Envoyée spéciale à Kaboul (Afghanistan)
Au milieu du café, elles ont choisi une longue table et jeté en vrac leurs foulards sur les bancs qui l’encadrent. De larges sacs déversent leurs contenus (ordinateurs portables, téléphones, carnets…) sur ces piles de tissu froissé. Dans la clameur des conversations mêlées à la musique iranienne, les membres du mouvement Perspectives féminines se penchent au-dessus des tasses de thé fumant pour mieux s’entendre.
«Tu n’as pas peur de te faire assassiner ?»
Gaisu, jeune femme de 26 ans aux longs cheveux lisses et à l’allure soignée, esquisse un sourire. Depuis qu’elle a accepté un emploi dans un ministère, elle essuie des remarques quotidiennes sur sa sécurité.
«Bien sûr que j’ai peur, mais qu’est-ce que je peux faire? Mes parents voudraient que j’emprunte un véhicule discret pour aller au travail et non mon 4 × 4 de fonction… Mais mes chefs refusent. Après tout, cela ne ferait aucune différence: si des imbéciles veulent mettre une bombe magnétique sous ma voiture, ils le feront!»
Le bruit des détonations
Ses amies haussent les épaules: elles savent que Gaisu a raison. D’ailleurs, toutes sont arrivées à la même constatation. Ces jeunes femmes, pour la plupart issues de la classe moyenne kabouliote, ont étudié à l’étranger, maîtrisent l’anglais, et travaillent dans des institutions gouvernementales ou des ONG. Aucune ne cache sa ferveur pour la cause féministe et certaines arborent tatouages et piercings. Autrement dit: elles ont le profil type des victimes d’assassinats ciblés qui se sont enchaînés avec une frénésie inédite ces derniers mois, en particulier dans la capitale.
Selon les Nations unies, près de 30 % des civils blessés ou tués au cours des trois premiers quarts de l’année 2020 l’ont été par des engins explosifs improvisés. Le New York Times, qui a effectué son propre compte, évoque 136 assassinats de civils et 168 attaques ciblées contre des forces de l’ordre pour l’année 2020: un chiffre inédit depuis le début de la guerre en 2001. Selon le quotidien américain, pendant la première moitié de l’année ces homicides concernaient surtout des dignitaires religieux et quelques citoyens ordinaires en province. Puis, les crimes ont de plus en plus eu lieu dans les grandes villes, notamment la capitale, Kaboul.
La plupart des victimes récentes sont jeunes et occupent des postes sans grande responsabilité
Journalistes, fonctionnaires, humanitaires… Alors que les talibans avaient l’habitude de revendiquer des attaques contre de hauts représentants de l’État et de l’armée, la plupart des victimes récentes sont jeunes et occupent des postes sans grande responsabilité. Ils constituent – et représentent de manière peut-être trop effrontée – cette jeunesse qui n’a connu que la guerre, mais déterminée à servir son pays.
Dans la quasi-totalité des cas, le mode opératoire est le même: un engin explosif improvisé est placé sous le véhicule, et activé en pleine rue, en plein jour. Ces sticky bombs (bombes collantes), comme elles sont surnommées, sont devenues une menace obsédante. Le bruit des détonations en plein cœur de la ville s’est fondu dans le quotidien déjà morbide des Afghans. Il est évoqué dans les soirées de l’élite kabouliote, un verre de whisky à la main. Dans les cafés, lors des réunions féministes. Dans les familles, quand un proche se prépare à partir au travail.
La petite sœur de Metra Mehan, la créatrice de Perspectives féminines, vient de commencer un emploi au ministère des Finances. «C’est une fille discrète qui se fiche de la politique et n’aime que les maths. Mais rien que parce qu’elle travaille pour le gouvernement, elle joue sa vie. De son côté, elle a peur pour moi, qui suis politisée et ouvertement féministe. Toutes les deux, nous pourrions mourir pour des raisons différentes, mais tout aussi stupides!» siffle l’activiste. Gaisu, elle, avoue être rongée par les tracas qu’elle dit «infliger» à sa famille: «Quand ma mère s’inquiète, elle a les joues qui deviennent toutes rouges, et ça me fend le cœur,» soupire-t-elle.
