En matière de terrorisme, l’examen minutieux des dossiers judiciaires de ces dernières années démontre que la thèse du « loup solitaire » ne tient pas. Le ou les individus « isolés » qui se sont « autoradicalisés seuls en consultant Internet », passant à l’acte mortifère avec les moyens du bord, sans plan préalable, relèvent de la fable. Les « soldats du califat » de Daech sont téléguidés de manière précise ou répondent aux mots d’ordre et aux schémas mis en place par l’organisation terroriste.
L’attentat du 26 juillet 2016 à l’église de Saint-Étienne-du-Rouvray (Seine-Maritime), au cours duquel Jacques Hamel a été égorgé et un fidèle assistant à l’office grièvement blessé, n’échappe pas à cette règle. Tout au contraire, l’analyse du dossier d’instruction – portée par la très exigeante juge antiterroriste Emmanuelle Robinson –, tout comme nos nombreuses discussions avec des membres de la police et du renseignement, attestent une opération savamment préparée.
Un Français à la manœuvre
La mécanique infernale de l’attentat s’est mise en branle avec minutie. Préméditation, réflexion, organisation, réseau : aucun élément n’a été laissé au hasard. Ce sont ces arcanes secrets, cette arrière-boutique du terrorisme, que La Vie dévoile aujourd’hui. Avec, au centre, Rachid Kassim, un Français bien connu de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI, le service policier antiterroriste).
Portrait présumé de Rachid Kassim, le commanditaire de l’attentat. Extrait d’une vidéo de propagande de Daech datant de juillet 2016.
Né en 1987, à Roanne (Loire), d’un père yéménite et d’une mère algérienne, le jeune homme est parti rejoindre les rangs de Daech en 2015. Et c’est depuis la Syrie qu’il a demandé à Adel Kermiche et Abdel-Malik Petitjean, 19 ans chacun, de perpétrer l’attentat dans l’église de Saint-Étienne-du-Rouvray. Après avoir fait irruption à 9 heures 30 dans le lieu de culte, et commis l’irréparable, les deux terroristes ont été abattus alors qu’ils se ruaient couteau en main sur les forces de l’ordre qui encerclaient le bâtiment.
Rachid Kassim est, de fait, le seul accusé à être renvoyé pour « complicité d’assassinat » dans le procès qui se tiendra du 14 février au 11 mars 2022 devant la cour d’assises spéciale de Paris, dépourvue de jurés populaires, ainsi que le dispose la loi en matière terroriste. Il encourt la réclusion à perpétuité, mais jamais Kassim ne répondra de ses crimes. Car, ce que relève l’ordonnance de mise en accusation de la juge Robinson, est que Kassim, tenu pour « l’instigateur » de l’attentat, est « présumé décédé » .
De fait, le Français aurait bien été « neutralisé », c’est-à-dire éliminé, par la frappe d’un drone américain, le 27 juillet 2017, près de Mossoul (Irak), à la demande expresse de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE, les services secrets français dépendant du ministère des Armées). Ainsi se serait achevé le parcours sanglant d’un fanatique de 29 ans, arborant un sourire monstrueux dans une vidéo où on le voit trancher la gorge d’un otage de Daech. « Il n’est jamais facile d’ordonner, et encore moins d’exécuter, l’élimination ciblée d’un terroriste en zone irako-syrienne, notamment parce que la frappe ne doit pas engendrer de morts civils », nous confie un ancien agent de la DGSI qui était notamment responsable du suivi des activités de Kassim.
Coordinateur de plusieurs attentats
Au sein de l’organisation terroriste, Rachid Kassim était chargé de repérer les radicalisés sur le sol français, de les embrigader, d’assurer leur endoctrinement à distance, et de les téléguider dans la commission d’attentats. Voilà, très précisément, le rôle actif qu’il a joué auprès d’Adel Kermiche et d’Abdel-Malik Petitjean. Mais Kassim n’a pas uniquement été le commanditaire de l’attentat qui a coûté la vie au père Hamel : c’est la deuxième révélation importante du dossier d’instruction. On le trouve notamment derrière l’acte terroriste de Magnanville (Yvelines), le 13 juin 2016, lors duquel deux policiers en couple ont été poignardés et égorgés à leur domicile. Et encore derrière l’attentat raté qui consistait à faire exploser un véhicule bourré de bonbonnes de gaz près de Notre-Dame-de-Paris, le 4 septembre 2016.
Rivé à son ordinateur douze à quinze heures par jour, quelque part sur les terres du califat de Daech, Rachid Kassim ne se contentait pas d’entretenir des centaines d’échanges virtuels via la messagerie Telegram afin de commettre des attentats bien réels. Ivre de son influence et du pouvoir que celle-ci lui conférait, le djihadiste jouait aussi l’entremetteur. Une façon d’avoir la mainmise sur la vie intime de ses recrues. Ainsi, il mettait en contact des radicalisés résidant en France en vue de conclure des mariages religieux.
