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Auteur du “Dictionnaire amoureux de la laïcité”…
…le philosophe Henri Pena-Ruiz explore les ressorts de ce concept à vocation universelle, menacé de toutes parts, mais indispensable pour assurer la paix et la liberté dans nos sociétés contemporaines.
Marianne : Certains plaident aujourd’hui pour une « laïcité ouverte, apaisée, positive, assouplie ». Que cela signifie-t-il à vos yeux ? par Renaud Dély
Henri Pena-Ruiz : Celles et ceux qui éprouvent le besoin d’adjoindre un adjectif au mot « laïcité » sont en fait des adversaires de l’idéal laïque. Quand on dit : « Je suis partisan de la liberté ou de l’égalité », on ne précise pas une « liberté ouverte » ou « une égalité ouverte ». Dire que la laïcité doit être ouverte, c’est sous-entendre que sans adjectif elle est fermée. La laïcité n’a à être ni souple, ni douce, ni intransigeante, ni dure : elle a à être elle-même. La laïcité, c’est l’indépendance réciproque de l’autorité religieuse et du pouvoir politique, qui articule la liberté de conscience et l’égalité de traitement des athées, des divers croyants et des agnostiques. Que s’est-il passé dans l’histoire quand ces principes n’ont pas été observés, c’est-à-dire quand, au nom de la religion, on a voulu dicter la loi à partir de la foi ? L’histoire répond : ce fut une vallée de sang et de larmes. L’Occident chrétien a inventé les bûchers de l’Inquisition, la notion de peuple déicide, qui a fait dégénérer l’antijudaïsme religieux en antisémitisme, l’index des livres interdits, la censure de l’art et de la science, le massacre des « hérétiques ».
Au XVIIIe siècle, la philosophie du droit naturel, dont les sources ne sont pas chrétiennes, a établi que tout être humain est porteur de droits. « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789). La révolution des droits de l’homme accouche ainsi de la liberté de conscience. Quant à la laïcité, elle ne se réduit pas à une simple sécularisation, à savoir un transfert à l’autorité civile de normes auparavant conçues par l’Eglise, mais elle transforme ces normes dans le sens de l’émancipation. Par exemple, la norme de l’Eglise est que la sexualité est faite pour la procréation. La laïcisation délivre la loi civile d’une telle conception et fonde la liberté sexuelle en reconnaissant le droit à une sexualité de plaisir pourvu que les personnes se respectent mutuellement. La norme devient universelle dès lors qu’elle se refonde sur le principe de l’égalité des sexes, à rebours d’un patriarcat sacralisé par les trois monothéismes. La première grande loi de séparation laïque est le décret de ventôse an III, qui sera repris par la Commune de Paris en 1871. Il affirme que nul citoyen ne doit être contraint de financer un culte qui n’est pas le sien. Puis des lois séparent l’école de l’Eglise entre 1881 et 1886, avec Jules Ferry, et enfin la loi du 9 décembre 1905 sépare l’Etat des Eglises. La laïcité est donc un cadre juridico-politique qui tient à la nécessité de faire vivre ensemble dans la même société des êtres humains différents par leurs convictions spirituelles : les athées, les agnostiques et les croyants. Comment y parvenir sans écraser la diversité, comme le fit le cléricalisme du catholicisme traditionnel, comme le fit aussi Moïse en faisant tuer 3 000 Hébreux qui s’étaient adonnés au culte du veau d’or et comme le font les islamistes quand ils ne supportent pas qu’il y ait des athées ou des croyants d’autres religions. La seule solution, c’est la laïcité. “Dire que la laïcité doit être ouverte, c’est sous-entendre que sans adjectif elle est fermée. La laïcité n’a à être ni souple, ni douce, ni intransigeante, ni dure : elle a à être elle-même” Emmanuel Macron affirme que «l’Etat est laïque, mais que la société ne l’est pas» C’est une affirmation inepte, car il confond laïque et athée. Or, la société est le lieu de la pluralité des convictions spirituelles qui rassemble athées, croyants et agnostiques. Pour que la société les fasse vivre ensemble paisiblement, il faut qu’elle réponde aux exigences de la laïcité qui unit tout le peuple. En grec, laos, c’est la population une et indivisible, sans distinction ni hiérarchie des personnes qui la composent. Cette unité indivisible se fonde sur des principes bons pour tous. Le premier, c’est la liberté de conscience, et non pas la simple tolérance. Pour Marc Aurèle, philosophe stoïcien disciple d’Epictète, la conscience est une citadelle intérieure, donc elle est imprenable. Le deuxième principe, c’est l’égalité de droits sans distinction de conviction. « Chaque homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition », disait Montaigne. On ne peut pas être plus ou moins homme, ni plus ou moins libre. C’est l’égale liberté qui échoit ainsi aux êtres humains, sans hiérarchie des convictions spirituelles. La domination des croyants sur les athées n’est pas légitime : les privilèges publics de la religion doivent cesser, ce qui condamne tout concordat, comme celui d’Alsace-Moselle, survivance anachronique et injuste. Tout déni d’égalité est un déni de laïcité. Et le troisième principe, c’est que la puissance publique commune à ces êtres divers doit se consacrer au seul bien commun, c’est-à-dire à l’intérêt général. Il n’est pas d’intérêt général de construire des lieux de culte pour les seuls croyants. Construire des hôpitaux et des écoles publiques, où on accueille tout le monde sans distinction de conviction, est en revanche d’intérêt général. Dans un Etat laïque, les communautarismes sont transcendés par une démarche universaliste.
