Dans son discours d’investiture au Parlement israélien en avril 2021, la députée du Likoud Galit Distel Atbaryan a souhaité débuter son mandat en évoquant des souvenirs d’enfance de ses parents qui avaient grandi et vécu en Iran. Elle a rappelé qu’il était illicite pour les juifs de toucher des légumes au marché d’Ispahan à cause des restrictions de la tradition chiite liées à l’impureté. Ses parents lui avaient expliqué que cela leur était interdit parce qu’ils étaient juifs et que, s’ils se faisaient prendre, le mieux était de s’enfuir illico presto.
Sans porter de jugement sur l’expérience individuelle de ses parents — qui a certainement été partagée par d’autres — les seuls souvenirs « légitimes » qu’elle pensait pouvoir communiquer sur leur vie en Iran étaient ceux qui faisaient écho aux épreuves des juifs ayant vécu dans une société musulmane. À l’écouter, nul n’aurait pu soupçonner que des milliers de juifs iraniens avaient vécu une expérience profondément différente pendant la majeure partie du XXe siècle. En réalité, l’écrasante majorité d’entre eux ont choisi de ne pas immigrer en Israël après 1948, et même après la révolution de 1979.
CONSOLIDATION DU RÉCIT SIONISTE
Depuis une dizaine d’années en Israël, des acteurs du débat public appellent à redécouvrir l’histoire des juifs dans le monde musulman. Cette évolution bienvenue est liée à la révision de l’approche du melting-pot et à l’ouverture de la société israélienne à diverses narrations. Journalistes, politiciens, universitaires et musiciens mettent en avant la tradition culturelle orientale. Mais elle semble davantage porter sur la consolidation du récit sioniste en l’élargissant et en l’affinant, plutôt que d’en proposer une alternative en s’attachant à souligner les difficultés que les juifs ont connues dans les sociétés musulmanes. Elle justifie également les politiques d’Israël, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, à l’égard des pays arabes, des Palestiniens de l’intérieur, mais aussi de ceux de Cisjordanie et de la bande de Gaza. Notre propos ici est d’offrir une autre voie de recherche plus inclusive qui aille au-delà de la narration larmoyante.
En effet, le récit de l’exode des juifs des pays musulmans ne prend pas en compte les circonstances et les conditions locales liées à l’impérialisme, au colonialisme, au sionisme et aux spécificités nationales. L’implication publique ou secrète des institutions sionistes chargées d’accélérer l’exode dans les pays musulmans, comme en témoignent les actions du Mossad à Bagdad ou l’opération Susannah en Égypte1, n’est pas rappelée. L’approche dominante consiste à lier le départ des juifs au sionisme religieux et à la haine immémoriale que leur vouaient les populations locales. Ces récits sont corroborés par une loi commémorative sur l’exode et l’expulsion des pays arabes et d’Iran, par des projets menés par des ministères, ainsi que par des conférences, des symposiums universitaires et semi-universitaires et par le débat en cours sur les biens juifs2.
Ces récits simplistes et grossièrement inexacts donnent à voir une région vidée de ses juifs en 1948 ou peu après. Ils occultent le fait que des communautés juives sont demeurées sur place bien après cette date, voire qu’il y en a toujours, quoiqu’en nombre bien plus faible, au Maroc, en Tunisie et en Turquie. Des communautés juives ont non seulement prospéré, mais se sont même développées après 1948 à la suite de l’immigration régionale de juifs de Syrie et d’Irak, comme au Liban et en Iran. Dans ces deux pays, ce n’est que bien plus tard, dans les années 1970, que le nombre de juifs a diminué, en raison de la guerre civile au Liban et de la révolution iranienne.
Ainsi, ces récits dissimulent l’histoire de juifs qui ont choisi de rester, comme ces 3 000 Yéménites qui ont refusé de quitter le pays même après le départ pour Israël du reste de leur communauté en 1948.
