Cette façon typiquement française de gérer les différences entre individus en imposant la primauté de l’appartenance nationale qu’on appelle assimilation a probablement disparu. Sans elle, la France risque fort de devenir un pays où les Français autochthones formeront une communauté parmi d’autres.


Tout comme individus, rien comme communauté. Le marché proposé aux juifs par Clermont-Tonnerre en décembre 1789 établit la recette de l’assimilation à la française. La formule s’est avérée d’autant plus efficace que la chose a finalement été moins abrupte que le mot. Cela n’a jamais été rien pour le communautaire – peut-être, justement, parce qu’on n’accordait pas tout aux individus. Ce qui permet de lever un contresens répandu dans les familles juives de mon enfance où l’idée d’assimilation était investie d’une charge négative, exhalant un petit parfum de reniement. L’assimilation n’est pas la répudiation de ses ancêtres, mais une greffe par laquelle on s’arrime à la collectivité que l’on rejoint. Elle n’exige pas la disparition des différences, elle établit des préséances, fait le tri entre les différences acceptables, digérables, adaptables et celles qui ne le sont pas. Son but, ou son résultat, car elle est autant un processus qu’une politique, c’est que, dans le cocktail identitaire constituant chacun d’entre nous, l’appartenance nationale jouisse d’une forme de privilège, comme dans cette blague où Moïshe, émigré à Londres dans les années 1940 avec tout son shtetl, pleure son monde juif perdu. Et puis un jour, ses amis le trouvent en chapeau melon et smoking, mais toujours éploré. « Enfin, ici c’est l’Angleterre, c’est un monde libre, lui disent-ils. —Yes, but we lost India, répond-il. « Émigrer, c’est changer de généalogie », écrit Malika Sorel. C’est en tout cas admettre que celle du choix puisse prendre le pas sur celle du sang.

Un modèle qui a engendré un tas de Français aux noms bizarres

Pendant deux siècles, cet alambic anthropologique a engendré des tas de Français aux noms bizarres dont beaucoup éprouvaient le patriotisme du charbonnier. Ça ne s’est pas fait sans douleur. Il y a eu des hauts et pas mal de bas – quoi qu’en dise Zemmour, l’État français ne fut pas un laboratoire de l’assimilation –, mais ça s’est souvent fini à la satisfaction des accueillants et des accueillis – des hôtes et des hôtes. Les juifs ont continué à être juifs, de façon moins ostensible, et ils sont devenus français. Et pour une grande partie d’entre eux, au moins jusqu’aux années 1980, la « communauté organisée », comme dit l’aimable Soral, a cessé d’être l’intermédiaire obligé avec la nation française, ce qui signifie que leur éventuel engagement communautaire ne déterminait pas leur existence de citoyens. À quoi il faut ajouter que par le jeu des mariages et des mélanges, de nombreux Français, qui ne sont juifs ni aux yeux des rabbins ni aux leurs, ont des « origines juives » – comme les petits-enfants d’Albert Batihe, qui brandit le flambeau assimilationniste, auront des origines camerounaises.

Le 4 décembre 2020, deux cent trente et un ans après l’adresse flamboyante de Clermont-Tonnerre, Emmanuel Macron envoie définitivement à la casse notre vieille machine à fabriquer des Français. Ça ne se passe pas dans un grand discours mais dans un long entretien accordé à Laureline Dupont pour L’Express : « Dans notre Code civil, figure encore cette notion très problématique d’assimilation. Elle ne correspond plus à ce que nous voulons faire. » Je ne sais pas qui est ce « nous », parce que moi, on ne m’a pas demandé mon avis. Pas plus qu’à l’ensemble des Français qui ne trouvent pas l’assimilation si problématique que ça. Quelques jours plus tôt, il a annoncé la couleur dans un entretien filmé accordé à Brut. Le président veut parler aux jeunes, a trompeté l’Élysée. Moyennant quoi il s’est adressé presque exclusivement aux « Jeunes et moins jeunes issus du continent africain ». Ce qui, croit-on comprendre, signifie « Noirs et Arabes ». La segmentation du marché électoral ne répondait pas à un critère générationnel, mais ethnique.

Emmanuel Macron ne fait que se plier au sens du vent. Et quelques semaines après l’assassinat de SamuelPaty, le vent a tourné. Alors que chaque jour des policiers sont insultés, agressés, tabassés, la gauche indigéno-insoumise et la nébuleuse anti-flics ont mitonné une tambouille indigeste mélangeant l’affaire Zecler (ce producteur molesté au cours d’une interpellation) et l’article 24, réussissant à imposer la vision d’une France gangrenée par la violence policière. C’est le même tour de passe-passe qu’avec les viols : la transgression est présentée comme la norme, la bavure comme le quotidien, la violence envers les femmes et le racisme sont systémiques, voire d’État.

