Marianne : Votre solidarité avec Samuel Paty, vous a causé des ennuis dans votre université. Pouvez-vous résumer ?
Nadia Geerts : Cela a commencé le 19 octobre, deux jours après la décapitation de Samuel Paty. J’avais simplement publié un “#JeSuisSamuelPaty”, sur la page Facebook de mon école, qui est gérée par le conseil étudiant – équivalent à un syndicat étudiant en France. À la suite de ce hashtag, j’ai reçu des agressions verbales de la part de trois anciens étudiants, qui me reprochaient d’être Samuel Paty, mais de ne pas avoir été Palestine ou hijab. Ils jetaient le soupçon sur mes indignations qui seraient à géométrie variable. Ils m’accusaient d’être raciste et islamophobe.
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Un premier événement marquant est intervenu quand j’ai demandé à l’une de ces agresseuses de préciser clairement qui elle visait, puisqu’elle ne me nommait pas. Après cette question, j’ai été bloquée sur la page Facebook de mon école, ainsi que les trois agresseurs, par le conseil étudiant, comme si je faisais partie du problème. J’ai tout de suite signalé les faits à la direction, qui pendant deux mois n’a rien fait, malgré sa promesse d’un communiqué condamnant le meurtre de Samuel Paty et dénonçant dans la foulée ce dont j’avais été victime. Fin décembre, un communiqué de ma direction a été publié, co-signé par le conseil étudiant, qui condamnait les attaques dont j’ai été victime. J’ai été débloquée de la page Facebook en question, et j’ai donc cru que tout était réglé et que j’avais été enfin réhabilitée.
Cela n’a pas été le cas ?
Non, vient ensuite un deuxième volet. Mi-janvier, Wallonie-Bruxelles Enseignement, qui est le pouvoir organisateur qui chapeaute la haute école, a annoncé que dès la rentrée scolaire prochaine, les signes religieux seraient autorisés dans l’enseignement supérieur. L’école dans laquelle je travaille est une “haute école” – équivalent d’une grande école en France – qui forme de futurs enseignants. Quand l’annonce a été rendue publique, j’ai simplement mis sur ma page Facebook un commentaire très laconique : “Voici, on y est.” Tout de suite, j’ai reçu des dizaines et des dizaines de commentaires haineux, des insultes, des menaces, des agressions verbales, etc.
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Parmi ces agressions, il y avait sur la page Facebook du conseil étudiant une accusation, cette fois-ci beaucoup plus précise. Un ancien étudiant m’accusait de donner de moins bonnes notes à mes étudiants trop basanés. Cet étudiant n’a jamais suivi mes cours. Il n’a même jamais fréquenté l’école dans laquelle je travaillais, puisque la Haute École Bruxelles-Brabant est un regroupement de sept écoles différentes. Là, j’ai réagi à cette accusation en disant : “Tu as été témoin de faits de discrimination raciste, et tu n’as pas signalé les faits ? Je te rappelle pourtant que le racisme est un délit.” J’ai terminé en écrivant : “Et que la diffamation et la calomnie en sont d’autres. Je te laisse réfléchir là-dessus.”
À cela, le conseil étudiant a réagi en apportant du crédit à cette accusation portée contre moi, écrivant : “Malheureusement, le pouvoir que certains professeurs exercent sur les étudiants est tel que ces derniers n’osent pas réagir. (…) Nous vous laissons également réfléchir là-dessus.” Et jusqu’ici, c’est en vain que j’ai dénoncé ces accusations publiques scandaleuses portées contre moi. Je continue à espérer que le préjudice subi de ce fait sera enfin reconnu, car mon honneur professionnel a été gravement mis en cause.
Comment avez-vous réagi ?
