Lorsque Anne de Chefdebien, la conservatrice du palais, et Yves Minjollet, son administrateur, font aujourd’hui visiter les lieux (ils ne sont ouverts au grand public que lors des Journées du patrimoine), c’est une sorte de pèlerinage napoléonien que l’on effectue avec eux. Chaque pièce de réception semble attendre le retour de l’Empereur. Ici, c’est une « commode en bois indigène », le bureau de Napoléon à Meudon. Là un guéridon, celui destiné au roi de Rome à Fontainebleau. Ici, les fauteuils du grand cabinet de l’Empereur aux Tuileries et la cheminée destinée à Marie-Louise pour les appartements de Meudon. Sur les fresques des murs du salon de la rotonde, Napoléon côtoie Charlemagne , François Ier et Louis XIV ainsi que Jeanne d’Arc , le chevalier Bayard et du Guesclin. C’est encore un gigantesque tableau de Napoléon en costume de sacre qui surveille le grand chancelier (fonction actuellement occupée par le général Puga, l’ex-chef d’état-major particulier de Nicolas Sarkozy puis de François Hollande). Des trésors qui ont trouvé un accueil au sein de l’hôtel de la Légion d’honneur après l’incendie qui a ravagé les lieux en 1871, dans les derniers jours de la Commune. Mais qui entretiennent le souvenir du créateur de la Légion d’honneur.
Tous les moyens sont accordés
Nous sommes en 1802. Bonaparte, qui vient d’être désigné Premier consul, vient de créer l’ordre. Il attache un soin particulier à cette décoration. Grâce à elle, il voit le moyen de souder les Français, si divisés pendant plus d’une décennie, de les réconcilier et surtout de réunir militaires, savants et artistes méritants autour de l’idée de nation. Son intention est claire : « Les soldats ne sachant ni lire ni écrire seront fiers pour prix d’avoir donné leur sang à la patrie, de porter la même décoration que les grands talents de l’ordre civil et ceux-ci de leur côté attacheront d’autant plus de prix à cette récompense de leurs travaux qu’elle sera la décoration des braves. »
Pour réaliser cet objectif politique, il est déterminé à donner à l’institution qui administrera sa Légion d’honneur tous les moyens. Et à lui donner un grand chancelier prestigieux, et surtout qui ne soit pas marqué par les joutes politiques passées. Rapidement, son choix se porte sur Bernard Germain Étienne de Laville-sur-Illon, comte de Lacépède. Ce naturaliste, féru de reptiles, est alors un personnage plutôt consensuel. Sous la monarchie, Lacépède a écrit un traité d’électricité et collaboré avec Buffon, dont il a achevé la publication et la rédaction de l’encyclopédique Histoire naturelle . Ancien député de Paris à l’Assemblée législative de 1791, Lacépède vient d’être élu président du Sénat en 1801 et a achevé une Histoire naturelle des poissons . Il a carte blanche pour installer l’ordre. Lacépède veut quelque chose de simple et de fonctionnel pour héberger ses collaborateurs, moins d’une dizaine, et visite plusieurs appartements au sein de l’École militaire et de l’hôtel de Castries (situé dans l’actuelle rue de Varenne) dans lesquels il pense héberger ses bureaux. Mais Bonaparte est déçu par ces propositions. Il refuse que sa Légion d’honneur soit considérée comme l’annexe d’un ministère ou d’une administration. Il demande à Lacépède de continuer à chercher des locaux.
L’influence de Joséphine
Pour beaucoup d’historiens, c’est Joséphine qui pousse Napoléon à choisir l’hôtel de Salm, ce petit palais installé au cœur de Paris. Sous la Terreur, ses enfants (issus de son premier mariage), Eugène et Hortense, y ont vécu pendant quelques mois, hébergés par Amélie de Salm, pendant que Joséphine et son premier mari étaient incarcérés. Or, passé les années de la Terreur, Amélie de Salm est ruinée et poursuivie par d’innombrables créanciers. Et en poussant pour que l’hôtel de Salm soit acheté par l’ordre de la Légion d’honneur, Joséphine permet ainsi à son amie de régler ses dettes. Le 13 mai 1804, lors d’une vente aux enchères, un avoué dépêché par Lacépède achète donc l’hôtel pour 251000 francs.
