Les quatre fédérations fondatrices du Conseil Français du Culte Musulman viennent de se retirer du bureau exécutif de l’organisation.
Subtil calcul diplomatique ou simple conséquences des rivalités internes à l’organisation officielle du culte musulman ? En tous cas, ce nouvel avatar est un nouveau coup porté à la tentative du gouvernement de réglementer l’Islam de France.
Les faits :
Mohammed Moussaoui Par un communiqué rendu public dans la soirée du 17 mars, la Fédération de la Grande Mosquée de Paris, représentée par M. Chems-eddine HAFIZ, la Fédération Française des Associations Islamiques d’Afrique, des Comores, et des Antilles, représentée par M. Assani FASSASI, Musulmans de France, représenté par M. Amar LASFAR, et le Rassemblement des musulmans de France, représenté par M. Anouar KBIBECH ont annoncé leur retrait définitif du Bureau exécutif du CFCM.
Ces fédérations reprochent au président du CFCM, Monsieur Mohammed MOUSSAOUI «d’avoir décidé unilatéralement de tenir une réunion du bureau exécutif du CFCM pour désigner l’aumônier national des prisons. » . Selon elles, « cette réunion a été organisée en dépit du bon sens, de manière illégale et contre l’avis des principales fédérations fondatrices. » et représente « coup de force malheureux et inacceptable [qui] met en péril le bon fonctionnement de l’instance représentative. »
Le président du CFCM a immédiatement réagi en affirmant avoir « respecté le règles statutaires » , et accuse les fédérations démissionnaires de lui reprocher d’avoir tenu cette réunion en présence des membres des deux fédérations turques, le Milli Görüs, et le Comité de Coordination des Musulmans Turcs de France. Ces organisations avaient refusé de signer la Charte des principes pour l’Islam de France. De quoi s’agit-il en fait ?
L’aumônier national des prisons
Il existe actuellement sept aumôneries agrées par la Direction de l’Administration Pénitentiaire : l’aumônerie catholique dont la présence est historique, qui compte 695 aumôniers, l’aumônerie protestante, constituée en 1945, avec 347 aumôniers, l’aumônerie israélite, avec 76 aumôniers, l’aumônerie musulmane, créée en 2006 et constituée de 224 aumôniers, l’aumônerie orthodoxe, 54 aumôniers, l’aumônerie bouddhiste, 19 aumôniers, et l’aumônerie du culte des Témoins de Jéhovah, avec 170 aumôniers. Ces chiffres officiels datent de 2017.
Coordonnés, pour chaque culte, par un aumônier national, les aumôniers de prison, nommés par celui-ci, sont chargés d’aider les détenus à « satisfaire aux exigences de sa vie religieuse, morale ou spirituelle ». Ils assurent les offices religieux, animent des réunions cultuelles et apportent l’assistance spirituelle aux personnes détenues. Parmi les missions spécifiques confiées à l’aumônerie musulmane, il y a le respect de la nourriture hallal, l’envoi de colis pour les fêtes comme l’Aïd, mais aussi la prévention des suicides, et surtout d’éventuelles radicalisations. La nomination à ce poste, de même que pour l’aumônerie militaire, aujourd’hui dirigée par Nadir Mehidi, est une décision très politique, qui suscite des tractations acharnées et de nombreuses et subtiles négociations entre les différentes fédération musulmanes.
L’actuel aumônier national des prisons, du moins jusqu’à ce 17 mars, si la décision du CFCM est validée, est Moulay el-Hassan el-Alaoui Talibi. Cet ancien professeur de mathématiques, natif de Marrakech au Maroc, est installé dans la région lilloise. Il est membre de la Fédération Nationale des Musulmans de France, l’une des associations fondatrices du CFCM. Et justement, sa nomination provoqua, à l’époque, de sacrés remous. Soutenu par la Grande Mosquée de Paris, sa désignation entraîna le retrait provisoire de l’UOIF, aujourd’hui « Musulmans de France », qui présentait son propre candidat, l’actuel président de l’organisation : Amar Lasfar.
C’est aujourd’hui cette même fédération qui fait partie des 4 « séparatistes » qui remettent en cause la procédure de nomination d’un nouvel aumônier général. Quant au nouvel aumônier désigné par le CFCM, Mohamed Loueslati, on ne voit pas a priori pourquoi il serait l’objet de controverses. Son travail d’aumônier régional pour le Grand Ouest est salué par tous, et lui a valu d’être décoré de la Légion d’Honneur. Auteur d’un livre qui fait référence « L’islam en prison », il est souvent apparu sur les écrans pour dénoncer la condition des prisonniers en général , et des détenus musulmans en particulier. Il n’appartient à aucun courant spécifique. Et c’est justement là, peut-être que le bât blesse. Car rien n’est simple dans le monde enchanteurs de l’islam officiel. Ses méandres, faites de rivalités, de luttes d’influences, et de règlements de comptes, ne sont pas toujours, il faut l’avouer, faciles à suivre.