Mariage douteux
Parmi les huit jeunes femmes approchées par Adel Kermiche dans cette optique, toujours grâce aux bons soins de Kassim, figure Sarah Hervouët, avec laquelle il a échangé à 337 reprises entre le 2 et le 17 juillet 2016. Le mariage ne s’est pas fait, « faute d’affinités » . C’est ce qu’a déclaré Hervouët aux enquêteurs qui l’interrogeaient le 9 septembre 2016. Elle venait alors d’être interpellée… dans le cadre de l’enquête sur l’attentat avorté à Notre-Dame, cinq jours plus tôt. Pour la tentative d’assassinat d’un policier lors de son arrestation dans cette affaire, la jeune femme a écopé de 20 ans de réclusion criminelle le 14 octobre 2019.
Adel Kermiche croyait enfin avoir trouvé l’âme sœur en la personne d’Angham Chafeni, une autre radicalisée qui, elle, avait rejoint le groupe de discussion informatique « Entre sœurs » animé par Inès Madani – condamnée, lors de son procès en appel le 7 juin dernier, à 30 ans de réclusion criminelle, dont deux tiers de sûreté, pour sa participation à la tentative d’attentat près de la cathédrale parisienne. Après l’avoir contrainte à revêtir des vêtements islamiques, à ne plus écouter de musique (un « sifflement satanique » pour les fanatiques de Daech) et tenté de lui adjoindre une co-épouse, Adel Kermiche a fini par répudier Angham Chafeni une fois leur relation « consommée » , a-t-elle expliqué.
Un avocat en colère
« Dans un procès terroriste, il manque toujours quelqu’un sur le banc des accusés » , déplore Méhana Mouhou, l’avocat de Guy Coponet, un paroissien lui-même grièvement blessé dans l’attentat.
En l’absence de Kassim, de Kermiche et de Petitjean, trois accusés seront jugés : Farid Khelil, aujourd’hui âgé de 36 ans ; Yassine Sebaihia, 27 ans ; et Jean-Philippe Steven Jean-Louis, 25 ans. Tous répondront d’« association de malfaiteurs terroriste criminelle » et encourent 20 ans de prison. Ils sont accusés d’avoir eu des échanges soutenus avec les deux auteurs de l’attentat à Saint-Étienne-du-Rouvray, d’avoir eu connaissance des détails du projet, voire d’y avoir été associés.
Inlassable défenseur des victimes de terrorisme et fin connaisseur des arcanes de l’islamisme, Me Mouhou ne cache pas sa colère : « Cet attentat aurait intégralement pu être évité », martèle-t-il. Et de pointer une « double faute – de l’autorité judiciaire et des services de renseignement –, des erreurs d’appréciation qui ont été fatales. » L’analyse du dossier, ainsi que des entretiens avec des membres des services de renseignement, confirment cette évidence : jamais Adel Kermiche n’aurait dû se trouver en liberté sans faire l’objet d’une surveillance accrue. Rien n’a permis d’enrayer la mécanique mortifère qu’il a enclenchée avec son complice Abdel-Malik Petitjean sous la férule de Rachid Kassim. Pour saisir cette stupéfiante et terrifiante réalité, il convient d’examiner les deux dysfonctionnements systémiques qui ont conduit à la tragédie : la naïveté d’une justice émolliente et la défaillance du renseignement.
Mauvaise appréciation de la dangerosité
En premier lieu, l’extrême dangerosité d’Adel Kermiche a été sous-estimée. Du moins est-il parvenu à abuser les juges. Le 23 mars 2015, à deux jours de son 18e anniversaire, Kermiche est interpellé à Munich, en Allemagne, alors qu’il tente de rejoindre la Syrie. Rapatrié en France, il est mis en examen pour « association de malfaiteurs terroriste », placé sous contrôle judiciaire et laissé libre. Une liberté dont il profite pour tenter, de nouveau, de gagner le califat de Daech. Intercepté en Turquie, il est renvoyé en France, de nouveau mis en examen et, cette fois, placé en détention provisoire le 22 mai 2015. C’est là que la machine va dérailler. Kermiche est « repéré par le personnel pénitentiaire comme un individu prosélyte lançant des appels à la prière par la fenêtre pendant plusieurs heures » , multipliant « les menaces envers un surveillant en ces termes : “vous êtes pas musulman et vous acceptez les lois des taghouts [ceux qui appellent à l’adoration d’un autre qu’Allah, ndlr] , vous allez voir ! », relève l’ordonnance de la juge Robinson.
Les deux assassins, Adel Kermiche (à gauche) et Abdel-Malik Petitjean,19 ans chacun, dans leur vidéo d’allégeance à Daech.
