REPÈRES HISTORIQUES
Le rapport Joutard
Les débats sur la place du fait religieux dans l’enseignement ne datent pas d’aujourd’hui. Au début des années 90 la question qui se posait (surtout dans l’enseignement universitaire) était avant tout d’ordre culturel. On constatait, avec inquiétude, la perte massive des références religieuses dans une société française de plus en plus sécularisée et déchristianisée. Ainsi Philippe Joutard écrivait, en 1989, dans son rapport au ministre de l’Éducation : « L’ignorance du religieux risque d’empêcher les esprits contemporains d’accéder aux œuvres majeures de notre patrimoine artistique, littéraire et philosophique. » Ces lacunes culturelles posaient des problèmes essentiellement dans la formation universitaire. Comment transmettre un enseignement sérieux de l’Histoire, des Lettres, de la Philosophie, des Arts, à des étudiants qui ignorent tout ou presque, du contenu de la culture dite « judéo-chrétienne » ? L’inquiétude face à l’absence de culture religieuse chez un nombre grandissant d’étudiants était comparable à l’inquiétude des professeurs de lettres classiques face à la disparition progressive de l’enseignement du latin et du grec. Les bases des « humanités » étaient en danger plus que la « laïcité ». Le constat était partagé par tous. La question qui se posait était de savoir comment y répondre. Fallait-il songer à mettre en place un enseignement du fait religieux spécifique et non confessionnel ? Hors cadre concordataire, comme en Alsace, et en l’absence de formations universitaires adéquates sérieuses, cette solution était irréalisable et n’était sans doute pas souhaitable. La solution retenue sera d’introduire le fait religieux dans l’enseignement des matières existantes. Ainsi on s’est mis, par exemple, à étudier des récits bibliques ou coraniques dans le cadre de l’enseignement du français ou de l’histoire. Il semblait alors possible de parler du « religieux » sans porter atteinte à la laïcité.
Le rapport Debray
En décembre 2001, Jack Lang, alors ministre de l’Éducation nationale, confie à Régis Debray une mission sur l’enseignement du fait religieux dans l’école laïque, qui doit faire un état des lieux et formuler des propositions. L’auteur se présente comme non-croyant. Il est connu pour sa défense d’une école « sanctuaire », préservée de toute immixtion de la société civile (voir sa contribution dans l’ouvrage dirigé par Hubert Bost, Genèse et enjeux de la laïcité – Christianismes et laïcité, Labor et Fides, 1990 ). Il remet ses conclusions au ministre en mars 2002.
Régis Debray reprend le constat de l’inculture religieuse, déjà observée douze ans auparavant ainsi que celui de la crise de la culture classique et des humanités. Mais, au-delà de l’approche patrimoniale, il souligne la nécessité de donner des éléments de compréhension du monde contemporain.
Il analyse les résistances : du côté laïque, crainte du retour plus ou moins déguisé des religieux ; du côté ecclésiastique, crainte du relativisme et difficulté à séparer l’approche intellectuelle de l’approche croyante. Or, il insiste sur la différence entre « le religieux comme objet de culture (entrant dans le cahier des charges de l’instruction publique qui a pour obligation d’examiner l’apport des différentes religions à l’institution symbolique de l’humanité) et le religieux comme objet de culte (exigeant un volontariat personnel, dans le cadre d’associations privées) ».
Il en arrive à la conclusion qu’il faut mieux former intellectuellement et professionnellement les professeurs de toutes les disciplines. Pour cela, il appelle au passage d’une « laïcité d’incompétence (le religieux, par construction, ne nous regarde pas) à une laïcité d’intelligence (il est de notre devoir de le comprendre) » et qui fasse donc sa place à l’étude scientifique des religions. L’Enseignement catholique ne considère pas cet enseignement comme facultatif : tout élève, quelle que soit sa religion ou sa non-croyance, quelles que soient les motivations de ses parents dans le choix de l’établissement, a le droit de découvrir la dimension religieuse de la culture. Voici ce que disait Paul Malartre, Secrétaire général de l’Enseignement catholique, en 2002 : « C’est au nom de sa participation au service public d’Éducation, au nom de sa participation à l’école de la République que l’Enseignement catholique se doit de prendre toute sa part à l’effort entrepris par notre Nation pour que, dans le cadre d’une laïcité apaisée, le Fait religieux ne soit pas oublié ou soupçonné, mais intégré à l’enseignement…Tout enseignant est alors concerné, pas seulement parce qu’il est dans l’Enseignement catholique mais parce qu’il est enseignant. Il est clair que notre priorité est d’arriver à sensibiliser tous les enseignants à la dimension spirituelle, symbolique et religieuse de leur enseignement. »
LE CONTEXTE AUJOURD’HUI
En 2015, le contexte a radicalement changé.
