C’est une première historique. La justice française vient de juger recevable une plainte déposée à l’encontre de plusieurs marques accusées précisément de « recel de crime de réduction en servitude aggravée, de crime de traite des êtres humains en bande organisée, de crime de génocide et de crimes contre l’humanité ».
Au moins quatre sociétés sont visées par l’enquête : Inditex (qui détient notamment les marques Zara, Bershka, Pull and Bear, Massimo Dutti), Uniqlo, SMCP (qui détient les marques Sandro, Maje, Claudie Pierlot, De Fursac) et Skechers USA.
« Le droit s’applique à tous »
« Il s’agit de mettre enfin ces sociétés face à leurs responsabilités. On ne peut pas faire du profit en bafouant les droits humains en toute impunité », résume Nayla Ajaltouni, coordinatrice du collectif Éthique sur l’étiquette, un des organismes à l’initiative des poursuites judiciaires.
L’enquête, confiée au parquet national antiterroriste, fait suite à une plainte déposée le 9 avril 2021 par les organisations Sherpa, le collectif Éthique sur l’étiquette, l’Institut ouïgour d’Europe et une victime ouïgoure, représentés par le cabinet Bourdon & associés et soutenues notamment par l’eurodéputé Raphaël Glucksmann.
Ce dernier s’est réjoui dans un tweet de ce nouveau tournant : « Les multinationales ont longtemps été au-dessus des lois. Nous allons leur montrer que le droit s’applique à tous, même aux plus puissants et aux plus riches. »
« Enrayer l’impunité »
Jamais, auparavant, une enquête de cette nature n’avait été ouverte contre des multinationales. Si le sort de la population ouïgoure est connu depuis plusieurs années, le recours judiciaire s’avère, pour les auteurs de l’action, l’unique manière de contraindre les géants de l’industrie textile à se sentir concernés. « Malgré les nombreuses campagnes d’opinion, les multinationales de l’habillement ne s’autorégulent pas. Il est temps de remettre du droit dans la mondialisation et d’y soumettre les acteurs économiques les plus puissants », explique Nayla Ajaltouni, pour qui l’heure est venue « d’enrayer cette impunité ».
L’avocat des plaignants, Me William Bourdon, tient le même discours volontariste : « Soit on se laisse duper par le discours des multinationales, soit on les rend responsables, de gré ou de force. »L’avocat pénaliste, également président fondateur de l’association Sherpa, qui vise à mettre en place un cadre juridique pour « combattre les nouvelles formes d’impunité liées à la mondialisation », se félicite de l’avance prise par la France en la matière : « Nous disposons d’un tissu d’ONG frondeuses, imaginatives et souvent moins bureaucratiques et donc plus réactives que dans d’autres pays d’Europe. »
Grâce à leur mobilisation, la France a été le premier pays, en 2017, à adopter une loi relative au devoir de vigilance, qui permet de reconnaître les « sociétés mères et entreprises donneuses d’ordres »comme légalement responsables des dommages causés par leurs activités à l’international. Une mesure majeure, qui « consacre l’obligation des entreprises de prévenir les risques, avec bonne foi, en se donnant les moyens d’éviter qu’ils ne surgissent. Cela crée donc un climat légal qui participe à l’évolution des mentalités, celle des juges mais aussi de la société civile et parfois même des acteurs privés eux-mêmes », décrypte Me Bourdon.
2 millions de Ouïgours dans des camps
Depuis 2017, la minorité ouïgoure est victime d’exactions perpétrées à grande échelle par le gouvernement chinois. Des centaines de milliers de personnes appartenant à cette communauté musulmane et turcophone sont persécutées dans le but de « constituer de force une nation laïque et homogène et inculquer les idéaux du Parti communiste » d’après un rapport d’Amnesty International.
« Le gouvernement chinois cherche à effacer cette ethnie », enchérit Nayla Ajaltouni qui souligne que ces camps, officiellement présentés comme des lieux de « rééducation » par les autorités, sont en fait « des lieux de torture, de viol » et autres sévices.
On estime à près de deux millions le nombre de personnes internées dans ces camps de travail et à près de 500 000 celles envoyées dans les champs de coton de cette région du Xinjiang qui représente 20 % de la production mondiale de coton et fournit, on le sait désormais, de nombreuses enseignes textiles à l’international.
Un nouveau levier d’affrontement
Si l’exploitation des Ouïgours est avérée, « tout va se jouer sur la soi-disant ignorance des entreprises en question » précise l’avocat des plaignants, qui ironise : « ce qui est une véritable blague, parce qu’elles seraient bien les seules au monde à ignorer le sort des Ouïgours. »
La plupart des sociétés accusées de tirer profit de ce crime contre l’humanité nient pourtant en bloc leur implication ou affirment être en train de vérifier leurs chaînes d’approvisionnement. « Mais même si elles n’étaient pas au courant, cela ne les rend pas moins responsables », s’insurge Nayla Ajaltouni, qui abonde : « au contraire, c’est un aveu de responsabilité à mon sens. Mais l’absence de sanctions permet qu’elles continuent ainsi ».
Le recours à la justice comme nouveau levier d’affrontement avec les multinationales est devenu plus fréquent mais « l’inégalité des armes reste encore forte », déplore Me Bourdon. Alors que la loi de 2017 constitue un véritable marchepied vers la directive européenne sur le devoir de vigilance qui devrait être dévoilée prochainement, elle soulève cependant encore « l’opposition virulente des fédérations patronales et de leurs membres, dont des enseignes de l’habillement, contre toute tentative d’établir une responsabilité juridique », avertit le collectif Éthique sur l’étiquette. Qui gagnera ? L’avenir des Ouïgours nous le dira.