Comme je n’obtenais pas de réponse de ma hiérarchie, j’ai commencé à m’exprimer dans la presse par rapport à ce qui m’arrivait. J’estimais que j’avais le droit de communiquer sur ce dont j’étais victime, du fait de mes engagements laïques – car c’est de toute évidence ça le problème, en réalité, pour mes agresseurs, et non la manière dont j’exerce mon métier. Mais c’est ce qui permet aujourd’hui au conseil étudiant d’affirmer que je nuis à la sérénité de l’ambiance dans mon école ! À cause de moi, l’école serait divisée entre ceux qui me soutiennent et ceux qui ne me soutiennent pas. Nous sommes en pleine inversion des rôles, c’est assez prodigieux.
Vous êtes-vous sentie menacée dans toute cette histoire ?
Je l’ai été, factuellement. Il y a eu des menaces publiquement écrites. Je ne me suis pas sentie menacée dans l’immédiat, puisqu’au moment où les faits ont commencé, les cours se tenaient déjà à distance. Je n’allais donc plus sur mon lieu de travail. En plus, mi-janvier, suite à la dernière accusation de comportement xénophobe portée contre moi, j’ai été mise en incapacité de travail, donc je suis doublement préservée. Mais le fait est que je ne peux plus envisager une seconde de remettre un orteil dans mon école. À la fois parce que tout le monde connaît mon visage et mes horaires de cours, et que c’est donc très facile pour quelqu’un de mal intentionné de me retrouver. Mais également parce que l’ambiance est devenue extrêmement délétère avec mes collègues et ma hiérarchie.
La publication sur votre page Facebook d’une caricature représentant deux terroristes islamistes armés d’un sabre, devant l’entrée de l’école, pour vous “rencontrer” a remis le feu aux poudres. Pourquoi l’avoir publiée ?
En fait, je n’ai pas publié la caricature, mais l’article. La publication du dessin vient en prime : quand on publie un article sur Facebook, une image s’affiche automatiquement, sans qu’on le veuille. J’ai partagé cet article parce que c’est à ça que sert notamment ma page Facebook : communiquer sur ce qui fait mon actualité, puisque je suis également une personnalité publique. Je relaie quand il y a des articles qui parlent de moi, en bien comme en mal. Et je trouve assez intéressant que ce soit une caricature qui fasse tant de bruit, d’autant plus si l’on met ça en perspective avec ce que je vis depuis cinq mois : je ne peux m’empêcher de faire le lien avec d’autres caricatures. Décidément, le droit à la satire passe mal, de nos jours !
Pour finir, il vous a été demandé de retirer la vidéo d’une interview donnée à l’Observatoire du décolonialisme, dans laquelle vous critiquiez certains de vos collègues. Vous dites notamment qu’ils sont “incapables de faire la différence entre les idées que je défends et les menaces qui pèsent sur moi aujourd’hui. Ce qui est quand même très grave”. Comprenez-vous cette demande ?
C’est un fait, je ne l’invente pas de toutes pièces. Une de mes collègues m’a écrit dès le mois d’octobre afin de me dire que beaucoup de mes collègues pensaient que j’étais effectivement raciste et islamophobe. C’est une évidence que si certains de mes collègues ne me défendent pas, c’est à cause de mes conceptions laïques, qu’ils assimilent à de l’”islamophobie”. Le conseil étudiant, lui-même, se prend les pieds dans le tapis dans son communiqué, illustrant à merveille cette confusion lorsqu’ils disent qu’il y a d’un côté les professeurs qui me soutiennent et de l’autre ceux qui n’ont pas de problème avec le port de signes religieux. Ils prouvent ainsi qu’ils n’ont rien compris.
Ce que j’aurais trouvé normal, c’est de recevoir un soutien collégial massif, non pas pour les idées que je défends, mais parce que j’étais attaquée et menacée, et d’une manière suffisamment sérieuse pour que Wallonie-Bruxelles Enseignement ait également porté plainte contre mes agresseurs. La question n’est pas de savoir si on est d’accord avec l’interdiction du port du voile à l’école ou non, mais c’est plutôt si on a le droit de traîner dans la boue une enseignante qui fait bien son boulot, puisque mes évaluations sont excellentes, sous prétexte que les idées que je défends par ailleurs ne plaisent pas à certains.