants préparent des vaccins contre les mutants polyvalents »,prévient-il déjà, même s’il n’existe pas de données scientifiques consolidées à ce jour. Une chose est sûre : plus on enraye l’épidémie vite, meilleur en sera le contrôle et moindre sera le risque que ne se développent de nouveaux mutants.