«Il faut continuer, pour Natasha!» assène Mina, petite femme ronde aux cheveux coupés court. Fatima Khalil, jeune femme de 24 ans qui préférait qu’on l’appelle Natasha, a été tuée en juin dernier par une bombe magnétique placée sous son véhicule alors qu’elle se rendait au travail. Cette employée de la Commission afghane pour les droits de l’homme, tout juste diplômée, était une amie proche des membres du collectif féministe.
Appel à des mercenaires pour brouiller les pistes
Difficile de prouver qui commandite ces attaques, dont peu sont revendiquées. Les autorités pointent du doigt les talibans, qui amplifient leurs opérations militaires contre les forces afghanes pour faire pression sur le gouvernement à la table des négociations. Le 4 janvier, le porte-parole des forces américaines en Afghanistan, Sonny Leggett, a pour sa part tweeté que «la campagne talibane d’attaques non revendiquées ciblant des responsables gouvernementaux, des membres de la société civile et des journalistes doit cesser.» Selon un haut responsable des services de sécurité afghans, les talibans – tout comme Daech – font de plus en plus usage de mercenaires pour commettre leurs méfaits: des tueurs à gages et autres prestataires dont l’absence de lien au mouvement taliban brouille les pistes des enquêtes. Les autorités se sont d’ailleurs publiquement félicitées d’avoir arrêté 270 talibans membres d’une unité spéciale appelée Obaida Karwan, qui serait liée à ces meurtres.
De leur côté, les «étudiants en religion» nient s’en prendre aux civils: ils s’érigent en défenseurs du peuple afghan contre ceux qu’ils surnomment les «envahisseurs étrangers», un gouvernement qu’ils jugent illégitime, et des forces afghanes dont ils recensent les bavures supposées. Certains chercheurs évoquent aussi l’hypothèse que des hommes forts locaux et autres criminels profitent de l’instabilité de cette période, en plein retrait des forces américaines et alors que les talibans espèrent accéder au pouvoir, pour régler leurs comptes avec des ennemis ou des journalistes trop curieux.
Talibans, religieux conservateurs ou criminels… Ils sont tous pareils. Saba a failli mourir parce qu’elle est une femme qui a du courage
Emal Zaki, l’époux de l’actrice et réalisatrice Saba Sahar
La faction afghane du groupe État islamique (EI-K) a, rarement, revendiqué des assassinats, comme celui de Malalai Maiwand, une journaliste de 26 ans tuée le 10 décembre avec son chauffeur dans la province orientale du Nangarhar. Pour autant, rien ne prouve que le groupe est bien à l’origine du meurtre. Il est d’ailleurs plus adepte des opérations de grande ampleur, comme le massacre dans une maternité gérée par MSF en mai dernier, ou celui du siège de l’université de Kaboul le 2 novembre, ou encore des attentats suicides dans des écoles, gymnases et autres centres culturels fréquentés par la minorité chiite.
Les auteurs de ces attaques ciblées demeurent donc souvent inconnus. «Ces lâches ont tiré à bout portant sur ma femme, et ils n’osent même pas dire leur nom!» s’emportait ainsi, en septembre, Emal Zaki, l’époux de l’actrice et réalisatrice Saba Sahar. Le 25 août, des assaillants avaient tiré sur la voiture qui l’emmenait au travail, blessant gravement la cinéaste et son chauffeur. Connue pour ses rôles dans des films sur les droits des femmes ou encore la corruption, Saba Sahar était également officier de police. «Talibans, religieux conservateurs ou criminels… Ils sont tous pareils. Saba a failli mourir parce qu’elle est une femme qui a du courage», se désolait Emal Zaki, pendant que cette dernière subissait des opérations périlleuses dans un hôpital militaire.
Bien que les assassins ciblent autant les hommes que les femmes, ces dernières ont une raison supplémentaire de constituer des cibles: «les conservateurs, même ceux qui ne se revendiquent pas du mouvement taliban, voient d’un mauvais œil les femmes qui travaillent ou qui prennent trop de place dans l’espace public», explique Jawad Zawulistani, directeur de l’Organisation afghane pour les droits de l’homme et la démocratie (AHRDO). «Pour l’instant, on a au moins l’illusion que ces gens sont des hors-la-loi, qui peuvent faire l’objet d’enquêtes», poursuit l’humanitaire. «Mais si les talibans reviennent au pouvoir, ces fanatiques auront carte blanche pour décimer celles et ceux dont ils n’approuvent pas le mode de vie.»