Après la sidération de l’attentat sanglant ayant ôté la vie à Samuel Paty le 16 octobre 2020 et l’hommage national rendu par le Président de la République à la Sorbonne depuis la cour de la Sorbonne, lieu historique de l’enseignement universitaire français, où Emmanuel Macron s’adressant au professeur assassiné a affirmé, en présence de tous les responsables politiques de la nation, que la République française continuerait à défendre “la liberté que vous enseigniez si bien et nous porterons haut la laïcité. Nous ne renoncerons pas aux caricatures, aux dessins, même si d’autres reculent”, les critiques internationales et nationales de la part de responsables politiques et d’intellectuels quant à la responsabilité de Charlie hebdo dans la stigmatisation des musulmans et le passage à l’acte violent d’islamistes ne tardent pas à s’exprimer dans la presse et les réseaux sociaux.
Riss souligne que “même après la mort de Samuel Paty, des gens ont dit : est-ce qu’il a bien fait ? C’est tout juste s’il n’a pas été jugé responsable de son malheur. On n’a entendu ça, nous (Charlie Hebdo) aussi. Donc on sera toujours révoltés par ce genre de discours qui sont injustes et intellectuellement paresseux. On aura, je le crains, d’autres occasions de se révolter contre ces facilités, cette paresse intellectuelle. Elles risquent de toucher d’autres cibles. Il faut être là pour aider ceux qui vivent ce qu’on a vécu : le drame mais aussi la dénégation, la critique, presque la diffamation” (Riss, “ʺCharlieʺ n’est coupable de rien”, Le Monde du 19 décembre 2020, p. 19).
“Beaucoup des critiques adressées à Charlie Hebdo affirment que les attentats, ne sont pas d’abord le fait de djihadiste”
Dans ce contexte, les enseignants, à la suite d’une décision ministérielle confuse, qui doivent rendre hommage à Samuel Paty, le 2 novembre 2020, premier jour de la rentrée scolaire des vacances d’automne expriment alors leur inquiétude : ils craignent, comme cela s’était déroulé en 2015, que malgré l’horreur de l’assassinat de leur collègue, des contestations de la minute de silence exprimées par des élèves affirmant qu’ils ne sont pas Charlie viennent troubler l’hommage rendu au professeur Samuel Paty. Ces critiques venus du “haut” et du “bas”, c’est-à-dire d’une partie des élites et de la population sont ainsi bien décrites par Charlie hebdo. En effet, Charlie hebdo indique que “depuis la mort de Samuel Paty, la boîte mail de Charlie dégueule de mails de bons samaritains qui, dans l’espoir d’avoir la paix, réclament la fin des caricatures sur l’islam et tiennent Charlie responsable et coupable des attentats islamistes qui viennent d’avoir lieu.”
En effet, beaucoup des critiques adressées à Charlie Hebdo affirment que les attentats, ne sont pas d’abord le fait de djihadistes prêts à tuer ceux qui ne pensent pas comme eux mais de la faute au journal satirique et aux caricatures “irresponsables” et à des dessins “débiles et vulgaires”. Ainsi, Charlie Hebdo indique que plusieurs “formules reviennent comme des mantras : “Vous jetez de l’huile sur le feu” ou “la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres.” Or, pour l’équipe de Charlie Hebdo avec ce type d’argument, plus besoin “des uns” et “des autres”, la liberté s’arrête aussi très bien toute seule, ça s’appelle l’autocensure ou la lâcheté.” En effet, Richard Malka, l’avocat de Charlie hebdo, souligne que “quand on est confronté à la peur, certains choisissent de pactiser”(“ʺCharlieʺ est devenu une idée. On ne la tuera plus”, Le Monde du 6-7 décembre 2020, p. 16).
