François Clavairoly préside depuis 2013 la Fédération protestante de France. Il est également pasteur de l’Eglise protestante unie de France.
La Fédération protestante de France se montre vigilante face au projet de loi contre le « séparatisme » qui arrive le 1er février à l’Assemblée nationale. Qu’est-ce qui vous inquiète dans ce texte ?
Depuis 1905, la Fédération protestante de France a toujours été attentive au rapport de la République aux religions. Aujourd’hui, nous sommes inquiets car, pour la première fois, l’esprit libéral qui a toujours prévalu jusqu’ici cède la place à une laïcité qui a oublié ses racines cachées, son fondement et ses origines. Nous regrettons la légèreté de la représentation nationale sur le plan philosophique et théologique. La récente audition des représentants des cultes à l’Assemblée nationale en a été l’illustration, en particulier à travers l’attitude du président de la commission spéciale, le député François de Rugy.
Avez-vous le sentiment que les parlementaires omettent l’inspiration chrétienne de la laïcité : la séparation du temporel et du spirituel, promue dans l’Évangile ?
Cela s’inscrit dans un contexte général, qui dépasse largement la question protestante, et préoccupe l’ensemble du christianisme en Europe. Comment la République française peut-elle à ce point fonder la démocratie sur des fondements philosophiques coupés de leurs référents théologiques ? Comme si ni Kant, ni Rousseau, ni Voltaire, ni Hegel n’étaient issus d’une culture chrétienne ! Comme si la République était une creatio ex nihilo ! Il va falloir que ce gouvernement rende compte de cette compréhension asséchée spirituellement de ses fondamentaux. C’est grave. Hélas, les députés ont oublié ce qu’était la liberté de conscience et la liberté de culte parce que, pour une bonne part, ils ne sont probablement ni chrétiens ni croyants, et que cela ne les intéresse pas.
Concrètement, en quoi ce projet de loi menace la liberté religieuse ?
Ce texte suggère une assignation à résidence du culte à l’espace privé, et distille un soupçon a priori sur le religieux, perçu comme une menace potentielle. Cela se traduit notamment par l’autorisation demandée au préfet pour l’ouverture d’un lieu de culte et son renouvellement tous les cinq ans. Ce sont des dispositions qui font régresser la République, et lui font baisser les yeux devant la menace de l’islamisme politique. Face à une telle menace, la réponse devrait être très ferme voire d’ordre militaire, et non pas le rétrécissement de l’espace de la liberté religieuse en France. Certes, nous ne sommes pas la cible de ce texte, bien que les trois quarts des associations cultuelles relevant de la loi de 1905 soient protestantes. Mais ce projet de loi n’est pas à court terme : comment ce texte sera-t-il utilisé dans les mains d’un autre gouvernement qui aura d’autres objectifs à l’égard des cultes ?
Lors de votre audition à l’Assemblée nationale vous avez vivement pris la défense des évangéliques, pointés du doigt par certains députés et membres du gouvernement. Pourquoi ?
Mon rôle est de défendre les protestants de manière générale. J’ai défendu les évangéliques parce que je savais que l’agression à leur égard avait pour objectif d’éviter à ces agresseurs de se faire taxer d’islamophobie. Cette manœuvre est déloyale et d’une pauvreté intellectuelle affligeante.
Les évangéliques ne sont-ils pas particulièrement stigmatisés en France, comme on l’a vu au début de la pandémie de Covid ?
Ce n’est pas le sujet. Il ne faudrait pas que les évangéliques se prennent pour des victimes dans cette histoire. Ils sont le jouet d’une instrumentalisation au profit de la lutte contre l’islam. Ce qui est en jeu, c’est de savoir si la République française peut enfin admettre que le deuxième grand culte du pays, après le culte chrétien, est le culte musulman.
L’une des raisons de cette inflammation presque psychologique des députés sur la question religieuse est liée probablement à une inculture.
C’est un paradoxe français : nous sommes une société sécularisée mais la question de la religion est toujours passionnelle. Pourquoi tant de conflits et de débats autour du fait religieux ?
L’une des raisons de cette inflammation presque psychologique des députés sur la question religieuse est liée probablement à une inculture ou à un dépérissement d’une éducation théologique et spirituelle. Mais aussi sans doute à une réelle soif de spiritualité ! Je ne peux pas croire que des députés soient aussi agressifs sans qu’ils n’aient eux-mêmes des comptes à régler avec leur propre compréhension du sens de leur vie et de leur engagement politique. Je les encourage donc à entrer dans une véritable réflexion sur ce sujet.
N’est-ce pas lié à un certain esprit français qui cultive une forme de rationalisme venu des Lumières, en opposition avec la religion ?
