Dans le petit monde des historiens et archivistes, le bateau tangue depuis plusieurs mois, tant l’incompréhension domine face aux décisions gouvernementales. Ces spécialistes constatent des annonces à tout-va: en mars 2021, une partie des documents classifiés concernant la guerre d’Algérie ont été facilités d’accès dans un contexte de tensions avec Alger . Quelques semaines plus tard, d’importantes archives relatives à la situation au Rwanda entre 1990 et 1994 , 27 ans après le début du génocide des Tutsis, ont été ouvertes. «L’intention du gouvernement est libérale afin de faciliter l’accès aux archives, pour les historiens et chercheurs mais aussi l’ensemble des citoyens de notre pays », assure-t-on au ministère des Armées.
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À revers de ces annonces, les historiens et archivistes déplorent la publication, le 13 novembre 2020, d’une instruction interministérielle sur la protection du secret de la défense nationale. Ce texte a entravé l’accès aux archives publiques «secret-défense » de plus de 50 ans, car il imposait de déclassifier, un par un, tous les documents de ce type. «C’était une forme de rappel du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDN) afin de ne pas “démonétiser” le secret », confie au Figaro une source proche du dossier. Avec, potentiellement, des écrits classifiés consultables par n’importe qui. Mais les conséquences ont été lourdes, renforcées par la crise sanitaire. «Cela fait deux ans que les historiens et archivistes sont paralysés dans leur consultation des archives », affirme auprès du Figaro Thomas Vaisset, secrétaire général de l’Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche (AHCESR).
Le pan de cette instruction interministérielle a finalement été purement et simplement censuré par le Conseil d’État vendredi 2 juillet. Au-delà du délai légal de 50 ans (75 ou 100 ans dans de rares cas), rien ne peut justifier quelconque restriction d’accès, a estimé la haute juridiction, la consultation des archives étant un droit inscrit dans l’article 15 de la déclaration des droits de l’Homme. Pourtant, ce délai, l’article 19 du projet de loi antiterroriste – voté la semaine dernière par le Sénat et bientôt examiné en commission mixte paritaire (CMP) – compte le supprimer définitivement pour les archives des services de renseignement. «La jurisprudence du Conseil constitutionnel a établi que l’accès aux archives et la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation sont des principes de valeur constitutionnelle », souligne-t-on au ministère des Armées. Si au bout de 50 ans, un document auquel on donne l’accès est susceptible d’attenter aux intérêts fondamentaux du pays, la loi serait alors «inconstitutionnelle », certifie-t-on.
Le «trésor de guerre » du renseignement
De la part du gouvernement, le constat est donc le suivant: non, après 50 ans, on ne peut pas tout révéler des services de renseignements, lesquels «agissent, par essence, dans la clandestinité ». Il a donc été entrepris de revoir la loi du 3 janvier 1979 et sa réforme de 2008. Tout le premier cercle est concerné: DGSI, DGSE, renseignement militaire (DRM), douanier (DNRED), sécurité et défense (DRSD) et financier (Tracfin). Le second cercle aussi, au sein de la police et gendarmerie nationales, la préfecture de police de Paris, les ministères de la Défense et de la Justice, en particulier l’administration pénitentiaire (AP). Tout ce qui est sécurité publique et renseignement territorial, en revanche, sera exclu de cette loi afin de ne pas voir trop large, les administrations étant nombreuses à avoir des activités de ce type. «Des individus se sont saisis de demandes peu communes et très précises pour obtenir des archives auxquelles ils avaient le droit d’accéder. On ne sait pas quelles sont leurs intentions, ils peuvent être impulsés par des puissances étrangères. L’important, c’est de se protéger des actes malveillants », souffle une source bien informée.