En 2019, une exposition du musée d’histoire et d’archéologie Eretz Yisrael de Tel-Aviv intitulée « Leaving, never to return » (Partir, ne jamais revenir) a contribué à fabriquer un récit visuel, linéaire et simpliste, et de ce fait très populaire. En octobre 2019, nous avons publié un article dans le supplément du week-end de Haaretz qui revenait sur ce processus et nous nous sommes demandé si cette exposition exprimait une demi-vérité qui s’avère pire qu’un mensonge. Nous avons examiné les récits qui liaient entre eux des faits et des idéologies sans rapport les uns avec les autres, dans le seul but de livrer au profane des conclusions politiquement erronées. « Partir, ne jamais revenir » est l’expression d’un véritable traumatisme, en particulier pour les juifs irakiens, mais le contexte est essentiel pour le comprendre et appréhender les moyens d’apprendre, d’analyser et d’affronter cette mémoire.
L’IMPORTANCE DU CONTEXTE COLONIAL
Le cas des juifs égyptiens est proche, mais pas identique. Ces derniers n’avaient généralement pas la citoyenneté égyptienne, et leur expulsion d’Égypte s’inscrivait dans une politique plus large d’expulsion de tous les non-citoyens (y compris une myriade de résidents grecs et italiens). Le cas des juifs algériens est quelque peu comparable, mais il y a plus de différences que de ressemblances en raison du contexte national et colonial. Cela vaut également pour le Maroc, la Tunisie et le Yémen. Le cas de l’Iran n’a qu’un lien très ténu avec les autres, mais il y est désormais apparenté en raison de développements politiques très récents.
Le contexte colonial est important et d’une portée considérable, car il contribue à expliquer les différences de statut juridique des juifs et des musulmans, les différentes traditions en matière d’éducation et de langue, l’attitude et les relations avec la métropole, etc. Chaque situation est unique. Par exemple, certains juifs algériens ont été naturalisés français dans le cadre du décret Crémieux de 1870, mais nombre d’entre eux ont rejeté la citoyenneté française, comme le montrent des études récentes. Enfin, d’autres ne sont devenus citoyens français qu’après la seconde guerre mondiale.
Un rapport récent3a été commandé par le président français Emmanuel Macron afin de constituer une feuille de route pour la « réconciliation » historique entre la France et l’Algérie. L’historien Benjamin Stora en a été chargé. Toutefois, grâce à une étude que la professeure Ariella Aisha Azoulay a publiée dans la Boston Review,nous avons appris peu après la présentation de ce rapport de 160 pages qu’il réduit complètement l’existence de diverses communautés fortes de plus de 140 000 juifs à l’expérience d’un seul groupe, mentionné dans deux paragraphes du rapport. Toutes les différences culturelles, ethniques, nationales et politiques ont été complètement effacées. C’est donc sans surprise qu’on constate qu’il n’y a eu aucune réaction en Israël à ce rapport. On peut pourtant supposer que les centaines de milliers de juifs qui sont nés et qui ont grandi en Afrique du Nord pendant la période coloniale et qui vivent aujourd’hui en Israël devraient être intéressés par un texte aussi important.
RETOUR D’UNE MINORITÉ DE MIGRANTS
« Partir, ne jamais revenir » était aussi l’intitulé de la conférence marquant la journée de commémoration du départ et de l’expulsion des juifs des pays arabes et d’Iran, qui s’est tenue à l’université Bar-Ilan en novembre 2019, et qui s’est poursuivie virtuellement en 2020. Ce récit homogène s’est renforcé ces dernières années. En effet, depuis notre article dans Haaretz, (2 décembre 2019) le récit d’un départ sans retour s’est intensifié dans la société israélienne, centré sur l’affirmation selon laquelle les juifs ont été chassés contre leur gré pour devenir des réfugiés, et qu’ils n’ont jamais pu retourner dans leur pays d’origine. Mais n’y a-t-il vraiment pas eu de retour dans le monde musulman ? Les spécialistes de l’immigration savent qu’il n’y a pas de migration unidirectionnelle ; la migration de retour n’échappe pas à cette réalité : une minorité de migrants revient toujours dans son pays d’origine. Des études ont montré que, malgré les horreurs de l’Holocauste, des juifs allemands sont retournés dans leur patrie, et que des survivants polonais sont repartis ou ont essayé de revenir dans leurs villages. Dans certains cas, cette tentative s’est terminée par des massacres et des attaques violentes.