La coupole du salon de la Rotonde : au centre, la Victoire confère à Napoléon le grand collier de la Légion d’honneur. Dans les tympans en ovale, l’Empereur côtoie Charlemagne, François Ier et Louis XIV. © David Bordes/Éditions Internationales du Patrimoine
Ce n’est pas un cadeau. L’hôtel de Salm est en ruine. Tout est à refaire. L’hôtel, dont la construction est pourtant très récente, est à l’abandon. Et la réputation des lieux n’est guère flamboyante. Bien loin des rêves de celui qui le fit construire à partir de 1779. À l’époque, Frédéric Othon de Salm, un richissime prince allemand fasciné par la vie parisienne, ses bals, ses fêtes et ses duels à l’épée, jette son dévolu sur un terrain marécageux en bordure de Seine. Grâce aux revenus colossaux qu’il tire de sa province de Limbourg (il est aussi propriétaire du canal de Provins), il veut s’y faire construire un véritable palais. Il engage un architecte, lui fait refaire vingt fois ses plans. Et surtout dépense des sommes phénoménales, au point d’entamer le capital de sa femme, ce qui fait beaucoup jaser. La comtesse du Barry écrit ainsi à ses amis que « le prince de Salm traîne dans la boue un nom illustre » en se moquant de celui qui, le jour de l’inauguration, quelques mois avant la Révolution, organise l’une des plus belles réceptions de l’année.
Escroc de haut vol
En 1791, Salm ne peut plus faire face. La plupart de ses biens ont été saisis. Il tente de se défaire de l’hôtel qui porte son nom par une loterie, sans succès. Guillotiné en 1794, le prince laisse donc à ses héritiers une montagne de dettes. Les créanciers louent les lieux aux clubs politiques. Talleyrand et Benjamin Constant s’y retrouvent fréquemment, tout comme les membres du Club de Salm (à qui l’on doit l’expression « les salmigondis »). Les lieux sont parfois mal famés et accueillent aussi des bals la nuit. La police intervient parfois pour faire évacuer les lieux, où on se livrerait à la prostitution. Quinze ans après la construction, les rêves de Salm d’en faire l’un des plus beaux lieux de réception parisiens sont lointains.
Un escroc de haut vol, un profiteur des années de la Révolution, met ensuite la main sur l’hôtel. Lui aussi y donne des fêtes éblouissantes, avant d’être confondu par les policiers : il vendait du charbon au gouvernement alors qu’il n’était pas propriétaire des stocks. L’hôtel est pillé par les créanciers.
En 1804, Lacépède s’installe donc dans un lieu qu’il doit commencer par rénover de fond en comble. Il passe ses journées avec Antoine Peyre, l’architecte désigné par Napoléon et les entrepreneurs. Et il s’épuise. À tel point qu’en 1805, il demande à l’Empereur à être remplacé pour se consacrer à la science. Ses arguments : « Ceux avec qui je travaille savent que je suis si occupé tous les jours pendant sept ou huit heures des affaires de la Légion, ne pouvant seulement pas passer vingt-quatre heures à la campagne, n’ayant que la nuit pour mes travaux personnels, ayant donné dans une seule année plus de 19 000 audiences particulières, j’oppose quelques constances à ce que j’éprouve. »
Le salon de la Rotonde, où ont lieu les grandes cérémonies de remise de décoration par le grand chancelier. © David Bordes/Éditions Internationales du Patrimoine
Mais Napoléon refuse le départ de Lacépède. L’ordre est trop important à ses yeux. Depuis le premier décret de 1803 accordant la première Légion d’honneur à un soldat, le caporal Abady, et sa remise par Bonaparte lui-même (c’était un aigle d’or accroché à l’uniforme), il en a fait un outil précieux, distribuant la décoration sur les champs de bataille aux soldats les plus valeureux. Il organise des grands-messes autour de la décoration. Le 16 août 1804, devant 100 000 grognards, il décore ainsi 2 000 soldats et quelques civils au camp de Boulogne .