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Désormais, les documents de ces administrations jugés sensibles ne pourront être accessibles qu’après la perte de leur «valeur opérationnelle ». «Il s’agit de tout ce qui permet à un service secret de rester clandestin, de se protéger de l’adversaire, de sécuriser ses opérations et protéger ses agents », détaille-t-on au ministère. «Ces procédures se périment assez peu et sont encore enseignées aux jeunes recrues », ajoute-t-on. On parle des méthodes de recrutement des sources et de la communication avec elles mais aussi de la filature, des techniques pour fabriquer des explosifs, fomenter ou contrer une insurrection en terrain hostile. «Ce serait contre-nature, en termes d’efficacité opérationnelle, de révéler ce trésor de guerre, ce savoir-faire », plaide-t-on. Et, au niveau législatif, impossible de faire une liste de ces procédures opérationnelles sans les compromettre voire les rendre obsolètes. Conséquence, historiens et archivistes jugent cette notion «particulièrement floue ».
«Demain, le risque c’est que toutes les archives des services de renseignement soient fermées car distinguer l’information susceptible de révéler une procédure opérationnelle sera difficile. L’État va garder plus longtemps ses secrets»
Céline Guyon, présidente de l’Association des archivistes français (AAF)
«Avant, on avait ce délai qui était clair. Demain, le risque c’est que toutes les archives des services de renseignement soient fermées car distinguer l’information susceptible de révéler une procédure opérationnelle sera difficile. L’État va garder plus longtemps ses secrets », regrette Céline Guyon, présidente de l’Association des archivistes français (AAF). Elle cite l’exemple d’un procès-verbal d’interrogatoire, dans lequel une procédure pourrait être décrite entre les lignes. «Ce sera à nous solliciter chaque de service pour leur demander si on peut, ou non, rendre public le document» , déplore-t-elle. À l’heure actuelle, les administrations «versent » leurs archives et s’en dépossèdent: elles deviennent alors les archives de la Nation. C’est ensuite aux archivistes de décider de communiquer les textes en question. «On va avoir un manque de transparence. Cela va permettre aux services de ne plus jamais les rendre publics », avance Thomas Vaisset. Du côté du ministère des Armées, on tente de désamorcer: «Il n’y a rien de nouveau. Le délai de 50 ans n’est pas un pur automatisme dans certains cas spécifiques. Il y a déjà ce dialogue entre services d’archives quand un chercheur fait une demande. La qualité de la réponse est quelque chose sur laquelle nous travaillons ».
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«Manque de transparence »
Le collectif Accès aux archives publiques, constitué de plusieurs associations, a transmis une note aux sénateurs dans laquelle il alerte sur le risque de ne plus publier aucun document relayant des actions de terrain. «L’écriture d’une large partie de l’histoire politique française contemporaine est ainsi menacée. En effet, les renseignements politiques obtenus sur les partis le sont grâce à des “procédures opérationnelles” toujours en usage de la police des renseignements généraux» , ont-ils pointé. D’après eux, les archives des renseignements généraux sont une source fondamentale pour écrire l’«histoire des partis, des syndicats, des associations, des réseaux politiques, de toutes tendances politiques confondues, du gaullisme au communisme, en passant par le socialisme et la démocrate-chrétienne ». S’ils comprennent que certains documents peuvent représenter un danger en tombant dans de mauvaises mains, ils redoutent que «tout un pan de l’histoire contemporaine » française soit entravé. Mais, là, aussi, le ministère des Armées se veut rassurant: «Le principe reste celui de la communication massive. Et si un document a perdu sa valeur opérationnelle avant 50 ans, il pourra être communiqué plus tôt avec une demande anticipée».
