La première Constitution tunisienne post-révolution, adoptée en 2014, lui doit beaucoup. Notamment son article 6, qui inscrit pour la première fois dans un pays arabe la « liberté de conscience » dans les textes de loi, bien que ceux-ci confèrent également à l’État la mission de « protéger le sacré ». Sept ans après cette avancée historique, Yadh Ben Achour*, éminent juriste tunisien et figure clé du printemps du jasmin, mesure encore les progrès qu’il reste à parcourir à son pays pour accéder à une liberté pleine et entière.
Le 14 juillet dernier, Emna Charki, militante tunisienne athée de 27 ans, a été condamnée à six mois de prison ferme pour atteinte à la religion et incitation à la haine. Son crime : avoir partagé sur Facebook un texte parodique sur le coronavirus appelant à se laver les mains et à respecter la distanciation sociale, en reprenant la forme des sourates du Coran. Dans une interview au Point, l’ancien président de la Haute Instance pour la réforme politique et la transition démocratique, aujourd’hui membre du comité des droits de l’homme des Nations unies, explique comment il a bataillé, notamment face au parti islamiste Ennahdha, majoritaire au pouvoir, pour faire avancer les droits des Tunisiens. Et quels obstacles se dressent encore devant lui, notamment en l’absence de Cour constitutionnelle ! Il vient de publier L’Islam et la Démocratie : une révolution intérieure (éditions Gallimard).
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Comment avez-vous réussi à introduire la liberté de conscience dans la Constitution tunisienne ?
Yadh Ben Achour : En 2013, la liberté de conscience n’existait pas dans le projet de Constitution. J’ai donc mené une bataille pour que celle-ci y soit inscrite dans son article 6. Lors d’une conférence organisée à la bibliothèque nationale, j’ai expliqué qu’il ne servait à rien de reconnaître la liberté de religion tant qu’on n’aurait pas de liberté de conscience. Je vous rappelle que, dans l’histoire, l’islam n’a jamais eu de problème avec la liberté religieuse. Les minorités religieuses sont bien représentées dans le cadre de l’État confessionnel, avec une majorité de musulmans qui reconnaissaient les juifs et les chrétiens. Ce n’est pas le cas de la notion de liberté de conscience, qui est beaucoup plus profonde en ce sens qu’elle permet à tout musulman de quitter sa religion.
Quelle était la position du parti islamiste d’Ennahdha, majoritaire au pouvoir, à ce sujet ?
Ennahdha, qui représentait une dizaine de tendances et de sous-tendances [au sein de l’Assemblée nationale constituante, NDLR], ne l’entendait pas de cette oreille. Il ne voulait pas de cette notion de liberté de conscience dans la Constitution car il estimait que celle-ci était contraire à l’islam, la religion de l’État. Les islamistes expliquaient également que la liberté de conscience allait à l’encontre de l’identité des Tunisiens. Pour eux, l’islam est plus qu’une religion, c’est l’identité du pays, et adopter une autre religion était considéré comme une haute trahison. Ainsi, Ennahdha insistait au contraire sur la nécessité pour l’État d’être protecteur de cette religion.
Vous avez pourtant réussi à intégrer la notion de liberté de conscience dans la Constitution tunisienne
Cela a été un véritable combat, qui a été très pénible, mais nous y sommes arrivés, alors que l’Assemblée constituante était dominée par un parti islamiste. Maintenant, l’article 6 est aujourd’hui un véritable pot-pourri du droit constitutionnel tunisien, car il dit tout et son contraire. D’un côté, l’État est protecteur de la religion, qui est sacrée ; de l’autre, il est également mentionné que l’on doit garantir la liberté de conscience et que les accusations d’apostasie doivent être condamnées. Or cette dernière notion figure encore dans la conscience des Tunisiens. Une bonne frange de la population n’accepte pas que l’on puisse quitter la religion, car celle-ci est considérée comme faisant partie intégrante de l’identité tunisienne.
La majorité de la population tunisienne serait-elle donc hostile à la liberté de conscience ?
La Tunisie est divisée. Il n’y a pas de prédominance d’une société vraiment démocratique et libérale dans le pays. Discutez avec le premier venu dans un café et vous comprendrez qu’une bonne partie des citoyens est d’accord avec le fait que l’État doit avant tout être protecteur de la religion et du sacré.
Nous connaissons des avancées considérables depuis la révolution, comme la liberté d’expression, de religion, et même l’athéisme.
Il existe pourtant un nombre grandissant d’irréligieux dans le pays, comme en témoigne le sort tragique d’Emna Charki
Il existe en effet en Tunisie une trentaine d’associations qui ont pris fait et cause pour Emna Charki. Et son cas n’est pas isolé. Deux autres blogueurs ont été condamnés pour satire du Coran depuis la révolution. Maintenant, ces organisations n’ont malheureusement pas le vent en poupe et ne possèdent pas le monopole de l’opinion. La plupart des Tunisiens pensent que l’État doit être protecteur de la religion et du sacré. Pour eux, l’islam est avant tout un bouclier contre la désintégration de l’identité tunisienne.
La Tunisie est tout de même le seul pays du monde arabe à garantir cette liberté de conscience
La Tunisie est en effet le seul pays musulman qui reconnaît la liberté de conscience dans sa formulation arabe. C’est très important car, si vous lisez la Constitution algérienne, par exemple, celle-ci est censée garantir la liberté de conscience uniquement dans sa traduction française. Dans sa version arabe, on ne parle plus que de liberté de croyance. Il s’agit donc d’un excès de langage. Voilà pourquoi nous avons beaucoup insisté pour que ce mot existe en arabe dans la Constitution tunisienne.