Alors allons-y : Lors de sa nomination en 2005, Hassan El Alaoui Talibi fut soutenu par le RMF marocain, contre le candidat de l’Algérie et celui de l’UOIF. Or, en 2013, une scission au sein du RMF a abouti à la création de l’UMF, précisément dirigée par Mohammed Moussaoui. Mais Al Alaoui Talbi est resté fidèle au RMF et à son actuel président, Anouar Kbibech. Ce qui peut expliquer la volonté de Moussaoui d’évincer El Alaoui, et le départ de Kibkech du bureau du CFCM… dont il ne fait pas partie ! Vous suivez ? Ce n’est pas tout. L’aumônier national est nommé par l’administration sur la proposition du CFCM. Mais il existe une autre instance, le Conseil national de l’aumônerie (CNA) musulmane des prisons, sorte de syndicat qui regroupe des aumôniers musulmans de prison. Ayant pris connaissance des intentions du président du CFCM, le CNA prend, en janvier, les devants, en désignant son propre candidat, Chana Benaissa, membre de du RMF. Une affaire qui ressemble furieusement à une partie de ping-pong entre les deux fédérations marocaines.
Un contexte mouvementé
Quoiqu’il en soit, retrouver l’ex-UOIF, jadis honnie par la Grande Mosquée de Paris, aux côtés de celle-ci contre la direction du CFCM a de quoi surprendre. Sur le net, les commentateurs s’en donnent d’ailleurs à coeur joie pour railler les dissensions et les luttes d’ego permanentes au sein du CFCM. Si on regarde d’un peu plus près, on trouve la situation suivante :
Le moment est crucial pour le gouvernement français qui a lancé sa croisade contre le « séparatisme » et pour la maîtrise de l’organisation de l’islam en France. Son projet de loi « séparatisme » est contesté par le Sénat, les partis de gauche, et à l’intérieur même du mouvement En Marche. Les responsables chrétiens, protestants et orthodoxes, ont publié, le 15 mars dernier, une tribune indiquant que la loi représentait une menace pour la liberté religieuse. Beaucoup sont intimement persuadés que cette loi est en fait un coup de billard à trois bandes pour atteindre, non l’islam, affaibli par ses divisions internes, mais l’Eglise elle-même, jugée trop puissante par l’Etat laïc.
Pour Emmanuel Macron, déjà empêtré dans la crise du Covid, l’ouverture d’un nouveau front de contestation à l’intérieur même de la principale organisation, n’est pas une bonne nouvelle. Pour Gérald Darmanin en revanche, que la gestion de l’épidémie, pratiquement entièrement déléguée au corps médical, concerne peu, cette polémique sur le « séparatisme » est une nouvelle occasion de s’exprimer et de se mettre en avant. Il peut ainsi apparaître comme le leader incontesté de la droite gouvernementale, et même de la droite tout court ( son débat avec Marine Le Pen est à cet égard significatif) ce qui pourrait lui permettre de nourrir un jour des ambitions présidentielles. En concurrence avec son ministre, qui a choisi le combat contre « l’ennemi de l’intérieur », Emmanuel Macron préfèrerait gagner celui de l’organisation de l’islam de France. Ce serait d’ailleurs pour lui une triple victoire. D’abord apparaître comme celui qui sait maîtriser les situations les plus inextricables, ensuite fidéliser les voix musulmanes dans la perspectives des prochaines présidentielles, enfin s’attirer la bienveillance de la droite qui reste affectée d’une sorte de nostalgie mémorielle. Car cette volonté d’organiser l’islam en France est loin d’être innocente. Elle est directement inspirée du modèle colonial, et en est, en quelque sorte, son prolongement. Dans son ouvrage « La France en terre d’islam. Empire colonial et religions, XIXe – XXe siècles » – Texto Tallandier, 2020, l’historien Pierre Vermeren écrivait ceci sur l’organisation de l’islam en Algérie pendant la colonisation :
« LA TUELLE ÉTATIQUE SUR L’ISLAM. L’organisation de l’islam en Algérie est régie par l’organisation suivante. A la tête de l’islam institutionnel se trouve le gouvernement général, qui agit sur délégation du ministre des Cultes, du gouvernement, et du Conseil d’Etat. Celui-ci a autorité sur les préfets d’Algérie, qui, à partir de février 1933, disposent d’un Conseil Consultatif sur le Culte Musulman (CCCM), dirigé par le secrétaire général de la préfecture. Celui-ci a tutelle sur la commission cultuelle du département, laquelle contrôle les associations cultuelles de base et donc la gestion du culte. Les clercs musulmans dépendent donc de l’autorité coloniale. Et ce d’autant plus que leurs postes, non pérennes, assurent une notabilité, des privilège, et des honneurs. […] Ce dispositif de rémunération est devenu au fil des décennies le principal moyen de contrôle et d’encadrement du culte musulman en Algérie »
Le moins qu’on puisse dire est que la politique de la France à l’égard de l’islam sent sérieusement le réchauffé.
En tout cas, pour réussi ce Paris, l’Elysée a besoin de s’appuyer sur des alliés solides et fidèles. Choix difficile étant donné le marigot que constitue l’islam institutionnel français. Côté musulman, la concurrence fait rage pour s’attirer les bonnes grâces du pouvoir, garantie de respectabilité et d’influence.