Complexité de la perception du religieux
Toutes les questions touchant aux domaines des religions se sont considérablement complexifiées à la suite d’une actualité douloureuse et souvent violente. Ce qui était une simple question de formation générale devient à présent un sujet brûlant et polémique. Pour tous, y compris les élèves et leurs parents, la question de l’enseignement des faits religieux (nous sommes par ailleurs passés du singulier au pluriel) devient un problème aussi complexe que piégé. C’est ainsi que, peu à peu, ce qui était au départ une question culturelle et intellectuelle, est devenu un problème cultuel et sociétal.
Place du religieux et laïcité
Ce n’est donc plus tant la question de l’enseignement du fait religieux qui se pose aujourd’hui, que celle de la place du religieux dans un contexte de laïcité fragilisée. Nous ne pouvons plus aborder cette question en faisant l’impasse sur un aspect finalement plus politique que proprement scolaire. C’est aussi d’une réflexion sur la laïcité et la mission de l’École qu’il faut partir. Il s’agit désormais de pouvoir comprendre quelle place peut occuper l’enseignement du fait religieux dans le cadre des lois de la République, et même de la Constitution, puisque la laïcité en fait partie. Avec cette nouvelle donne, nous nous retrouvons curieusement dans une position conflictuelle qui n’est pas sans rappeler celle de la troisième République envers l’Église catholique. Les acteurs et le contexte historique ont changé, mais la question de fond reste la même. C’est pourquoi un retour aux sources de la pensée laïque sera sans doute indispensable pour répondre à notre problématique. Pour Ferdinand Buisson, un des pères de la pensée laïque, la République avait permis, grâce à la séparation radicale de la religion et de l’État, de faire passer le mot « laïc » de son statut de simple adjectif à celui d’un substantif : la laïcité. L’adjectif laïc (dont il faut rappeler l’origine exclusivement chrétienne) sert à différencier et à séparer. Les chrétiens laïcs ne sont pas les clercs. Une école laïque n’est pas l’école religieuse (sous-entendu à l’époque catholique). En devenant un substantif, le mot prend une dimension universelle. Le substantif laïcité, cherche à unir ce qui est séparé. C’est la laïcité qui nous permet d’être citoyen d’une même République, quelles que soient nos appartenances religieuses, politiques ou philosophiques. La laïcité, spécificité française, ne concerne donc pas uniquement le domaine religieux. Il est important de noter que c’est dans notre pays, dont l’idéal républicain se veut universaliste, que la laïcité se révèle être un rempart aux communautarismes exacerbés.
La laïcité est donc ce qui doit nous permettre de tendre vers une unité plus forte que nos différences. La laïcité concerne tout un chacun. C’est l’approfondissement de ce long processus qui a d’ailleurs permis la loi Debré en décembre 1959. C’est la laïcité qui permet l’existence même des différences. En ce sens, l’École catholique sous contrat ne pourrait pas exister sans la laïcité. Car si l’École catholique n’était pas en accord avec les principes de la laïcité, son contrat avec l’État serait alors caduc. Aussi l’École catholique sous contrat a été amenée à une réflexion en profondeur pour comprendre le sens de son caractère propre dans le cadre de sa mission de service public. L’enjeu est bien aussi la prise en compte de la dimension religieuse dans l’enseignement et plus encore dans le travail quotidien d’éducation des communautés éducatives des établissements catholiques. La laïcité est un concept vivant, évolutif, en relation constante avec d’autres données de la vie. La laïcité n’est pas une valeur autonome mais elle est le cadre constant et indispensable à ce qui, pour le coup, est une valeur fondamentale : la liberté religieuse. L’exercice de la laïcité s’évalue à l’aune d’un critère supérieur de jugement qu’est la liberté religieuse, liberté fondamentale des droits de l’homme.
QUELS ENJEUX POUR L’ÉCOLE CATHOLIQUE ?