Je ne puis consentir à ce que vous quittiez votre place.
Débordé, Lacépède essaye à plusieurs reprises de quitter ses fonctions, qui s’élargissent progressivement : l’ordre de la Légion d’honneur reçoit la tutelle des maisons d’orphelines, et notamment du château d’Écouen, devenu bien national et dans lequel il doit organiser l’éducation des filles de légionnaires morts au combat. En 1809, Napoléon refuse encore sa démission en ces termes : « Quant aux motifs que vous alléguez pour votre santé, je ne puis y adhérer, ni consentir à ce que vous quittiez votre place. » Il restera donc le grand chancelier jusqu’à la chute de l’Empire. Jusqu’en 1804, l’hôtel de la Légion d’honneur est au cœur du pouvoir napoléonien. Napoléon installe la Garde impériale en face de l’hôtel de Salm et le quai de Seine, sur lequel donnent les fenêtres de l’hôtel, est rebaptisé quai Bonaparte (aujourd’hui quai d’Orsay). À la place de l’actuel musée d’Orsay, Napoléon fait aussi édifier son ministère des Affaires étrangères.
Napoléon, radié de l’ordre de la Légion d’honneur
Après la chute de l’Empire et à la Restauration, la Légion d’honneur n’est pas supprimée. Les anciens soldats de la Grande Armée y sont trop attachés et Louis XVIII est conscient du risque politique qu’il prendrait en s’attaquant à la décoration. Il prend d’ailleurs soin de n’y nommer que d’anciens proches de Napoléon qui l’ont ensuite quitté. Il nomme ainsi le baron de Pradt, archevêque de Malines, pour succéder à Lacépède, qui n’est pas choisi par hasard : celui-ci était l’ancien aumônier personnel de Bonaparte, qui l’avait nommé ambassadeur en Pologne… puis révoqué, après avoir appris le comportement peu reluisant de l’ecclésiastique. Celui-ci sera d’ailleurs obligé de démissionner de ses fonctions de grand chancelier (fait rarissime dans l’histoire de l’ordre) après avoir coupé dans les budgets destinés aux maisons d’éducation des orphelines. Jusqu’au milieu des années 1860, les grands chanceliers ont d’ailleurs tous servi l’Empereur.
Après Waterloo, c’est le maréchal Macdonald qui occupe l’hôtel de Salm. Sa tâche est compliquée. Sa femme est la sœur de Montholon, qui accompagna Napoléon à Sainte-Hélène. Sur ordre de Louis XVIII, c’est lui qui doit… radier Napoléon de l’ordre. Ceux qui lui succèdent – Mortier, Gérard, Oudinot, Molitor, Exelmans – ont eux aussi tous servi Napoléon. Quant à d’Ornano, autre grand chancelier, il était son cousin. En 1857, l’esprit de Napoléon plane encore sur l’hôtel de Salm. Lebrun, son ancien aide de camp, est à son tour nommé par Napoléon III grand chancelier. Petite vengeance de l’Histoire, Lebrun crée la médaille de Sainte-Hélène pour honorer tous ceux, encore en vie, restés fidèles à l’Empereur… jusqu’à sa mort.
Chronologie
1787. Édification de l’hôtel de Salm sur la rive gauche de la Seine, face au jardin des Tuileries, par l’architecte Pierre Rousseau pour le compte du prince allemand Frédéric de Salm-Kyrbourg.
1794. Le prince de Salm est guillotiné, ses biens sont saisis. Sous la pression de ses créanciers, l’hôtel particulier est rayé de la liste des biens nationaux. 1804. L’hôtel de Salm est acquis pour la Légion d’honneur sur ordre de Napoléon Bonaparte. Il devient le palais de la Légion d’honneur.
1871. Dévasté par un gigantesque incendie aux derniers jours de la Commune, en même temps que le palais des Tuileries, la Cour des comptes ou l’Hôtel de Ville, le palais est reconstruit grâce à une souscription publique lancée auprès de tous les légionnaires et médaillés militaires.
1925. Ouverture du Musée national de la Légion d’honneur et des ordres de chevalerie dans l’aile des anciennes écuries du palais.
