Gilles Kepel, politologue, spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain, professeur à Sciences Po, et membre de l’Institut universitaire de France, vient de publier “Passion arabe, Passion française. Les voix des cités”, aux éditions Gallimard. A cette occasion, nous l’avons rencontré.

Les crises en Méditerranée et au Proche-Orient (Gallimard) (I) par Maurice-Ruben HAYOUN

Spécialiste connu et reconnu (et très médiatisé) du monde arabe, Gilles Kepel nous offre dans cet ouvrage une vaste fresque des crises qui secouent le monde arabo-musulman depuis des décennies.

Sortir du chaos, Stratégie pour le Moyen-Orient et la Méditerranée

Mais ces secousses tectoniques se sont à la fois accélérées et aggravées à la suite d’événements récents absolument imprévisibles. Certains journalistes, victimes d’un forte paresse intellectuelle, ont voulu annoncer la naissance d’un printemps arabe, opérant ainsi un faux parallélisme entre de simples révoltes sociales contre la tyrannie politique et la confiscation des libertés élémentaires, et ce qui s’était passé au cœur même de l’Europe, lorsque des pays derrière le rideau de fer se sont révoltés contre l’occupation soviétique. L’objectif est, certes, le même, à savoir pouvoir enfin bénéficier d’un peu de liberté au sein d’une société traditionnelle étouffante, celle des pays musulmans et/ ou arabo-musulmans.

Avec une parfaite maîtrise de ce vaste sujet, Gilles Kepel tisse la toile des événements qui ont bouleversé l’ordre mondial, notamment après la guerre israélo-arabe de 1973 où après quelques victoires initiales trompeuses, c’est l’Etat hébreu qui a repris le dessus, imposé sa loi, provoquant de la part des monarchies pétrolières du Proche Prient un quadruplement du prix du pétrole dont l’Occident est dépendant depuis les débuts de l’âge industriel.

L’auteur montre que c’est l’Arabie Saoudite qui a volé au secours de deux chefs d’armées arabes battues, et non des moindres, l’égyptien Gamal Abd al Nasser et le syrien, Hafez el Assad… On peut dire qu’au sortir de la confrontation armée avec Israël, ces deux pays étaient exsangues économiquement et défaits militairement. Assurément, en proposant si généreusement son aide, l’Arabie avait aussi en tête un ordre politico-religieux qu’elle cherchait à imposer de la manière la plus douce possible. Mais ce schéma initial a été recadré par la suite, en raison d’événements géopolitiques imprévus.

Alors que les résultats de la dernière guerre allaient provoquer une initiative extraordinaire de la part du président Anouar el Sadate, en l’occurrence le voyage à Jérusalem en 1977 et le discours devant la Knesset, moins de deux ans plus tard, en 1979, la révolution islamique en Iran allait, à son tour, changer le donne du tout au tout. C’est dire combien les années soixante-dix ont eu un impact considérable sur le monde d’aujourd’hui. L’auteur n’a pas omis de le souligner, notamment quand il parle de ses débuts dans l’acquisition des rudiments de la langue arabe à l’Institut français de Damas. Et cela se produisit aussi au début des années soixante-dix…

Petit à petit, le nationalisme arabe cédait du terrain devant l’islamisation de la société et de ses institutions. Mais ce fut surtout la vision du monde qui changeait lentement mais sûrement. Kepel évoque le cas des Frères musulmans et de tant d’autres confréries salafistes qui œuvraient à l’ombre en faveur d’un retour à l’islam des premiers temps. Cette idéologie se nourrissait de tous les courants de pensée et a fini par devenir majoritaire au sein de la population des pays du Proche Orient.

Ce livre porte bien son titre : sortir du chaos et il faut dire, sans chercher à anticiper, que la situation n’est plus vraiment la même depuis la rédaction de cet ouvrage. Le temps accomplissant son œuvre, les pays du Proche-Orient qui entretinrent secrètement des relations avec l’Etat juif ont fini par officialiser ces liens, bouleversant l’ordre régional précédent. Ils ont signé à la Maison Blanche des accords dits de normalisation avec leur ennemi d’hier. Et alors que de tels accords auraient auparavant mis des décennies à entrer en vigueur (voir la paix gelée avec l’Egypte depuis trente ans !) les parties contractantes en sont à échanger des centaines de milliers de touristes dans leurs pays respectifs. C’est si énorme que l’on pense à la fameuse phrase de Hegel sur la formidable positivité du négatif… En d’autres termes, c’est la ruse de la Raison dans l’Histoire.

Pour être presque complet, il faut ajouter à cette vaste fresque le sempiternel problème palestinien qui a, de nos jours, presque entièrement perdu son attrait. Aujourd’hui, au moment où je rédige, c’est à peine un codicille avec un tout petit corps de caractères. Il est à peine lisible. Et même chez les anciens partisans de la cause en question, la désillusion règne : on reproche aux Palestiniens et leur corruption et leur immaturité politique car ils ont manqué tant de bonnes occasions de mieux défendre leur affaire. Ce qui est frappant, c’est que le désarroi est tel dans ce camp que même la rue arabe ne se mobilise plus en leur faveur. Nous vivons une véritable opération de contournement de ce conflit qui revient à dire ceci : on veut bien défendre la cause palestinienne, mais que cela ne nous empêche pas de voir où est l’intérêt bien compris de nos pays. En d’autres termes, ce n’est pas une cause sacro-sainte, à laquelle tout le reste devrait être sacrifié… Et c’est là qu’intervient l’effet délétère de la République islamique d’Iran qui, en acquérant l’arme atomique, imposerait sa loi à tous les états riverains. L’intérêt bien compris de ces mêmes états était donc de s’allier avec Israël, la seule véritable puissance régionale, tant au plan économique que militaire. Les secousses dans cette région du monde, qui n’a d’ailleurs, jamais connu de paix véritable, ont aussi conduit à des luttes interconfessionnelles entre chiites et sunnites.