C’est tout l’inverse. L’incantation à l’esprit des Lumières est inversement proportionnelle à la rationalité des arguments avancés. Nous sommes l’un des rares pays où le rapport entre fides et ratio est à ce point conflictuel. Cet héritage des Lumières a été traité avec une ouverture intellectuelle plus grande en Allemagne, en Suisse, en Hollande, en Grande-Bretagne, en Norvège, en Suède, aux Etats-Unis… Des pays de tradition protestante où les Lumières ont été comprises sans mépris à l’égard de la foi. Ce sont aussi des pays où la foi s’est toujours adossée à la raison critique. La Réforme , faut-il le rappeler, naît à l’université : les jeunes intellectuels autour de Martin Luther qui lance ce mouvement, entament un processus de réflexion sur ce qu’est la spiritualité, arrimée à la question de la rationalité. En France, pourtant, il y a un impensé de ce qu’est la foi au sein de la philosophie universitaire. Nous avons oublié que la foi n’était pas l’irraison, l’irrationalisme ou l’obscurantisme… Je crois qu’il faut absolument réévaluer la compréhension de la religion dans son rapport à la raison pour avancer dans ce pays.
Pourquoi cette exception française ?
Parce que la Révolution s’est faite dans un conflit extrêmement fort à l’égard du christianisme. Le seul petit filet de voix chrétien qui subsiste à l’époque est celui du protestantisme qui essaie de dire « ne jetez pas tout ». Je citerai d’abord Boissy d’Anglas, un conventionnel protestant, qui propose la séparation des Églises et de l’État dès 1795, dans la tradition révolutionnaire classique. Et puis, bien plus tard, Paul Ricoeur, qui est un philosophe et qui en même temps assume sa foi protestante. Ces deux penseurs essaient de dire qu’il est possible en France de tenir fides et ratio dans une articulation féconde et non pas dans un mépris réciproque ou une violence un peu dérisoire. C’est en quelque sorte le “en même temps” popularisé par Emmanuel Macron.
Que répondez-vous à ceux qui disent que les religions divisent la société plus qu’elles ne lui apportent ?
Qu’ils ne connaissent pas ce qui se vit entre croyants ! Comme président de la Conférence des responsables de culte en France, je peux témoigner de la fraternité permanente entre nos confessions. En réalité, les séparatismes ne sont pas religieux, ce sont en revanche des projets politiques dévastateurs remettant en cause les valeurs de la République.
Pourquoi la liberté de culte est-elle si essentielle dans une République laïque ?
Qu’est-ce que le culte ? C’est l’acte de cultiver un espace où l’altérité et la transcendance trouvent leur place. Le culte permet d’accueillir l’autre, avec un petit « a », et un grand « A ». Dans les églises comme dans les temples, il y a toujours un autel, une table de communion où on laisse la place à l’autre. Dans une société qui se passerait de culte, on oublierait qu’il faut accueillir l’autre : le pauvre, l’étranger, celui qui n’était pas prévu. Pour moi, le culte n’a que cette fonction, et non celle d’imposer des règles à une société. Dans le monde catholique et le monde évangélique, on a parfois réduit l’Evangile à des règles éthiques : Jésus n’en avait rien à faire, de cela ! Le cœur de notre « métier » n’est pas d’enjoindre la société à se comporter de telle ou telle façon, mais de lui rappeler que son espace ne soit pas saturé, au point qu’elle oublie l’autre différent.
Qu’est-ce que le protestantisme peut nous apprendre sur la laïcité ?
Ce qu’a reçu le protestantisme de ce principe juridique et politique de la laïcité, c’est la liberté de s’exprimer. Nous sommes passés d’un régime de catholicité à un régime de laïcité, qui fait place à la diversité religieuse. Le protestantisme se retrouve dans cette pluralité confessionnelle, parce qu’il est lui-même pluriel, entre luthériens, réformés, baptistes, pentecôtistes… A l’image des chrétiens des premiers siècles, qui partent créer de multiples Églises. Pour nous, la pluralité n’est pas une spécificité, elle est naturelle. La responsabilité politique se situe donc dans l’organisation de cette pluralité religieuse. C’est la phrase faussement attribuée à Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire. » Ce que je souhaite, c’est que la représentation nationale de ce pays mette en pratique cet adage voltairien. Même un non-croyant doit pouvoir permettre à la foi chrétienne de s’exercer, dans la liberté instituée par la loi de 1905.
C’est par les cultes que certaines populations étrangères entrent dans la société française.
Le protestantisme, qui est divers, pluriel, peut-il donner aux musulmans de France un exemple de structure et de parole unique dans le respect de leur diversité ?
Il y a quelques années, j’avais transmis les statuts de la FPF au président du CFCM Anouar Kbibech. Ils les avaient étudiés avec beaucoup d’intérêt. L’islam a ses particularités, mais globalement l’idée d’une représentation tenant compte des différentes écoles théologiques, des différentes origines, et s’inscrivant dans une représentation régionale et nationale, peut rapprocher les protestants des musulmans de France.