En dépit de son obstination à vouloir rejoindre les rangs de Daech et de sa radicalisation patente, Kermiche est remis en liberté le 22 mars 2016. Motif : la juge d’instruction le croit quand il affirme avoir « pris conscience de ses erreurs » . Elle redoute aussi les effets de l’incarcération, le détenu présentant des « idées suicidaires » . « Résultat, on lui fait confiance et on le libère sur sa seule bonne parole !, s’insurge Me Mouhou. Le parquet s’est opposé à cette décision prise par la juge d’instruction, par celui des libertés et de la détention, et confirmée par la chambre de l’instruction. Ce sont cinq magistrats qui se sont fourvoyés ! Pourtant, il existait de funestes précédents, notamment le cas Mohamed Merah, en 2012. Kermiche a mis en œuvre la taqqya, la technique de dissimulation des islamistes prônée pour endormir la vigilance. » Une manœuvre attestée noir sur blanc par l’instruction qui a suivi l’attentat : « Le 17 juillet 2016, il publiait une photo de lui sur la messagerie Telegram et précisait qu’il faisait la « taqqya » (la dissimulation) et conseillait à ses abonnés de rester discrets. »
Relâchement du suivi judiciaire
Adel Kermiche est donc assigné à résidence au domicile de ses parents et placé sous bracelet électronique. Une fois par semaine, il fait l’objet d’un suivi par le service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP), qui consiste en un échange téléphonique. C’est manifestement trop. Dans son rapport du 13 juillet 2016, le SPIP sollicite un espacement des contacts tous les quinze jours afin « d’installer d’autres modes relationnels plus favorables » . La conclusion du rapport semestriel se veut rassurante : le SPIP indique disposer « de signes laissant penser que M. Kermiche était toujours un musulman pratiquant » sans « être certain de son maintien dans un processus de radicalisation. Son discours sur la religion ne démontrait pas une idéologie extrémiste » . Ces lignes ont été écrites le 26 juillet 2016… le jour même où Kermiche a égorgé le père Hamel. Son contrôle judiciaire l’autorisait à sortir entre 8 heures et midi. Il a perpétré l’attentat à 9 h 30, c’est-à-dire en respectant scrupuleusement les injonctions de la justice.
D’autres graves éléments ont été négligés. Selon nos informations, sa mère, Aldjia Nassera, s’est rendue à trois reprises auprès du commissariat et des services de la préfecture pour les alerter de la dérive et du risque de passage à l’acte de son fils, sans que la moindre suite n’y soit donnée. La juge Robinson, elle, ne pourra que constater et souligner, en gras, qu’« il est établi que Adel Kermiche avait continué à se montrer très actif dans la djihadosphère et à entretenir des relations nombreuses avec des individus également radicalisés, notamment sur les réseaux sociaux, via sa chaîne Telegram « Haqq-Wad-Dalil » (Vérité et preuve) sur laquelle il diffusait des messages au contenu particulièrement radical » .
Manque de moyens policiers
En second lieu, l’autre erreur dramatique a consisté en l’absence de surveillance policière. Adel Kermiche n’était pas placé sur écoutes téléphoniques. La juge d’instruction n’avait pas non plus ordonné l’interception de ses communications informatiques. « Dès lors, nous sommes désarmés, reconnaît l’ancien agent de la DGSI. Nous sommes très bons dans un cadre judiciaire, mais, faute de moyens humains et techniques suffisants, nous péchons en termes de renseignement pur. » Le dossier d’instruction regorge d’échanges accablants entre Kermiche, Petitjean, Kassim et d’autres radicalisés. Mais cet ensemble édifiant n’a été reconstitué par les services antiterroristes que postérieurement au meurtre du père Hamel, par l’exploitation de la téléphonie et du matériel informatique des auteurs et des mis en cause.
Des policiers en faction devant l’église de Saint-Étienne-du-Rouvray, le 27 juillet 2016.
« La messagerie Telegram est une technologie d’origine russe. Elle permet des communications cryptées qu’il est impossible d’intercepter sans certains codes », explique l’ex-officier de la DGSI. À l’absence de cadre légal s’ajoutaient donc des obstacles techniques. Mais Rachid Kassim, le recruteur, le commanditaire, était, lui, dans le viseur. Grâce à l’appui d’un service de renseignement étranger, ses échanges téléphoniques passés depuis la Syrie ont pu être interceptés. De surcroît, des agents spécialisés sont parvenus à infiltrer sa chaîne Telegram, en se faisant passer pour de jeunes radicalisés. Ainsi, deux fois par jour, les services français ont pu disposer d’une masse conséquente d’informations.
Scénario connu
Restait à les exploiter et à en décrypter le sens. Une difficulté, les échanges se présentant le plus souvent sous forme de morceaux de phrases en français et en arabe phonétique, mâtiné d’argot, les interlocuteurs se dissimulant derrière des pseudonymes changeants. Les quelques extraits que nous publions révèlent néanmoins la façon dont les terroristes ont préparé l’attentat. Ils y discutent du choix de la cible – synagogue, discothèque ou église –, évoquent la nécessaire médiatisation du crime et la manière dont ils doivent prêter allégeance au calife de Daech.
Lors des obsèques de Jacques Hamel, dans la cathédrale de Rouen, le 2 août 2016.
Rétrospectivement, ces carences dans la surveillance apparaissent d’une gravité extrême avec, pour conséquence, le passage à l’acte. Dans son ordonnance de mise en accusation, la juge Robinson ne peut que conclure par ce constat glaçant : « Ainsi, dès le 19 juillet 2016, [Kermiche] exposait le scénario qui allait être retenu lors de l’attaque menée dans l’église de Saint-Étienne-du-Rouvray. » Rien n’a empêché ce scénario de se réaliser. Le sang a coulé.