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Sujet brûlant, celui des archives de la guerre d’Algérie crée aussi l’inquiétude des chercheurs. «Il y a des domaines où on ne souhaite pas que les historiens mettent leur nez. On essaye de mettre une chape de plomb sur l’activité des services de renseignement de ces cinquante dernières années », soupçonne Pierre Mansat, président de l’association Josette et Maurice Audin (AJMA)* et conseiller communiste de Paris. Selon le militant associatif, qui œuvre pour «faire la clarté » sur le décès du membre du Parti communiste algérien , torturé à mort par des militaires le 11 juin 1957, «si cette loi existait déjà, les ouvrages, livres ou thèses sur la guerre d’Algérie n’auraient jamais pu être réalisés ». «On ne referme rien de ce qui est ouvert. On ne se cache pas derrière la valeur opérationnelle », martèle-t-on pourtant à l’hôtel de Brienne. D’après nos informations, les procédures mises en place par l’armée à cette période, en termes de surveillance de la population et quadrillage militaire de quartiers devraient être rendues publiques sans soucis. Au contraire des archives qui risquent de «compromettre » les méthodes de la DGSE ou la DGSI.
« Le principe reste celui de la communication massive. Et si un document a perdu sa valeur opérationnelle avant 50 ans, il pourra être communiqué plus tôt avec une demande anticipée »
Le ministère des Armées
Protection des armes et bâtiments militaires
Outre l’action des renseignements, l’article 19 du projet de loi antiterroriste va renforcer les dispositions de la réforme de 2008. Depuis cette date, il est impossible de communiquer quelconque document permettant de localiser ou concevoir une arme nucléaire, bactériologique ou chimique. En revanche, rien sur la politique de dissuasion, la protection de ses moyens, ses règles de mise en œuvre et d’engagement. Ceci devrait être modifié pour que ces archives ne soient pas accessibles. De même, la loi de 2008 a protégé les bâtiments pénitentiaires, dont les plans ne sont consultables que 50 ans après leur désaffection. Mais «pas un mot sur les bâtiments militaires, une faille majeure du ministère de la Défense de l’époque », tacle une source proche du dossier. L’article 19 doit rectifier cela; les plans ne pourront être consultés qu’une fois que les infrastructures sont désaffectées.
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Enfin, en matière d’armes et d’équipements, une liste des matériels les plus sensibles va être communiquée, actualisée tous les ans, afin qu’elle ne soit pas rendue publique. «Cela risquerait d’affaiblir nos forces armées ou de donner un avantage à l’ennemi », prévient-on au ministère. Les équipements de l’armée n’étant pas toujours de première fraîcheur, certains sont encore utilisés, même après 50 ans. D’après nos informations, le ministère a récemment été sollicité de surprenantes demandes d’archives au sujet de la propulsion nucléaire du porte-avions Charles-de-Gaulle. «On comprend que certaines archives restent à la main des services à condition qu’il y ait une menace grave à la sécurité de l’État, une notion bien plus claire que la valeur opérationnelle », fait valoir Thomas Vaisset.
« D’après nos informations, le ministère a récemment été sollicité de surprenantes demandes d’archives au sujet de la propulsion nucléaire du porte-avions Charles-de-Gaulle »
Face à la polémique, le ministère rappelle qu’une «large consultation » a eu lieu entre le gouvernement actuel et un «panel représentatif d’historiens » afin de mettre au point cet article. «Ce qui est ressorti des discussions les a satisfaits, après de nombreuses modifications lors de deux réunions », défend-on. La mouture n’a, ce faisant, pas eu l’air de convaincre les sénateurs PS , lesquels ont dénoncé un «retour en arrière ». «Les documents les plus sensibles ne seront accessibles que selon le bon vouloir du pouvoir exécutif et pourront être perpétuellement interdits d’accès» , a déploré Jean-Pierre Sueur en séance. Une source proche du dossier s’agace auprès du Figaro, considérant que ce vif débat a été allumé par des «agitateurs de l’extrême gauche », et que certains historiens et archivistes, aujourd’hui contre le projet de loi, le plébiscitaient auparavant. Le Conseil d’État aurait transmis au gouvernement un brevet de cautionnalité du texte lui garantissant d’être sur les bons rails sur le plan constitutionnel. Et notre source de trancher: «Ce texte est équilibré, et a été largement voté. Si le groupe LR n’était pas convaincu de sa justesse, ils n’auraient pas manqué de voter contre ».
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