Ancien ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002, ancien secrétaire général de la présidence de la République sous François Mitterrand, Hubert Védrine est à la tête d’une société de conseil géostratégique. Esprit indépendant, il est écouté des présidents français, de droite comme de gauche, qui tous le consultent et font appel à ses analyses. Son dernier livre, publié en juin 2020 chez Fayard, «Et après?», traitait des premières leçons à tirer de la pandémie .
LE FIGARO. – Les 49,6 °C enregistrés au Canada le 29 juin ont été beaucoup commentés. À cause du réchauffement climatique, quels sont les scénarios à envisager pour notre XXIe siècle ? Les changements géophysiques en cours vont-ils redessiner la carte géopolitique mondiale ?
Hubert VÉDRINE. – La dégradation écologique, qui n’affecte pas que le climat, va entraîner des conséquences multiples, soit globales et systémiques, soit précises et concrètes. De plus en plus, cela va peser sur la grande géopolitique qui finira par être surdéterminée par le «compte-à-rebours» écologique. Dans chaque pays, il pourra y avoir des répercussions considérables du fait de la prise de conscience (le déni n’est plus possible), de l’inquiétude, voire de la panique, notamment si le phénomène des dômes de chaleur en zone tempérée se multiplie , comme à Vancouver. Cela pourra bouleverser les rapports de force, les programmes gouvernementaux, entraîner des changements de coalition, pas uniquement au profit des écologistes patentés. Cela va peser de plus en plus dans le cadre de l’Union européenne ou du G7 par exemple, comme dans toute réunion internationale, et pas seulement dans les COP, qui vont-elles-mêmes prendre de plus en plus d’importance. Ce sera de plus en plus difficile pour l’Europe de ratifier des accords commerciaux sans prendre en compte cette dimension. Mais il y aura aussi des percées technologiques gigantesques parce que la lutte contre ces risques ne se réglera pas par des manifestations, mais par des inventions qui auront-elles-mêmes des conséquences. Elles modifieront la hiérarchie des puissances, à travers une sorte de nouvelle compétitivité écologique. Cela a déjà commencé. Qui imaginait par exemple il y a quinze ans, que l’automobile passe à l’électrique aussi rapidement ? Et l’Allemagne voudra rester leader.
Grâce au nucléaire, la France ne produit que 1% des effets de serre mondial
Hubert Védrine
Si un pays avancé veut se lancer dans un projet d’ingénierie climatique – d’intervention sur le climat – et que cent autres jugent ledit projet trop dangereux, il pourra y avoir un bras-de-fer mondial sur cette question. Avant d’en arriver là, il y a déjà de toute façon des bouleversements physiques déjà visibles : l’accès à l’Arctique, l’ouverture d’une route du Nord (NDLR, une voie maritime qui permet de relier l’océan Atlantique à l’océan Pacifique en longeant la côte nord de la Russie), avec les conflits que cela pourra entraîner ; des phénomènes d’exode climatique massif, des incendies qui rendront des régions entières inhabitables, des îles submergées, le recul des côtes, etc.
Pour faire face à ces phénomènes, vous prônez un «processus» plus qu’une révolution et une «écologisation» multisectorielle sur le moyen terme. Comment cela se traduit-il ?
Je ne prône pas, je constate que c’est la seule solution. Personne n’est en mesure d’imposer une révolution à l’échelle planétaire. On ne va pas demander aux Martiens de gouverner la Terre, et il n’y aura pas de président mondial d’un peuple mondial mais une foultitude de situations. Aujourd’hui nul ne peut imposer aux Chinois, aux Russes aux Allemands ou aux Polonais de sortir du charbon dès la semaine prochaine. Puisque ce n’est pas possible, il faut procéder autrement, en surmontant une à une les résistances comme par exemple sur le sujet de la surpêche qui ne fait pas encore l’unanimité, notamment au Japon. L’écologisation est un processus. Le débat va porter sur le rythme: est-ce qu’on va prendre telle ou telle mesure dans deux ans ou dans quinze ans ? Il n’existe pas d’autre approche possible.
La décroissance et le radicalisme vert n’apportent aucune solution viable
Hubert Védrine
Si l’on suit votre raisonnement, le radicalisme vert et la décroissance sont un leurre ?