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Dix ans après la révolution, où en est la Tunisie en matière de libertés ?
Nous connaissons des avancées considérables depuis la révolution, comme la liberté d’expression, de religion, et même l’athéisme. Vous pouvez aujourd’hui aller à la télévision et dire que vous ne croyez pas en Dieu et ne pas être poursuivi. La Tunisie est un pays dans lequel vous pouvez librement exprimer une opinion en prenant des positions philosophiques. L’État autorise même les minorités sexuelles à s’organiser en association. Mais le pays connaît également des relents régressifs comme la condamnation d’Emna Charki et d’autres blogueurs pour atteinte au sacré.
Comment expliquez-vous la condamnation d’Emna Charki ?
L’interprétation de la Constitution qui va dans le sens de l’extrémisme religieux. L’attitude des autorités judiciaires tunisiennes dans le cas d’Emna Charki est contraire à l’article 18 sur la liberté de penser, de conscience et de religion, et l’article 19 sur la liberté d’opinion. Cette condamnation est, à mon sens, un scandale judiciaire car elle se base sur une mauvaise interprétation d’une disposition élaborée par nous-mêmes dans la réforme de la Constitution : le décret-loi n° 115 sur la liberté de la presse. À l’époque, le président de la Haute Instance a utilisé les articles 52 et 53 afin de sanctionner l’incitation à la haine contre les genres, les religions et les populations. Cette disposition est aujourd’hui mise à profit dans le but de condamner cette jeune femme pour avoir parodié le Coran. Pourtant, Emna Charki n’a rien inventé en la matière. Cette pratique est un genre déjà usité dans l’histoire de la civilisation islamique. Elle a notamment été utilisée par Abu al-Alaa al-Maari, un très grand poète athée dont les écrits s’inscrivaient dans le cadre de la liberté religieuse.
Estimez-vous que la justice tunisienne est orientée ?
L’autorité judiciaire en Tunisie est traversée par des courants contradictoires, de même que la Constitution tunisienne et les lois en vigueur dans le pays. Les juges qui ont poursuivi Emna Charki sont conservateurs, tout comme l’est le président de la République actuel, Kaïs Saïed. Malheureusement, ses positions sont d’un conservatisme et d’une rigidité étonnants. Il les a énoncés en août dernier, dans un discours d’une solennité hallucinante, pour dire que les inégalités entre les hommes et les femmes sont clairement inscrites dans un verset du Coran qui ne peut être interprété autrement. La légalité est donc ici renvoyée aux calendes grecques.
Le système éducatif tunisien se caractérise malheureusement par une islamisation de la formation des enseignants.
Comment expliquer ces régressions dans une Tunisie qui a pourtant été pionnière dans le monde arabe avec l’instauration du Code du statut personnel offrant aux femmes des droits sans précédent ?
En effet, Habib Bourguiba, même s’il n’était pas un démocrate, a initié avec son Code du statut personnel, très avancé dans le monde musulman pour l’époque, un formidable mouvement de révolution des mentalités qui s’est poursuivi jusqu’à l’arrivée au pouvoir des islamistes. Il se heurte aujourd’hui à des régressions avec des prises de position conservatrices des autorités judiciaires et du président de la République, qui est, selon moi, un islamiste masqué. Certes, les mentalités ont changé sous Bourguiba et Ben Ali, mais elles ont toujours du mal à se traduire au niveau des croyances populaires. Nous assistons en ce moment à un retour en arrière, mais cela est, à mon avis, normal. Toute révolution connaît des mouvements de régression. Il n’y a jamais d’évolution linéaire, mais le mouvement continue. L’essentiel est de sauvegarder la liberté d’expression.
L’éducation joue-t-elle un rôle particulier dans le reflux que vous décrivez ?
Tout dépend en effet des grandes réformes éducatives. Habib Bourguiba a instauré l’école gratuite et émancipatrice, avec le recrutement de nombreux instituteurs. Malheureusement, après sa disparition, nous avons assisté à une reprise en main de l’éducation par les éléments les plus conservateurs du pays. Aujourd’hui, le système éducatif tunisien se caractérise malheureusement par une islamisation de la formation des enseignants, donc des matières. Nous assistons à une régression terrible dans la formation idéologique et religieuse des instituteurs et donc à un formatage du cerveau de nos jeunes.
Quelle est, selon vous, la manière de lutter contre les islamistes au pouvoir et leurs idées ?
Je possède des désaccords fondamentaux avec ces gens, mais je ne ferai jamais en sorte qu’ils soient exclus ou torturés comme sous Ben Ali. Les islamistes sont des éléments appartenant à notre société. Si celle-ci est basée sur l’inclusion, au nom de quoi ces gens-là devraient-ils être exclus ? Dans une Assemblée constituante dominée par Ennahdha, nous avons tout de même réussi à adopter, en 2014, une Constitution avec des principes démocratiques. Je combattrai leurs idées par la parole, les idées et la culture, mais jamais je ne les combattrai par l’exclusion. Car, quand on exclut, on provoque la guerre civile.
*Yadh Ben Achour vient de publier L’Islam et la Démocratie : une révolution intérieure (éditions Gallimard).