Au regard de cette définition, la laïcité est-elle une invention française ou une exception française ? Il ne faut pas confondre le fait et le droit. Quand quelque chose est appliqué ici, et pas ailleurs, cela ne la disqualifie pas. Quand l’Angleterre fait la première loi sur l’habeas corpus, c’est une exception. Elle est exemplaire puisqu’elle anticipe la présomption d’innocence. Le Portugal a été le premier pays à avoir aboli la peine de mort. Victor Hugo, ardent militant de cette abolition de la peine de mort, l’acclame. La France de 1789 était la seule à faire la révolution. Cela lui donnait-il tort ? Si en droit une chose est bonne et juste pour toute personne, elle a une valeur universelle, même si peu de pays l’appliquent en fait. En ce sens, la laïcité dite « française » n’est pas un particularisme qui ne vaudrait que pour la France. D’où viennent les menaces qui pèsent sur la laïcité ? En France, la menace vient de la revanche que l’Eglise a obtenue, en réinvestissant le champ politique via la deuxième gauche, et en obtenant par exemple la loi Debré de 1959, qui détourne l’argent public par milliards au profit d’écoles privées religieuses. Même si l’Eglise s’est ralliée du bout des lèvres à la laïcité, elle s’efforce de la relativiser de l’intérieur pour la rebaptiser « laïcité ouverte ». Dans son discours du collège des Bernardins, Emmanuel Macron déplore que les politiques n’aient pas assez consulté les religieux sur les questions de société. Mais les religieux n’ont pas arrêté d’intervenir ! En 1959, l’Eglise catholique obtient la loi Debré qui coûte des milliards aux contribuables, pas seulement aux croyants. Plus tard, sous Mitterrand, Alain Savary introduit le « caractère propre » des projets d’établissement qui est, en fait, la feuille de vigne de leur caractère religieux. Rien n’y fait. En juin 1984, Mitterrand retire son projet de grand service public. L’Eglise a gagné. Dix ans plus tard, il y a la tentative de Bayrou de déplafonner la loi Falloux. Sans oublier l’interruption volontaire de grossesse, en 1975, où l’Eglise a mené une campagne très active avec le Pr Lejeune et Laissez-les vivre. Bref, l’Eglise n’a pas cessé d’intervenir ! Et elle continue de bénéficier d’un régime de privilèges concordataires en Alsace-Moselle qui porte atteinte à l’égalité puisque les athées sont obligés de solliciter une dérogation pour faire éviter le cours de religion à leurs enfants. “En quoi l’islamophobie serait-elle un délit ? Un glissement pernicieux consiste à confondre la critique d’une religion et le rejet d’une personne ou d’un peuple en raison de sa religion.” Quelle menace l’intégrisme islamiste fait-il peser sur la laïcité ?
Le but du parti théologico-politique islamiste est de soumettre la loi politique aux ordres de la loi religieuse, de dicter la loi à partir de la foi. C’est pourquoi le concept d’« islamophobie » est un piège, comme l’a fort bien dit le regretté Stéphane Charbonnier [Charb]. La phobie, c’est la peur panique de quelque chose. En quoi serait-elle un délit ? Un glissement pernicieux consiste à confondre la critique d’une religion et le rejet d’une personne ou d’un peuple en raison de sa religion. On veut criminaliser « l’islamophobie » en sous-entendant qu’elle serait un racisme antimusulman. Or, la République fixe très bien la ligne de démarcation entre le permis et le défendu : il est permis de critiquer l’islam de même qu’il est permis de critiquer l’athéisme. L’athéophobie n’est pas un délit. Dans une démocratie, on a le droit de critiquer une vision du monde, qu’elle soit athée, agnostique ou religieuse. Parler de la laïcité comme d’un « racisme d’Etat » est aussi insensé qu’injurieux. Celles et ceux qui méprisent l’émancipation laïque au nom de la seule émancipation socio-économique feraient bien de relire le texte de 1871 où Karl Marx félicite les communards de Paris d’avoir séparé l’Eglise de l’Etat comme de l’école. La défense de la laïcité justifie-t-elle que l’on demande à des interprètes du Coran de frapper certains versets d’« obsolescence », comme l’ont demandé les signataires d’un manifeste contre « le nouvel antisémitisme » ? Nous pouvons souhaiter que les interprètes de toutes les religions contextualisent les textes belliqueux et les disqualifient pour éviter qu’ils ne nourrissent le fanatisme. J’approuve la démarche du manifeste, mais elle aurait eu beaucoup plus de force si elle avait formulé la même demande aux représentants des trois monothéismes. N’oublions pas que l’assassin de Yitzhak Rabin avait retenu de l’Ancien Testament qu’il fallait tuer toute personne qui abandonnerait une partie de la Terre promise. De même, Baruch Goldstein a assassiné des fidèles musulmans dans la partie arabe du tombeau des Patriarches en prenant appui sur des textes violents de l’Ancien Testament. Quant à la parabole du bon grain et de l’ivraie, dans les Evangiles, elle a été interprétée par Torquemada pour justifier les bûchers de l’Inquisition. “Plus d’un Français sur deux se dit athée ou sans religion. Il faut faire connaître, de façon impartiale et distanciée, l’ensemble des convictions spirituelles, en incluant l’humanisme athée ou agnostique.”