“Pour ces intellectuels, il s’agit de transiger”
De nombreux points de vue écrits par des intellectuels viennent ainsi soutenir l’idée que même s’il va de soi qu’il est important de défendre la liberté d’expression, il est aussi nécessaire que les caricaturistes pratiquent une autocensure pour éviter que des images moquant les religieux produisent un sentiment d’excès et des incompréhensions profitant, in fine, aux terroristes. Citons par exemple Wiliam Marx (“L’allergie nationale au fait religieux est une erreur intellectuelle et une faute politique”, Le Monde du 4 novembre 2020, p. 26), Manon Altwegg-Boussac, Patricia Rrapi (“L’expression religieuse ne doit pas être considérée comme un phénomène pathogène”, Le Monde du 4 novembre 2020, p. 26), Jacob Rogozinski (“Nous sommes victimes de ce qu’il faut bien appeler l’aveuglement des Lumières”, Le Monde du 10 novembre 2020, p. 31), Edgar Morin, (“Que serait un esprit critique incapable d’autocritique”, entretien, Le Monde du 21 novembre 2020, p. 28-29). Ces positionnements ont été critiqués dans Charlie Hebdo par Gérard Biard (“Samuel Paty. Les intellos le tuent une deuxième fois”, Charlie Hebdo, n°1477, 11 novembre 2020, p. 2).
L’article dans Le Monde des anciens directeurs de la revue d’idées d’inspiration catholique Esprit, fondée en 1932 par Emmanuel Mounier, s’inscrit dans cette optique stipulant que la défense de la liberté d’expression ne devrait pas être assimilée avec la défense du droit au blasphème qui heurte les sentiments des croyants. En effet, au nom d’un principe de réalité : la mondialisation et la sécularisation étant inexistante dans de nombreux pays musulmans et rendant donc inaudible l’approche française de la laïcité qui, notamment depuis la vague des attentats djihadistes sur le sol national ne veut céder aucun pouce sur la liberté de caricaturer, il s’agit de transiger. Olivier Mongin et Jean-Louis Schlegel proposent, en effet, de cantonner la liberté de caricaturer les religions dans des espaces privés (librairies, marchands de journaux, bibliothèques, musées…) pour ne pas outrager les croyants et réveiller la fureur meurtrière des islamistes.
“Dès lors, éviter les violences nécessiterait d’arrêter de “sacraliser” les postures offensantes de Charlie Hebdo”
Dans un article puis dans un livre, François Héran dont le titre Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression (éd. La Découverte, 2021) dénote une certaine condescendance (les conseils proposés sont d’abord des injonctions morales) et impudeur (quand on se rappelle que l’un des ouvrages du dessinateur Charb assassiné par des djihadistes à Charlie Hebdo s’intitule Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes, éd. Les Échappés, 2015), celui-ci dénonce le paradoxe de la sacralisation des caricatures anticléricales de Charlie Hebdo et affirme qu’outrager les croyances ne peut pas se produire sans outrager les croyants. Pour François Héran, si éviter les violences djihadistes nécessite d’abord de ne pas nier l’existence de l’”islamophobie”, des discriminations systémiques et du racisme structurel, cet évitement passe aussi par le fait de ne pas être offensant à l’encontre de l’islam et des musulmans comme l’auraient fait les caricaturistes de Charlie Hebdo.
Autrement dit, c’est parce que la France laïque et ses lois (notamment l’interdiction des signes religieux à l’école) ainsi que des dessinateurs antireligieux, par ailleurs soutenus par les plus hauts représentants de l’État, sont perçus comme “islamophobes” par les salafo-djihadistes que la France connaît des violences meurtrières que, d’une certaine manière, elle participe à provoquer. Le 9 mars 2021, invité sur France Culture dans l’émission Les invités du matin pour parler de son livreLettre aux professeurs sur la liberté d’expression, critiquant le républicanisme et le vote de la “loi contre les séparatismes”, François Héran souligne dès lors qu’il ne faut pas oublier que la République, elle aussi, a beaucoup décapité des statues et des têtes durant la Révolution faisant ainsi une sorte de parallèle entre les décapitations de Daech et celles des révolutionnaires de 1789 !
Dans cette optique, selon François Héran, le soutien politique apporté à Charlie Hebdo justifiant la republication de caricatures offensantes pour les musulmans (alors qu’elles ont pourtant déclenché les violences) sert la cause des djihadistes : “On peut dire que les djihadistes ont atteint leur but : nous pousser à bout, ériger les caricatures en absolu, au risque d’isoler la France.” Dès lors, éviter les violences nécessiterait d’arrêter de “sacraliser” les postures offensantes de Charlie Hebdo et de faire œuvre de discernement en promouvant un “respect mutuel” entre croyants religieux et non croyants.
“François Héran propose tout simplement de céder aux exigences des terroristes djihadistes et confond discernement et compromission.”