Ils n’apportent aucune solution viable. Le radicalisme est un phénomène politique particulier que l’on trouve dans quelques pays très développés, essentiellement en Europe et notamment dans les électorats de centre-ville, qu’ils veuillent moins de bruit et moins de pollution est compréhensible, mais les mesures prises à leur demande ne changent rien au problème global. Il faut se rappeler que, grâce au nucléaire, la France ne produit que 1% des effets de serre mondial, et qu’elle ferait mieux de se concentrer sur la mutation nécessaire de la production agricole. Le débat sur la décroissance est un débat faussé car il est évident qu’il faut décroître dans certains domaines (le charbon, le moteur à essence, l’agrochimie) et croître dans d’autres. On a bien décru dans la fabrication de diligences ! L’énergie solaire et les batteries électriques sont, elles, en pleine croissance, et la chimie est en mutation ; la transition énergétique, est, enfin, engagée. Il faut dépasser ce débat stérile entre croissance et décroissance. La décroissance est un slogan simpliste et humainement inapplicable, et invendable aux émergents. Même les scientifiques les plus inquiets et les plus sérieux reconnaissent qu’il faut croître dans nombre de domaines: l’avion à hydrogène, certaines formes nouvelles d’agriculture ou d’architecture. Mais il faut changer le contenu de la croissance, donc le mode de calcul (le PIB) et créer des taxes carbones, pour orienter.
Connaissez-vous un scientifique à la tête d’un mouvement écologiste ?
Hubert Védrine
Quels pays semblent en avance dans ce processus d’écologisation et, par extension, pourraient s’imposer comme des puissances majeures dans les prochaines années ?
Ce n’est pas joué d’avance. Les Européens ont pris conscience et parlent beaucoup, mais les États-Unis vont revenir en tête, et la Chine avance. Le pays qui parviendra à maîtriser la fusion nucléaire, ou à fabriquer de l’hydrogène sans émission de CO2 ou inventer des batteries qui permettraient de conserver l’énergie produite de façon intermittente par le soleil prendra une avance énorme. Comme dans le cas de la Grande-Bretagne et de la machine à vapeur. Aujourd’hui, les avancées sont partout. Les terres rares n’étaient exploitées jusqu’à présent qu’en Chine mais on creuse désormais un peu partout pour en trouver ; Taïwan est à la pointe des semi-conducteurs ; la France est exceptionnelle dans le nucléaire et l’aéronautique ; l’Allemagne en automobile, etc. On entre dans une phase, sous l’effet de la panique, tout va être accéléré de façon considérable. Mais ne vois pas, aujourd’hui, un pays qui aurait pris une avance significative sur les autres dans tous les domaines de l’écologie. Ce n’est pas parce que des nations, notamment en Europe, en font plus dans le puritanisme écologique qu’elles vont prendre demain le leadership des technologies écologiques.
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Quid de la Chine ? Sa croissance économique des dernières années ne lui a-t-elle pas permis de s’imposer comme une puissance technologique et donc écologique ? Si c’est le cas, elle pourrait se retrouver encore davantage en position de force dans les relations internationales…
Tout dépendra de la stratégie de la France, des États-Unis, de la Russie ou encore du Japon. Pour prendre à nouveau l’exemple des terres rares, les Chinois avaient quasiment le monopole il y a 10 ou 15 ans parce que les autres avaient abandonné. Maintenant, on en cherche partout. La Chine a fait un immense «bond en avant», mais elle n’a pas encore dépassé les grands pays occidentaux dans les technologies de pointe. Ça peut se produire, mais ce n’est pas assez général pour qu’on puisse en conclure que la Chine va dominer dans les prochaines années. Mais plus la compétition des puissances s’orientera vers une écologisation scientifique de tous les modes de production et de vie, mieux ça vaudra pour l’humanité.
La politique de Donald Trump n’a pas empêché des États, des villes ou des scientifiques américains de continuer à travailler sur des solutions pour faire face aux risques écologiques
Hubert Védrine
Quel rôle peut jouer la France, nation en déclin, dans la lutte pour contrer les déréglementés à l’œuvre aujourd’hui ? Le climatoscepticisme de Donald Trump lors de son mandat a-t-il hypothéqué, en partie, les chances de contrer ce phénomène à l’échelle mondiale ?
La France n’est pas une actrice qui cherche un «rôle», elle doit défendre ses intérêts vitaux quoi qu’il arrive, en déclin ou pas. Les Occidentaux ont dans leur ensemble perdu en 20 ou 30 ans le monopole de la puissance et cela ne se limite pas à notre pays. La France a certes encore plus décroché industriellement face à l’Allemagne, ce qui est dramatique et absurde et devrait être corrigé, mais il n’empêche qu’elle reste une puissance qui compte avec des atouts et des handicaps. Est-elle pour autant à la traîne ? Dans l’aéronautique non. Dans le nucléaire non plus. J’espère qu’elle ne va pas bazarder cet héritage et résister à tous les lobbys anti-nucléaire et à l’ignorance. Et elle a des ingénieurs extraordinaires. Mais il faut avoir du courage politique.