1985. Le palais est classé au titre des Monuments historiques.
Encadré : Pourquoi Napoléon invente la Légion d’honneur ?
L’insigne de la Légion d’honneur. © David Bordes/Éditions Internationales du Patrimoine
Nous sommes en août 1793. La Constitution de l’an III supprime toutes les décorations en ces termes : « Nul ne peut porter de marques distinctives qui rappellent des fonctions antérieurement exercées ou des services rendus. » C’est la fin d’une longue tradition instituée par les rois de France, qui au fil de l’Histoire ont créé de nombreux ordres et médailles pour honorer leurs fidèles. Dès 1351, Jean Le Bon a ainsi créé l’ordre de Notre-Dame, qui devait réunir autour de lui 500 chevaliers particulièrement méritants. Plus tard, c’est dans un but politique que Louis XI crée l’ordre de Saint-Michel pour contrebalancer l’influence de l’ordre de la Toison d’or, créé par le duc de Bourgogne, son grand rival. À la fin du XVIIe siècle, Louis XIV est excédé : l’ordre de Saint-Michel a été trop largement distribué. Il est devenu au fil du temps une pure faveur politique. Le Roi-Soleil réforme donc profondément l’attribution de ces honneurs en créant un nouvel ordre, l’ordre de Saint-Louis. Il n’attribue celui-ci qu’aux officiers ayant prouvé de véritables capacités militaires ou actes de bravoure, sans que leur naissance – noble ou pas – soit une condition. L’édit de création est clair : « La vertu, les mérites et les services rendus avec distinction seront les seuls titres pour y entrer. » A la fin de son règne, on compte seulement 2 000 décorés, dont certains médecins, architectes, savants, artistes qu’il a voulu distinguer sans forcément les anoblir (Le Nôtre, Mansart ou encore le médecin-chef de l’Hôtel-Dieu).
On appelle cela des “hochets”. Eh bien, c’est avec des hochets que l’on mène les hommes !
La Révolution balaie les ordres royaux. Les décorations sont interdites. Bonaparte, alors jeune général en chef de l’armée d’Italie, rompt le tabou en 1797 et crée une récompense pour ses soldats les plus valeureux. Il fait graver une centaine de sabres à leur nom pour « donner un témoignage de reconnaissance de la patrie ». En Égypte aussi, de sa propre initiative, il distribue des insignes honorifiques à certains soldats méritants, sans distinction de grade. Dès le début du Consulat, il jette les bases de ce qui deviendra la Légion d’honneur. Et face à ceux (nombreux au sein du Tribunat et du Conseil législatif, qui contestent la création d’un tel ordre), le Premier consul se justifie par ces quelques mots : « Je défie qu’on me montre une république ancienne ou moderne dans laquelle il n’y a pas eu de distinctions. On appelle cela des “hochets”. Eh bien, c’est avec des hochets que l’on mène les hommes ! Les Français ne sont pas changés par dix ans de révolution ; ils sont ce qu’étaient les Gaulois, fiers et légers ; ils n’ont qu’un sentiment, l’honneur. Il faut donner un aliment à ce sentiment-là, il faut des distinctions. » La Légion d’honneur est créée en mai 1802. Elle est ouverte aux civils comme aux militaires : « Si l’on distinguait les hommes en militaires ou en civils, on établirait deux ordres, tandis qu’il n’y a qu’une nation. » Outre l’administration de l’ordre et le versement de pensions (modestes), il confie à l’ordre le soin de gérer plusieurs maisons d’orphelines de guerre. R. G.
À lire
L’hôtel de Salm, palais de la Légion d’honneur , de Joëlle Barreau, Anne de Chefdebien, Jacques Foucart et Jean-Pierre Samoyault (éd. Monelle Hayot, 2009).
La Légion d’honneur, un ordre au service de la nation , d’Anne de Chefdebien et Bertrand Galimard Flavigny (Gallimard, coll. « Découvertes », 2017).
La Légion d’honneur, un patrimoine d’exception (Éditions internationales du Patrimoine, 640 pages, 525 illustrations, 119 euros). À paraître à l’automne 2020.