Face à un tel positionnement pensé par l’auteur comme pragmatique et mesuré, on peut pourtant penser les choses de façon totalement opposée. En effet, en condamnant moralement les caricaturistes accusés de mettre de l’huile sur le feu lorsqu’ils publient des dessins jugés offensants par des croyants et en les enjoignant, au nom du « respect mutuel », de faire leur « autocensure », voire d’être censurés juridiquement, en réalité François Héran propose tout simplement de céder aux exigences des terroristes djihadistes et confond discernement et compromission. Certes, on peut faire des compromis avec les religions et ceux qui s’en réclament tel que le principe de la laïcité le propose mais lorsque l’on laisserait penser que les terroristes politico-religieux n’auraient certainement pas assassiné des membres de Charlie Hebdo et Samuel Paty si ceux-ci n’avaient pas offensé des croyants musulmans en publiant ou en montrant des dessins considérés comme religieusement irrespectueux et obscènes, il s’agit bien de compromission.
Dans les faits, à la suite de l’attentat de Nice perpétré le 29 octobre 2020 par un jeune tunisien de 21 ans qui a tué au couteau trois personnes (deux femmes et un homme) qui se trouvaient dans la basilique Notre-Dame, Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) s’est félicité de l’attaque : “Les Français doivent savoir que si leur président persiste à attaquer les musulmans au nom de la liberté d’expression, cela ne fera que renforcer la détermination des musulmans à couper des têtes pour venger le Prophète.” En effet, lors du procès des attentats de janvier 2015 à la cour d’assises spéciale de Paris, l’avocat de Charlie Hebdo a bien décrit dans sa plaidoirie le message clair des terroristes aux défenseurs des valeurs républicaines : “Ils nous disent : vos mots, vos indignations ne servent à rien. On continuera à vous tuer. Vos juges, vos procès, sont indifférents. Vos lois sont des blagues, nous ne répondrons qu’à celles du Ciel. Ils nous disent de renoncer à la liberté parce qu’un couteau et un hachoir seront plus forts que 67 millions de Français, une armée, une police. C’est l’arme de la peur pour nous faire abandonner un mode de vie construit au fil des siècles. Et évidemment, ça ne s’arrêtera pas aux caricatures, ni même à la liberté d’expression. Ils détestent nos libertés. Ils ne s’arrêteront pas, parce que nous sommes un des rares peuples au monde à être porteur d’un universalisme qui s’oppose au leur” (Richard Malka, 2020, art. cit., p. 16.).
“Des articles partisans continuent de dénoncer la “laïcité offensive” défendue par des “laïcards” et “laïcistes””
Au bout du compte, tous ces intellectuels répondent à l’interrogation de Samuel Paty exprimée à ses collègues quelques jours avant sa mort. En effet, le journal Le Monde relate que dans un long mail envoyé aux professeurs de son collège (à 22 heures le dimanche 11 octobre 2020), Samuel Paty décrit précisément ce qui s’est passé durant son cours mais problématise aussi la situation dans laquelle il est englué en posant une question : “Autour de la question des caricatures de Mahomet : faut-il ne pas publier ces caricatures pour éviter la violence ou faut-il publier ces caricatures pour faire vivre la liberté ?” (Nicolas Chapuis, Élise Vincent, “ʺJe ne ferai plus de thèmesʺ : le désarroi de Samuel Paty”, Le Monde du 19 novembre 2020, p. 10-11). Au lieu de défendre l’approche laïque “à la française” particulièrement visée par les activistes salafo-djihadistes et, au-delà, par des promoteurs de morale et directeurs de consciences issus de pays non laïques, voire anti-laïques, un certain nombre d’intellectuels ont donc tranché pour la première solution.
Après l’assassinat de Samuel Paty, insinuant que les violences islamistes viseraient certainement moins la France si celle-ci ne défendait pas une vision de l’organisation sociale et politique caricaturée comme “républicaniste”, des articles partisans continuent de dénoncer la “laïcité offensive” défendue par des “laïcards” et “laïcistes” (voir Céline Chambraud, Louise Couvelaire, “Islamisme, séparatisme : l’offensive payante des ʺlaïcardsʺ”, Le Monde du 8 décembre 2020, p. 10-11, Jean Baubérot, “Le gouvernement affirme renforcer la laïcité, alors qu’il porte atteinte à la séparation des religions et de l’État”, entretien, Le Monde du 15 décembre 2020, p. 30.) désignés comme tels parce qu’ils défendent un projet Républicain émancipateur.