Ainsi l’École catholique est attentive au fait religieux pour deux raisons essentielles :
• La prise en compte du fait religieux est un élément essentiel de la culture contemporaine, sans lequel il est impossible de comprendre le monde dans lequel nous vivons. L’Enseignement catholique, par son histoire et ses fondements, a sans doute une responsabilité particulière, notamment pour la formation des enseignants. « Si nous avons évité le choc des cultures, nous devons éviter le choc des ignorances », Cardinal Jean-Louis Tauran (doctorat « honoris causa » de l’Institut Catholique de Paris) ;
• L’enseignement du fait religieux est également un moyen qui permet d’assurer, dans le respect du principe de laïcité, une cohérence de la proposition éducative de l’Enseignement catholique. Celle-ci, dans le respect absolu des consciences et de la liberté de chacun, va de la culture à la foi, en passant par les différentes étapes que sont l’enseignement du fait religieux, la formation à la culture chrétienne, la première annonce, la catéchèse.
D’indispensables distinctions
En d’autres termes, dans un établissement catholique, l’enseignement du fait religieux pour tous les élèves dans le respect de la laïcité, ne peut pas être séparé de la spécificité religieuse d’un tel établissement puisque cela constitue un aspect essentiel de son caractère propre.
Par conséquent, si la distinction des registres (culture/foi) est indispensable, ce qui fait l’originalité de l’Enseignement catholique, c’est le fait d’offrir, dans un seul et même lieu, une formation intégrale de la personne. Selon la formule classique, il est nécessaire de distinguer sans séparer et d’unir sans confondre. L’apprentissage du fait religieux par l’élève n’a pas seulement pour objet de lui faire acquérir des connaissances supplémentaires ou de compléter et d’enrichir des savoirs littéraires, scientifiques ou artistiques, mais de lui transmettre une culture qui comporte une dimension religieuse. Ainsi, celui qui y est disposé, peut-il cheminer de la connaissance à la vie intérieure, et de la vie intérieure à la vie spirituelle.
Un travail de clarification doit donc se poursuivre avec les communautés éducatives permettant d’expliciter dans une École catholique ouverte à tous :
• Ce qui en son sein est pour tous, c’est-à-dire la proposition éducative qualifiée, nourrie par la pédagogie chrétienne et éclairée par l’Évangile ;
• Ce qui suppose une libre adhésion, comme pour ce qui relève de la catéchèse et de la proposition des sacrements.
Ce travail de distinction qui lui a été demandé de faire, tant de la part de l’Église que de la part de l’État, est sans aucun doute très utile pour comprendre les enjeux de l’enseignement du fait religieux dans le cadre de la mission de service public.
Quel positionnement pour les enseignants ?
Cependant dans le domaine religieux, comme dans celui de la politique, l’axiome de base des enseignants est souvent celui de la neutralité absolue. Comme s’il fallait cantonner les convictions personnelles des enseignants à la sphère strictement privée. À tel point que, même dans l’Enseignement catholique des professeurs pourtant très engagés dans la vie de l’Église, répugnent parfois à s’engager dans la catéchèse par peur de perdre le devoir de neutralité. Cette répugnance trouve sa source dans une mauvaise compréhension de la différence entre ce qui est du ressort public (c’est-à-dire qui concerne tout le monde) et ce qui est du ressort du privé (c’est-à-dire ce qui concerne uniquement un individu ou un groupe d’individus). La laïcité ne supprime pas le privé, au contraire elle lui permet d’exister. Ce n’est donc pas la neutralité comprise comme neutralisation qui est requise, mais le respect et la liberté. Il faut rappeler aux enseignants de l’École catholique que l’État leur reconnaît le droit de témoigner de leur foi dans le cadre de leur fonction à la condition de distinguer la posture du croire et du savoir afin de ne pas tomber dans les pièges du prosélytisme. Catholique ou non, un enseignant, doit être capable d’assumer une partie du « dialogue de l’École catholique avec la société » afin de concourir « à la recherche d’une synthèse entre raison, culture et foi, à la connaissance et au partage des traditions et des héritages, à la proposition d’une vision chrétienne de l’homme et d’une éthique de la culture », (Article 11 du Statut de l’Enseignement catholique en France).
LA PRISE EN COMPTE DU FAIT RELIGIEUX NÉCESSAIRE À LA LAÏCITÉ
L’éducation à la liberté
La laïcité a à voir avec la liberté de conscience et l’universalité du savoir qui doivent, dans un État de droit, toujours avoir le pas sur les croyances et les idéologies. Il ne s’agit pas pour autant d’abolir les croyances, ou de faire comme si elles n’existaient pas, car la laïcité n’est pas l’uniformité. Et c’est justement parce que la liberté de conscience et la liberté religieuse sont garanties par notre constitution qu’il faut défendre la notion de laïcité. Mais faut-il encore comprendre ce que veut dire liberté de conscience. Car des groupes extrémistes, politiques ou religieux, peuvent utiliser à des fins dramatiques la liberté. C’est à l’École qu’il revient, en priorité, de former les intelligences pour créer les conditions d’une vraie liberté, y compris religieuse, et y compris à l’intérieur des religions elles-mêmes.