Nous attendons des informations supplémentaires sur des tendances similaires au Proche-Orient, mais d’après ce que nous savons maintenant par des études et des témoignages, la migration de retour a bel et bien existé dans les cas iranien et irakien, et même dans la petite communauté yéménite au cours des dernières décennies. C’est également le cas des juifs qui sont partis en Europe, aux États-Unis ou en Israël, et qui sont finalement revenus dans leur patrie au Yémen. Même si la plupart des juifs ne sont pas retournés physiquement dans leur pays d’origine, nombre d’entre eux y ont conservé une attache et ont renouvelé leur affiliation culturelle et linguistique avec le Proche-Orient en lisant l’arabe, le persan et le judéo-arabe, en préservant la musique et la langue parlée et en communiquant avec leurs anciens amis.
Il existe à l’évidence en Israël un appétit intellectuel pour la recherche de l’histoire oubliée. Le ministère de l’égalité sociale a ainsi lancé « Seeing the Voices » (Voir les voix), un projet de documentation orale parrainé par le gouvernement. Des milliers d’heures d’entretiens enregistrés avec des juifs orientaux vivant en Israël permettent de découvrir un éventail relativement large d’expériences juives depuis le milieu du XXe siècle. Ils nous en apprennent davantage sur leur vie dans la région et l’expérience de l’immigration en Israël. Néanmoins, la simplicité du récit « Partir, ne jamais revenir » reste valorisée dans les cercles du pouvoir.
UNE NOUVELLE GÉNÉRATION DE CHERCHEURS
Dans le même temps, la recherche universitaire en dehors d’Israël, non soumise aux mêmes influences culturelles, parvient à présenter l’histoire dans sa complexité, ou du moins de manière beaucoup plus contextualisée. Le centre de gravité des écrits historiques sur les juifs dans l’espace musulman moderne ne se situe plus en Israël, mais dans des universités américaines et européennes. De nombreux étudiants se sont joints à cette entreprise délicate qu’est l’étude du passé juif du Proche-Orient. Une nouvelle génération de chercheurs très influente dans la sphère des humanités américaines suscite un intérêt accru pour le monde juif dans les pays musulmans, leur historiographie et l’étude des générations récentes.
En 1928, l’historien Salo Baron de l’université de Columbia reprochait à ses confrères de l’université hébraïque de Jérusalem de façonner la mémoire du passé juif à l’aune d’une « conception larmoyante ». Dans son article fondateur4, il demandait de replacer l’histoire juive dans son véritable contexte. Car les juifs n’ont jamais existé dans un isolement total. Les interactions avec les sociétés dans lesquelles ils évoluaient n’ont jamais été complètement bonnes ou mauvaises, mais elles ont toujours existé. Dans les sociétés comptant de nombreuses minorités, la matrice des relations est encore plus complexe. Elle comprend les relations des juifs avec la majorité et avec les autres groupes minoritaires, sans compter qu’il existe également une hiérarchie d’importance et de pouvoir entre les groupes minoritaires. En retour, les historiens américains du monde juif ont été critiqués pour avoir mis l’accent dans leurs travaux sur l’intégration des juifs à l’ère de l’émancipation, et sur l’invention d’un passé romantique qui conduirait à une vie harmonieuse dans le contexte de la diaspora. Cette approche servait et reflétait la réalité et les désirs d’intégration des juifs américains au sein de la société libérale américaine.
L’une des raisons de la différence entre les historiographies américaine et israélienne semble être la formation et l’affectation des chercheurs. Alors que les universitaires américains se retrouvent dans des départements d’histoire ou d’études du Proche-Orient, les universitaires israéliens sont généralement formés et basés dans des départements d’histoire juive, ce qui explique que leur perspective tend à être judéocentrée. Les universitaires formés dans le domaine de l’histoire du Proche-Orient sont plus susceptibles de considérer les juifs comme un groupe parmi d’autres qui constituent la mosaïque humaine de ses sociétés, aux côtés des chrétiens, des zoroastriens, des bahaïs, des yézidis et des minorités ethniques telles que les Kurdes.
Des éditeurs étrangers tels que Brill, Stanford University Press, University of California, Oxford University Press et Edinburgh University Press ont ainsi publié certains des titres les plus passionnants des histoires juives du Proche-Orient.