Une redistribution des alliances
Nous avons donc face à face :
Mohammed Moussaoui, président du CFCM. Cet universitaire franco-marocain fut élu plusieurs fois à la tête de l’organisation. En 2020, il était le seul candidat, son rival Chems eddine s’étant désisté. Mohammed Moussaoui a été l’un des artisans de la rédaction de la charte voulue par le gouvernement. Il bénéficiait jusqu’alors de la sympathie de l’administration française. Sa première élection, en 2008, avait été soutenue par le Rassemblement des Musulmans de France, qui regroupe les associations de musulmans d’origine marocaine. Mais depuis, une partie des associations membres a quitté le RMF pour fonder l’Union des Mosquées de France, dont Moussaoui est précisément le président. Quant au RMF, il est dirigé, comme on l’a dit, par Anouar Kbibech.
Chems-eddine Hafiz
Chems-eddine Hafiz, avocat franco-algérien, recteur de la Grande Mosquée de Paris, et président de la Fédération du même nom, qui regroupe les associations de musulmans d’origine algérienne. Jouissant d’un poids important dans le CFCM, il est en concurrence directe avec le précédent. Une concurrence qui reproduit la discorde entre les états algériens et marocains. Chems-eddine n’a jamais caché sa volonté d’être le représentant officiel des musulmans français, conforté en cela par le soutien appuyé de l’Elysée. Mais le recteur, qui fit partie du comité de soutien du président Bouteflika, n’est plus réellement en odeur de sainteté auprès du gouvernement algérien, et cherche de nouveaux appuis, de nouvelles alliances. On le retrouve ainsi, dans son communiqué, en compagnie d’Amar Lasfar, son rival dans presque toutes les batailles précédentes pour le leadership de l’islam de France. Il a aussi repris contact avec les représentants turcs et saoudiens qu’il avait jusque là vilipendés. Sa réélection à la tête de la Grande Mosquée n’est donc pas réellement assurée. Le gouvernement français aura alors le choix entre lui maintenir son soutien, ou l’abandonner au profit d’un éventuel nouvel homme fort de l’Algérie.
Amar Lasfar dirige la puissante UOIF, nouvellement rebaptisée « Musulmans de France ». Sa proximité supposée avec les frères musulmans lui a valu l’inimitié de la Grande Mosquée de Paris. Toutefois, les menaces de dissolution qui pesaient sur sa fédération l’ont peut-être poussé à se montrer plus conciliant avec les autorités, et à soutenir les initiatives de celui-ci. Du coup, il se retrouve compagnon de route de Chems-eddine Hafiz.
C’est entre ces leaders qu’Emmanuel Macron devra faire un choix. Un choix paradoxal pour un Président qui affichait sa volonté de s’écarter de « l’islam consulaire », et se voit contraint de composer avec ses représentants les plus emblématiques. D’autant que d’autres acteurs pèsent aussi sur l’islam français, notamment les fédérations turques et le mouvement Tabligh qui n’ont pas accepté de signer le projet de charte. C’est la présence de ces derniers qui a servi de prétexte au retrait des 4 fédérations. Mais les rivalités internes en sont probablement la cause réelle.
Par ce coup de force, Chems-eddine Hafiz entend montrer au CFCM – et au gouvernement – que rien ne peut se faire sans lui. Mais Mohammed Moussaoui n’est pas tombé de la dernière pluie. Ce 18 mars, il se fend d’un communiqué assassin. Après avoir expliqué en quoi il jugeait que la réunion incriminée avait été convoquée dans les règles de l’art, il assène : « Il est temps de libérer le CFCM des mains des fédérations » … « Cette action hostile et incompréhensible, par laquelle les quatre fédérations veulent prendre le CFCM en otage, a été rendue possible à cause des modalités de désignation de la moitié des sièges du Conseil d’Administration du CFCM que ces fédérations se sont généreusement octroyées » … « Ce système arbitraire de cooptation a créé un fossé entre les fédérations et les mosquées que le CFCM est censé représenter. Raison pour laquelle il est urgent d’y mettre fin et de redonner la parole à la base via la création des conseils départementaux du culte Musulman qui auront la légitimité requise et aboliront par la même occasion les frontières et les divisions artificielles que créent les fédérations au sein même de l’instance représentative du culte musulman. Aussi, j’appelle les musulmans de France à se mobiliser pour reprendre leur destin en main et à participer massivement aux assises de la départementalisation du culte musulman qui seront lancées prochainement. »
Que va faire le gouvernement face à ce “règlement de comptes à OK Corral ? Laisser le CFCM imploser ? Obliger chacun à oublier ses rivalités et à se remettre au travail, comme il l’avait fait à propos de la charte ? Dissoudre le CFCM et repenser l’organisation de l’islam français » ? En tous cas, il semble que si ces événements secouent le monde le l’islam officiel, il en est qui ne se sentent plus du tout concernés : les musulmans français eux-mêmes. Il serait peut-être temps de penser à eux…