L’éducation au dialogue
C’est pourquoi la prise en compte de l’enseignement du fait religieux est indispensable dans un contexte de laïcité. Ne pas pouvoir aborder le fait religieux dans le cadre scolaire reviendrait à reconnaître l’échec même de la laïcité. Réserver la question religieuse à la seule sphère confessionnelle revient à abandonner l’idéal républicain, et donc l’École. Les religions elles-mêmes en seraient les premières victimes. Car la modernité implique forcément le pluralisme religieux. Parler des religions c’est aussi permettre aux différentes religions (ou courants philosophiques) de se parler. Car les religions, comme toutes les réalités sociales, ne sont pas des réalités mortes. Les religions ont une histoire qui aujourd’hui est une réalité vécue par des millions d’hommes et de femmes. On ne peut donc pas aborder la question du fait religieux comme une réalité figée et dogmatique : « être catholique c’est ça » ; « être musulman c’est ça ».
L’enseignement du fait religieux est un beau défi lancé à l’Éducation nationale ! Mais nous sommes bien obligés de reconnaître que ce défi, vital pour la République, ne pourra pas être relevé sans l’implication des enseignants eux-mêmes comme nous l’avons déjà souligné dans le cadre de l’Enseignement catholique. Il faut donc mobiliser l’ensemble des moyens de formation pour permettre aux enseignants de parler du fait religieux à leurs élèves. Leur parole, comme dans les autres domaines, ne sera reçue que si elle est perçue comme magistérielle, c’est-à-dire autorisée. L’enseignement du fait religieux ne saurait avoir d’autres autorités que celle du savoir. Et nous en revenons au constat du départ. C’est bien ce savoir qui fait défaut tant aux élèves qu’aux enseignants (quels que soient d’ailleurs leurs convictions religieuses ou philosophiques). L’inquiétude du monde universitaire face à l’inculture religieuse est devenue l’inquiétude de la République. C’est donc la question de la sécularisation et de la déchristianisation qui sont « enjeux ».
L’éducation à la recherche de sens
De surcroît, dans une société où beaucoup de nos concitoyens disent être à la recherche de sens, l’ouverture sur la culture éthique et religieuse est aussi une porte entrouverte sur l’importance des représentations et du symbolique pour la vie de chacun d’entre nous.
On pourrait relire, si besoin, l’exposé préliminaire de Gaudium et Spes, dont le propos paraît d’une étonnante actualité : « Le genre humain vit aujourd’hui un âge nouveau de son histoire (…), on peut parler d’une véritable métamorphose sociale et culturelle dont les effets se répercutent jusque sur la vie religieuse (…). Marqués par une situation si complexe, un très grand nombre de nos contemporains ont beaucoup de mal à discerner des valeurs permanentes (…). Une inquiétude les saisit et ils s’interrogent avec un mélange d’espoir et d’angoisse sur l’évolution actuelle du monde. Celle-ci jette à l’homme un défi ; mieux, elle l’oblige à répondre ».
Nous avons besoin, pour une meilleure intelligence de l’enseignement du fait religieux, de mieux comprendre la place et les enjeux du religieux et de la religion dans nos sociétés démocratiques et postmodernes. Nous devons sortir d’une vue simpliste des religions, réduite soit à être la chronique d’une mort annoncée constamment repoussée, soit à son rejet dans la sphère privée. Nous sommes dans une nouvelle étape de la relation religion/société. Aujourd’hui, il ne s’agit pas simplement de transmettre mais de traduire. Il s’agit d’aller puiser et de rendre accessible ce trésor porté par une longue histoire, à travers des textes, des rites, des symboles… Les religions sont porteuses de richesses sur lesquelles on ne peut faire l’impasse et dont les démocraties ont besoin pour donner du sens et pas uniquement des règles. Les phénomènes religieux sont complexes. Ils entraînent une véritable révolution culturelle. Une refondation de l’École, dont on parle tant en ce moment, se laissera aussi évaluer par sa capacité à ouvrir à la prise en compte de la dimension religieuse de la culture : nous sommes loin de la marginalisation de ces enseignements.