C’est toutefois l’intégrisme islamique, plus que l’intégrisme juif ou catholique, qui menace aujourd’hui le plus la laïcité… Oui, bien sûr. Il ne faut pas sous-estimer la gravité du fanatisme de l’islam politique. Mais il faut inviter toutes les religions à revisiter leurs textes sacrés, afin que nul ne se sente stigmatisé et ne puisse ensuite se poser en victime de discrimination. C’est un fait, l’Eglise ne tue plus personne aujourd’hui, mais elle l’a fait, et n’a renoncé à le faire qu’en raison de la résistance des opprimés, relayée par la reconnaissance des droits humains. Cela montre que la laïcité n’est pas une réalité culturelle, un produit positif du développement historique de l’Occident chrétien, comme semble le dire Marcel Gauchet. Elle est plutôt le produit de ce que Walter Benjamin appelle la tradition des opprimés, à rebours de la tradition des dominants. La laïcité est universelle ou elle n’est pas : elle ne hiérarchise ni les religions, ni plus généralement les convictions spirituelles. Toute attitude différentialiste affaiblit la laïcité. Dès lors, l’enseignement du fait religieux a-t-il sa place à l’école laïque ? On ne peut pas se contenter de cette formulation, qui est discriminatoire par omission. Plus d’un Français sur deux se dit athée ou sans religion. Il faut faire connaître, de façon impartiale et distanciée, l’ensemble des convictions spirituelles, en incluant l’humanisme athée ou agnostique. Les religions n’ont pas le monopole de la spiritualité. La croyance et la foi ne sont qu’une version de la vie spirituelle. Quand Jean-Paul Sartre dit « l’existence précède l’essence », il donne du sens à la liberté ontologique de se doter soi-même de son propre accomplissement et de son être propre. Pour Diderot, on peut être athée et parfait honnête homme. La morale n’implique pas la religion. Il faudrait instaurer à l’école un enseignement des humanités, afin d’englober l’ensemble des produits culturels, artistiques, philosophiques, religieux qui assument la question du sens. Je suis donc en total désaccord avec Emmanuel Macron quand il affirme que la question du sens relève de la seule spiritualité religieuse. Il va jusqu’à dire que celle-ci aurait une valeur normative même pour les non-croyants ! A contrario, on pourrait tout aussi bien affirmer que la découverte de l’humanisme athée ou agnostique a une valeur normative pour le croyant. Cela le délivrerait de l’idée absurde que quelqu’un qui ne croit pas en Dieu, ou doute de son existence, est nécessairement un mauvais homme. En définitive, on peut proposer trois boussoles pour s’orienter et s’affranchir du brouillage souvent intéressé de la laïcité. Première boussole : la laïcité est un universalisme et non un différentialisme. Elle vaut ou peut valoir pour toutes et tous, croyants divers, humanistes athées ou agnostiques. Le nationalisme d’exclusion propre à l’extrême droite n’est donc pas compatible avec la laïcité, même quand il prétend l’incarner alors qu’il l’usurpe. Deuxième boussole : la laïcité est un levier d’émancipation, car elle unit par cela même qui affranchit et libère. Les femmes, les homosexuels, les athées et les croyants persécutés au nom d’une foi imposée ont tout à gagner à l’émancipation laïque du droit, de l’école et de l’Etat. Troisième boussole : la laïcité assure la préséance du bien commun à toutes et à tous, donc de l’intérêt général, sur les intérêts particuliers. Ainsi, elle donne chair et vie à ce qui est partageable universellement, à rebours de tout enfermement communautariste.