La FPF accompagne de nombreuses communautés protestantes issues de l’immigration avec le projet Mosaïc, initié en 2006. Comment faites-vous pour les intégrer au sein du protestantisme français, et plus largement au sein de la société ?
Nous faisons le constat que les Eglises issues de l’immigration sont elles-mêmes les premiers lieux d’intégration de ces populations, au profit de la République. C’est par les cultes, par la liturgie, par la catéchèse, par les visites du pasteur, qu’elles entrent dans la société française, et en apprennent les codes. Tous les sociologues des religions vous le démontreront. C’est une réalité qui existe aussi parmi les catholiques issus de l’immigration. Comme Fédération, nous sommes attentifs à ces Églises, lorsqu’elles nous sollicitent pour une expertise ou un soutien, pour la recherche d’un lieu de culte, une aide juridique, une relation avec un élu local, une mise en lien avec une Église protestante du pays d’origine… Un autre travail, plus difficile, est l’apprentissage, pour des Églises souvent très identitaires, de la capacité à dialoguer avec d’autres chrétiens, qui ne sont pas du même pays, de la même ethnie, ou de la même tendance théologique. Avec ces Églises, le protestantisme français devient multicolore, dans tous les sens du terme. C’est un défi, à l’image de celui de la société, qui se fabrique à l’infini avec les processus migratoires.
Après 2017, qui a marqué les 500 ans de la Réforme, quels sont les prochains rendez-vous du protestantisme français ?
En matière d’anniversaire, je citerai l’excommunication de Martin Luther, en janvier 1521 ! J’aimerais que ce sujet soit étudié avec sérieux par Rome et nos partenaires catholiques en France, pour savoir ce que cela signifie pour eux. Je n’entends pas beaucoup d’interrogations venant d’évêques sur ce geste, qui fut une mise à mort symbolique, à l’époque. Pour ce qui est des thématiques à venir, j’en vois trois principales : d’abord, l’engagement climatique et écologique, que nous avions initié avant Laudato Si’ ! Ensuite, le dialogue interreligieux. La théologie chrétienne ne peut plus couper les cheveux en quatre sur l’eucharistie, quand se pose la question de vivre avec ce partenaire monothéiste qu’est l’islam. Nous avons un travail à faire pour vivre l’altérité religieuse, et son rapport au texte biblique, au regard de ce qu’est le Coran. Enfin, l’accueil de l’étranger, qui doit se réfléchir dans un ensemble : comment bâtir une société qui puisse faire une place à l’autre ?
La parole en surplomb, de type papal, n’a jamais été supportable pour les protestants.
En 2017, vous aviez appelé à voter pour Emmanuel Macron au second tour de l’élection présidentielle. Alors que son mandat arrive à échéance, comment percevez-vous le président ?
C’est trop tôt pour faire un bilan. Toutefois, il manque le souffle rappelant que la France a une parole prophétique dans les démocraties occidentales. En matière d’immigration, nous pourrions accueillir plus, d’autant que la société civile, dont les chrétiens, est prête ! La France est généreuse, mais la promesse républicaine ne se fait pas entendre à la hauteur de notre puissance mondiale. Il y a là une attente insatisfaite du côté protestant. Quant à l’écologie, il n’y a pas de volonté politique, ni d’impulsion… Nous n’entendons pas suffisamment le Premier ministre là-dessus. Il n’y a pas de son, pas d’image sur ces grandes questions.
Vous avez écrit un livre qui s’intitule Après Dieu (Cerf). Comment porter une parole chrétienne dans une société qui ne l’est plus ?
Il y a trois façons de porter une parole chrétienne qui sont à l’œuvre aujourd’hui. La première, c’est la parole en surplomb, de type papal, qui n’est pas supportable, qui ne l’a jamais été pour les protestants. Nous n’avons pas de leçons à recevoir sur la fraternité ou l’écologie, car nous ne l’avons pas attendue pour nous y mettre ! La seconde, c’est la parole victimaire : « Nous les chrétiens, nous ne sommes pas entendus, nous sommes méprisés et cibles de fake news. » Cette parole victimaire est à la fois contestable et inopérante. Elle est même un peu écœurante, car jamais le Christ ne s’est présenté comme victime pour faire valoir ses positions, bien qu’il l’ait été. La troisième, c’est l’obstination humble. Celle de l’âne qui porte le Christ lors des Rameaux : nous avançons, nous disons l’Evangile, là où nous nous trouvons, avec une persévérance confiante, mais jamais en essayant une stratégie du passage en force. Quand le christianisme sort de cette position, il fait de l’idéologie. Il devient lobbyiste, et il a une antenne à l’Assemblée nationale.