Dieu seul le sait
Ces derniers temps, il n’a jamais autant été question d’islamo-gauchisme, ce terme qui désigne la convergence entre intégristes musulmans et groupes d’extrême gauche. À l’université, c’est une bataille idéologique rangée qui secoue le monde académique, depuis les propos tenus fin octobre par le ministre de l’Éducation. Une semaine après l’assassinat de Samuel Paty, le professeur de collège décapité après avoir montré en classe des caricatures de Mahomet, Jean-Michel Blanquer avait nommé et pointé «l’islamo-gauchisme» dans les facs. Le ministre dénonçait «une matrice intellectuelle venue des universités américaines et des thèses intersectionnelles (l’étude, en sociologie, de discriminations et dominations simultanées, NDLR), qui veulent essentialiser les communautés et les identités», et «une vision du monde qui converge avec les intérêts des islamistes». Une «réalité» qui a, selon lui, «gangrené une partie non négligeable des sciences sociales françaises», via des individus parfaitement «conscients» et des «idiots utiles». Un pavé dans la mare.
«Émotion» scandalisée de la Conférence des présidents d’universités (CPU). Cris d’orfraie dans la presse et sur les réseaux sociaux, venus des syndicats étudiants, d’enseignants-chercheurs et d’intellectuels. Ou comment balayer d’un revers de main l’«islamo-gauchisme», terme qui, selon ces voix, n’aurait «aucune valeur scientifique», et appartiendrait au seul registre de l’extrême droite. Mais l’affaire a fait des remous. Fin octobre, dans une tribune dans Libération, le philosophe Pierre-André Taguieff revenait sur ce mot, qu’il a forgé au début des années 2000, alors que débutait la seconde intifada: «Une alliance militante de fait entre des milieux d’extrême gauche se réclamant du marxisme et des mouvances islamistes de diverses orientations (Frères musulmans, salafistes, djihadistes)». Depuis, les prises de position d’universitaires se succèdent. D’un côté, on dénonce des «idéologies indigéniste, racialiste et décoloniale» bien présentes dans les universités et «la persistance du déni», de l’autre, un pur fantasme, une arme rhétorique inventée par la droite.
À l’université, différents courants dits progressistes peuvent agréger à eux des pro-islamistes de gauche qui vont puiser là, matière à détester l’Occident
Céline Masson, psychanalyste, enseignante-chercheuse à l’université de Lille
Au milieu de cette bataille médiatique, une majorité silencieuse. Et quelques langues qui se délient. «Il ne faut pas se leurrer sur certains discours universitaires proches du Parti des indigènes de la République (PIR) ou du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF)», estime Annie Fourcaut, spécialiste de l’histoire des villes et des banlieues. «Une géographie radicale venue des États-Unis, qui réduit l’évolution des villes à l’exclusion des classes populaires, des articles où le militantisme remplace l’analyse scientifique… Voilà plusieurs années que j’observe les dérives de Métropolitiques (revue en ligne créée en 2010 autour des questions urbaines). J’ai demandé que mon nom soit retiré du Conseil scientifique. D’autres chercheurs s’en sont éloignés.» Si Annie Fourcaut est libre de sa parole, c’est parce qu’elle est retraitée. Ce n’est pas le cas de tous ses «jeunes collègues», avec qui l’ancienne professeur d’histoire contemporaine reste en contact. Pour suivre le débat intellectuel de près, elle constate «une approche compassionnelle aux malheurs des immigrés» et des dérives en sociologie, dans le domaine de l’urbanisme, «pas encore en histoire où les archives ne permettent pas de raconter n’importe quoi». «L’évolution des métropoles devient une lutte entre le Bien et le Mal» résume-t-elle. Elle décrit «quelques idéologues influents»,mais surtout «beaucoup de jeunes chercheurs sensibles à ce nouveau conformisme et qui veulent obtenir un poste, s’insérer dans des réseaux ou être publiés». Et dans les instances de direction des universités, un «pas de vague» de rigueur, lié «à la peur de voir des amphis envahis par des groupuscules violents ou à l’empathie pour les victimes supposées des discriminations».
Béatrice préfère garder l’anonymat. Après avoir travaillé sur les publications de femmes à la Renaissance, cette linguiste s’est tournée vers les études de genre, qui émergent en France dans les années 2000. «C’était plus contemporain. J’étais emballée. Mais aujourd’hui, j’ai l’impression de m’autocensurer, comme beaucoup de chercheurs. Je n’ai pas envie qu’on m’accuse de faire le jeu de l’extrême droite», résume-t-elle.