Cette lutte communautaire sans merci a été ravageuse et les puissances occidentales ont bien apprécié la situation en notant que les principales victimes des islamistes de Daesh étaient en premier lieu des musulmans d’une autre obédience que sunnite.
Encore un mot sur l’islamisation des régimes arabes et de leur ordre social. Lorsque Khomeyn est arrivé fin 1979 en triomphateur à Téhéran, il a su fédérer autour de sa personne toutes les organisations religieuses (même celles qui initialement ne le reconnaissaient pas vraiment ) en procédant à une sorte de copier / coller. Comme l’imam Husseyn en lequel les chiites se reconnaissent a été tué par le dirigeant sunnite Yazid en 680, il a identifie les persécutés et les déshérités avec l’imam martyr : admirable translation d‘une cause politique en valeur essentiellement religieuse. Et ces déshérités voyaient désormais en l’ancien réfugié de la banlieue parisienne le seul et unique défenseur de leurs droits. Même les organisations de gauche ont été dupés par le guide suprême de la République islamique qui n’hésitera pas à les persécuter lorsqu’il se sentira assez fort… et se passera d’eux.

Khomeyni a aussi contribué à faire du djihadisme un phénomène mondial, notamment en fulminant une fatwa le 14 février 1989 contre Salman Rushdie, l’auteur des Versets sataniques. Désormais, si un religieux islamique pouvait, depuis son pays, émettre une condamnation à mort d’un citoyen d’un autre pays, l’islamisme n’avait plus de frontière. Kepel évoque un autodafé de ce fameux livre, pratiqué en pleine rue dans une ville britannique. A l’évidence, une ligne rouge était franchie, comme on pouvait s’ay attendre puisque ce sont des étudiants fidèles à Khomeyni qui violèrent le statut extraterritorial de l’ambassade US à Téhéran. Mais apparemment, l’Occident n’osait pas ouvrir les yeux et considérer la réalité telle qu’elle était. Le guide de la République islamique a agi en fin stratège puisque peu après été contraint de signer l’arrêt des hostilités avec son voisin irakien, il commença à poser des jalons dans le conflit avec Israël. Ses successeurs soutiendront le mouvement du Hezbollah qui fit de la résistance palestinienne sa propre cause et en finançant le mouvement Hamas dans la bande de Gaza. Ainsi, l’Iran des Mollahs se retrouvait en une frontière directe avec l’Etat d’Israël puisqu’il s’était implanté au Liban (dépassant en puissance de feu l’armée nationale libanaise), mais aussi à Gaza. Depuis cet instant, les milices pro-iraniennes en Syrie tentent sans cesse de se rapprocher de la frontière du Golan afin de menacer l’Etat hébreu… Ce qui veut dire que l’Iran a mis sur pied un large arc chiite qui va de Téhéran à Bagdad.

Parallèlement aux velléités de Téhéran d’installer partout des avant-postes chiites, le sunnisme tisse lui aussi sa toile bien au-delà du Proche Orient. Cependant, dans les deux cas, l’islamisation, la mise en avant des idéaux religieux supplante, et de loin, les approches purement socio-politiques. Le phénomène se constate notamment dans la victoire avortée du FIS (Front Islamique du Salut ) en Algérie. Gilles Kepel montre bien comment tous ces mouvements ont pour critère la même idéologie : ré-islamiser les états musulmans ou arabes, en revenant à ce qu’ils considèrent la source authentique de leur foi. C’est ainsi que l’on voit se multiplier les accusations d’apostasie dirigées contre des Etats qui semblent s’écarter de la voie droite. Ce fut le cas lorsque l’Arabie et le Qatar, par exemple, accueillirent plusieurs centaines de milliers de soldats chrétiens ou simplement non musulmans pour expulser les armées de Saddam Hussein du Koweït. En somme, le salut des masses arabes ne semble provenir que de la religion et non d’une idéologie politique considérée comme athée…

Dans sa longue rétrospective des événements inter islamiques, allant de l’islamisation culturelle aux attentats sanglants, notamment contre le monde occidental (USA, Europe, Israël, etc…), Gilles Kepel en vient à l’érection du terrible Etat Islamique (Daesh) avec son cortège d’horreurs et d’aberrations. Phénomène difficilement explicable quand on constate que tout est parti d’un Etat policier comme la Syrie, gouverné d’une main de fer et réputé solide…

A ce jour, même si le conflit, la guerre civile, se développe encore à bas bruit, à faible intensité, l’incendie n’est pas encore entièrement maîtrisé… L’appui russe y est pour beaucoup et force est de reconnaître que Bachar est toujours en place et a reconquis une large partie de son pays. Nous allons examiner comment les choses se sont passées, entraînant même les pays occidentaux dans un tourbillon de conflits armés.   (A suivre)

Maurice-Ruben HAYOUN