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Concernant Donald Trump, sa politique absurde n’a pas empêché des États, des villes ou des scientifiques américains de continuer à travailler sur des solutions pour faire face aux risques écologiques. Et même s’il devait revenir au pouvoir un jour (lui ou un autre sur sa ligne), il ne pourrait pas faire marche arrière au sujet de la transition énergétique et écologique, ne serait-ce que pour éviter de voir la Chine passer devant les États-Unis dans ce domaine. Le mandat de Donald Trump ne laissera pas de vraies traces sur ce plan, ce n’est même pas lui qui a retardé la réponse mondiale. Il faut plutôt regarder du côté du charbon et donc de l’Inde ou de la Chine et de la Russie et de quelques pays en Europe.
Notre siècle a vu émerger des entreprises mondiales aussi puissantes que certaines nations. La solution passera-t-elle par les États-nation ou des acteurs supranationaux ?
Une combinaison de tous les acteurs. Il n’y a pas à choisir. Tout le monde devra contribuer à son niveau. De toute façon, les États-nation ne disparaîtront pas (même les Européens les plus fédéralistes qui pensaient que les États-nation étaient à l’origine de tous les malheurs n’ont pas réussi à les supprimer). Dans le cadre de l’écologisation – qui va avancer à des rythmes variés selon les secteurs et les pays – aucune entité n’arrivera à répondre seule. Les entreprises globales (qui s’étaient débrouillées pour échapper à l’impôt sous prétexte que la souveraineté est devenue obsolète) vont devoir prendre leur part, il n’y a pas une entreprise mondiale qui pourra y échapper, même les GAFA. Le vrai clivage ne se situe pas entre États-nation et acteurs supranationaux, acteurs publics et entreprises. Mais dans le décalage entre la prise de conscience très aiguë dans quelques pays européens qui ne sont pas à l’origine du problème écologique – hormis l’Allemagne avec son charbon – et d’autre part, l’ensemble des peuples émergents qui veulent émerger. Concernant la France, c’est à la mutation de la production agro-industrielle qu’elle devrait s’atteler en priorité, plus qu’à rendre la vie et le travail impossibles en centre-ville.
La maîtrise des flux migratoires est dans l’intérêt des pays africains, et c’est dans notre intérêt aussi.
En juillet 2017 Emmanuel Macron a dit: «On ne peut pas prétendre lutter efficacement contre le terrorisme si on n’a pas une action résolue contre le réchauffement climatique». Partagez-vous ce constat ?
Il y a un lien. Le président de République veut dire que si l’Afrique ne trouve pas de solution, tous les problèmes vont s’aggraver et les terroristes vont en profiter. Reste que les trois quarts des Africains s’exilent dans d’autres pays de leur continent, ils essayent d’aller au Nigéria ou en Afrique du Sud dans de grandes agglomérations. Seule une petite minorité tente de rejoindre l’Europe. La maîtrise des flux migratoires est dans l’intérêt des pays africains, et c’est dans notre intérêt aussi. Il faut pour cela que l’Afrique puisse bénéficier des avancées technologiques. Je reviens aux migrations. Dans notre monde, il est peu onéreux de se déplacer, ce qui entraîne des flux incessants. Peut-on fermer totalement nos frontières ? C’est infaisable, économiquement absurde et humainement cruel. En sens inverse, est-ce qu’on peut défendre l’idée que n’importe qui peut aller n’importe où et laisser ouvertes les frontières ? Non plus. Les sociétés exploseraient. La question est donc celle de la maîtrise concertée et négociée des flux et elle va s’imposer partout.
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La démographie croissante, en Afrique et ailleurs, risque aussi de favoriser ces phénomènes d’exode. Des militants écologistes préconisent notamment de faire moins d’enfants pour sauver la planète…
Il existe un lien évident entre la démographie et la dégradation des conditions de vie sur la terre , il n’y a pas que les écologistes qui le pensent, presque tous les démographes et les scientifiques également. S’il y avait seulement un million d’homo sapiens, le problème ne se poserait pas, même s’ils roulaient tous dans des Porsche Cayenne ancien modèle ! Le problème, c’est que les écologistes accompagnent leurs alertes justifiées d’annonces non vérifiées, de postulats exagérés et d’absence de solution, à part prendre en otage les populations qui les élisent dans les centres-villes, et en plus ne se réconcilient toujours pas avec les sciences, la recherche et le progrès ! Vous remarquerez que dans les mouvements écologistes en Europe, il n’y a quasiment aucun grand scientifique alors que tous les grands scientifiques sont écologistes et épouvantés par les perspectives mondiales. Connaissez-vous un scientifique à la tête d’un de ces mouvements ? De toute façon, le développement et l’affirmation partout du droit des femmes entraîne une baisse tendancielle de l’accroissement démographique. Mais cela ne suffit pas, ni ne peut attendre, la course de vitesse est engagée, il faut accélérer l’écologisation.