Lors d’un échange avec des féministes voilées, elle raconte ne pas avoir réussi à obtenir «une condamnation claire des actes de Tariq Ramadan (l’islamologue, petit-fils du fondateur des Frères musulmans, a été mis en examen pour viols sur cinq femmes)». «Elles n’ont pas le même acharnement qu’avec Polanski. Pour elles, l’essayiste Caroline Fourest est le mal incarné. Elles rejettent les Femen, car l’exhibition du corps peut choquer les croyants», explique Béatrice. En 2017, elle assiste à un colloque, à Paris II, intitulé «Stigmatiser : normes sociales et pratiques médiatiques». «Délirant. Tarantino s’est fait descendre, accusé de sionisme, de racisme, de sexisme. Toute critique contre l’islamisme est prise comme une posture néocolonialiste. Pour ces militants, la “race”, la classe sociale, le sexe sont un tout, mais ils expliquent que les gens les plus discriminés sont les musulmans. Ils oublient qu’une religion se choisit. Ils se disent marxistes, mais “ l’opium du peuple” ne concerne pas l’islam. Pour eux, l’universalisme est une monstruosité inventée par les Français», raconte Béatrice, qui veut aujourd’hui «prendre du recul», et retourner à ses premières recherches.
Céline Masson, psychanalyste, enseignante-chercheuse à l’université de Lille, est régulièrement taxée de «réac», de «raciste». Elle préside le Réseau de recherche sur le racisme et l’antisémitisme (RRA), créé en 2019, pour «contrebalancer des recherches militantes». «À l’université, différents courants dits progressistes peuvent agréger à eux des pro-islamistes de gauche qui vont puiser là, matière à détester l’Occident», constate-t-elle. Elle cite les «postcolonial studies», importées des États-Unis dans les années 2010. «Elles étudient l’héritage du colonialisme, ce qui est en soi respectable. À condition de ne pas en faire une obsession contre l’Occident supposé raciste et impérialiste. C’est la radicalité des discours qui m’interpelle, la manière de présenter et de dévoyer des penseurs comme Frantz Fanon ou Aimé Césaire.» Elle décrit, depuis quelques années, une «imprégnation de ces idéologies indigénistes, racialistes et pro-islamistes», notamment en sociologie. «Ces pseudosciences essentialisent les identités. Elles divisent les humains dans une forme d’élation narcissique “moi, mon corps, ma race, ma différence ”. Des escouades de militants, minoritaires mais très actifs, se dressent vertueusement contre tout ce qui ne leur convient pas, créent des bâtons de justice viraux de type “hashtag”, afin de poursuivre sur les réseaux ceux qui osent apporter la contradiction.»
Les recherches sur le post-colonialisme existent et elles ont toute leur place à l’université […] Chaque fois que nous constatons des dérives, la communauté réagit
Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur
Professeur germaniste à l’université de Lille, Martine Benoit a fait l’objet d’une polémique virulente. Les faits remontent à octobre 2019. Elle est référente racisme et antisémitisme de l’université de Lille, lorsqu’une étudiante la sollicite pour une médiation: un professeur de sport lui a signifié qu’elle ne pouvait participer à un cours de boxe en raison de son voile. «Ce professeur faisait valoir des arguments d’hygiène et de sécurité. L’étudiante est arrivée avec des représentants des Étudiants musulmans de France et du CCIF. L’heure n’était pas au dialogue», raconte la référente, qui soutient la position du professeur de sport. La médiation achoppe. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. En juin 2020, une tribune, signée par des enseignants-chercheurs de son université, paraît sur Mediapart, et la cible directement. «Silence, on discrimine», titrent ses auteurs. Ils dénoncent une banalisation de l’islamophobie à l’université, rappelant que la loi de 2004 sur l’interdiction du voile ne concerne pas l’université, et font état de «connaissances scientifiques» internationales posant que le port du voile «peut représenter une forme d’émancipation à l’égard de la sphère familiale». Dans la foulée, une contre-tribune de soutien à l’enseignante médiatrice est publiée. Elle rappelle le règlement intérieur de l’université, qui stipule des «tenues appropriées aux impératifs d’hygiène et de sécurité», en sport comme dans certains travaux pratiques. Par la voix de son vice-président, l’université de Lille présente finalement ses excuses à l’étudiante et conclut à «une erreur d’appréciation» du professeur.
Des sciences humaines et sociales «gangrenées» par l’islamo-gauchisme? «Les recherches sur le postcolonialisme existent et elles ont toute leur place à l’université», affirme Frédérique Vidal, avant d’évoquer une «recherche par définition internationale».«Chaque fois que nous constatons des dérives, la communauté réagit», assure la ministre de l’Enseignement supérieur. Mais, pour Pierre-André Taguieff, il y a bel et bien «une prise de pouvoir du décolonialisme à l’université», en sociologie, dans les sciences politiques, chez les anglicistes, les américanistes. «On a affaire à un discours mensonger qui a un parfum de vérité», résume-t-il.