Des lacunes existent également dans les connaissances lorsqu’il s’agit de l’écriture rabbinique, de la fonctionnalité des institutions religieuses (telles que le Beth Din, le tribunal religieux), des types de commandement religieux, ou de la perspective comparative avec l’histoire juive non orientale. Cependant, en travaillant avec la communauté des chercheurs et en collaborant avec ceux qui se consacrent à l’examen des textes juifs, aux études religieuses ou à la littérature rabbinique, ces lacunes peuvent être comblées. Il semble beaucoup plus difficile de combler les manques dans le camp opposé pour des raisons qui tiennent aux langues de recherche, mais aussi et surtout pour des raisons de méthodologies de recherche.
CHANGEMENT RADICAL DE MÉTHODES
Nous avons assisté ces dernières années à un changement radical dans l’élaboration de nombreux programmes d’études juives aux États-Unis. Ce domaine a été caractérisé pendant des décennies par une recherche axée sur les juifs européens et américains. Il s’ouvre désormais à de nouveaux champs de recherche, adoptant l’histoire juive au Proche-Orient comme une possibilité d’enrichir la boîte à outils méthodologique. La conférence annuelle de l’Association for Jewish Studies (AJS) voit une augmentation exponentielle des commissions d’experts et des sessions sur ces sujets.
Les auteurs de cet article font également partie d’un vaste projet de collaboration. Avec Orit Baskin de l’université de Chicago, Michelle Campos de l’université de Penn State et Orit Ouaknine-Yekutiali de l’université Ben-Gourion, nous menons un projet d’écriture d’un ouvrage collectif sur l’histoire juive moderne du Proche-Orient, de l’Afrique du Nord et de l’Asie centrale d’un point de vue historique, anthropologique, culturel et économique. Cette collaboration nous permet de prendre en compte une autre évolution qui s’est produite dans le domaine de la recherche ces dernières années. De plus en plus de chercheurs non juifs, dont certains sont eux-mêmes d’origine proche-orientale, ont rejoint ce champ d’étude. Leurs recherches offrent des perspectives précieuses sur la région. Recevoir de nombreuses propositions en réponse à notre appel a été une expérience pleine d’humilité. Cela a mis en valeur tout le travail effectué en Europe et qui n’est généralement pas accessible à un public anglophone. Pour constituer un corpus idéal de connaissances, on doit en effet inclure une partie des recherches sur les narrations menées en Israël, en Europe et aux États-Unis.
Nous proposons donc d’adopter une position différente de celle qui est commune en Israël et appelons à la promotion d’une compréhension historiographique qui combine toutes les perspectives de l’espace régional dans la discussion sur les juifs d’Orient. L’histoire n’a pas pour but de justifier la position particulière du lecteur sur la justesse de son parcours, mais de soulever des questions et de permettre aux lecteurs de reconsidérer systématiquement ses opinions.
CHERCHER AUSSI DANS LE MONDE MUSULMAN
Enfin, il est important de se pencher sur la troisième sphère dans laquelle se développe le processus de mémoire et de commémoration du patrimoine juif dans l’espace musulman, c’est-à-dire dans les pays musulmans eux-mêmes. Au cours de la dernière décennie, des projets consistants et éclairés ont été menés avec le soutien des gouvernements des différents pays musulmans, afin de préserver et de commémorer le passé commun des juifs et des musulmans, ainsi que le glorieux héritage juif de ces pays.
Les différents programmes ne sont pas seulement soutenus par les gouvernements, mais aussi par des organisations à but non lucratif. Ils sont également représentés dans l’espace culturel, que ce soit à travers les séries télévisées, la littérature ou l’industrie cinématographique. Ainsi de la conservation et la documentation des synagogues en Égypte et au Liban, de l’industrie cinématographique au Liban et aux Émirats arabes unis, des festivals de musique, des associations au Maroc, et bien d’autres exemples encore.
Compte tenu du fossé linguistique et culturel entre les différents registres de récit et de recherche sur les juifs orientaux (dans l’espace anglophone, dans les pays musulmans, en Israël et en Europe), nous appelons à un rapprochement et à croiser nos recherches et nos visions du monde. Cette collaboration permettra d’engendrer des recherches plus précises et exemptes de préjugés politiques. En tant que chercheurs de l’histoire des juifs dans l’espace musulman, nous appelons de nos vœux l’adoption d’une vision large et inclusive qui permette d’approcher notre passé de façon plus juste et plus approfondie, et d’offrir une vision complète et complexe du présent et de l’avenir de l’espace partagé dans lequel nous vivons.