Racialisme présidentiel

Le président fait dans la repentance en col roulé. Attention, expliquer, ce n’est pas justifier, mais « le séparatisme prospère sur nos échecs ». Et les prétendus contrôles au faciès nourrissent l’« incompréhension » entre les « jeunes » et la police, comme si celle-ci était chargée du bien-être psychologique de ceux-là. Loin de vanter à ces jeunes-et-moins-jeunes (pendant générationnel de l’affreux celles-et-ceux) la culture et l’histoire qu’ils sont invités à faire leurs, il leur propose d’emblée de les enrichir, voire de les réécrire. Mais le plus sidérant, s’agissant du président d’une nation qui ne s’est jamais définie par l’ethnie, c’est qu’il s’adresse à eux en tant que « Noirs » (et « Arabes », semble-t-il, puisqu’il parle du continent africain) supposant que cette « couleur » est une appartenance, et cette appartenance l’alpha et l’oméga de leur être. Et de convoquer les héros « qui parlent d’une jeunesse noire ». C’est ainsi que, dans un pays qui proscrit les statistiques ethniques, une commission Théodule est actuellement en train de dresser une liste de Noirs auxquels on donnera des noms de rues et de places. Faudra-t-il inscrire sur les plaques : « Noir pour la France ? » Il y a dix-huit ans, Le Monde, en avance sur son temps, annonçait : « Avec Alexandre Dumas, le métissage entre au Panthéon. » (1erdécembre 2002) J’apprenais au passage que le père d’Edmond Dantès était métis. Avec Emmanuel Macron, je découvre qu’il était « mulâtre ». Ce qui m’en fait toujours une belle. Mais puisqu’il y a une « culture noire », on ne s’étonnera pas que l’ex-footballeur converti en prêchi-prêcheur Lilian Thuram puisse publier un livre intitulé La pensée blanche.

Lilian Thuram anime un atelier contre le racisme au lycée Laetitia-Bonaparte d’Ajaccio, 18 avril 2019. © Pascal Pochard-Casablanca/AFPLilian Thuram anime un atelier contre le racisme au lycée Laetitia-Bonaparte d’Ajaccio, 18 avril 2019. © Pascal Pochard-Casablanca/AFP

Emmanuel Macron n’est donc que le continuateur de tendances à l’œuvre bien avant lui. Grippée depuis plusieurs décennies, la machine à fabriquer des Français inventée pour l’essentiel par la IIIe République, bien qu’on puisse la faire remonter à Valmy, finit de rouiller dans un coin.

L’inclusion ne demande rien aux derniers arrivés

La généalogie qui va de l’assimilation à l’intégration, déjà plus arrangeante, puis à l’inclusion (synonyme techno de la diversité), qui ne demande rien aux derniers arrivés parce qu’elle refuse tout privilège à l’ancienneté, a accompagné la mutation qui nous a vus sacraliser le moindre caprice de l’individu. Chacun veut exposer ses petites manies et exige pour elles respect et reconnaissance. À cela il faut ajouter que nous vivons dans un monde ouvert, souvent pour le pire, mais aussi pour le meilleur – la libre compétition des idées. Soyons honnêtes, nous déplorons l’arraisonnement de l’existence par l’horizontalité, mais les plus verticalistes d’entre nous ne supporteraient pas un instant les cadres mentaux rigides de la IIIe République ni l’histoire glorieuse qui était alors enseignée dans les écoles.

C’est donc dans un ventre déjà amolli par des décennies de paix et de consommation de masse, sur fond de frontières physiques et culturelles abattues en chantant, que l’antiracisme porte le coup de grâce idéologique à l’ambition assimilationniste. Devenu l’idéologie dominante dans les années Mitterrand-Touche pas à mon pote, il impose dans l’espace public l’exaltation des différences et la célébration des identités minoritaires et allogènes comme le seul discours acceptable. Peu à peu, une injonction contradictoire s’impose par l’intimidation. D’un côté, il faut célébrer les différences, mais de l’autre, il ne faut pas les voir. D’où le scandale suscité par le malheureux arbitre roumain qui, lors d’un match entre le PSG et le club stambouliote, et erdoganiste, Basaksehir, pour faire comprendre à un collègue à quel joueur il devait remettre un carton, a dit : « À machin, c’est le Noir. » Il a dit noir, il a dit noir, ont gloussé en chœur les vierges faussement outragées. Réduire un homme à la couleur de sa peau, mais c’est très mal, ont renchéri tous les militants qui s’expriment du matin au soir en tant que. Bien entendu, il ne s’agissait nullement de réduire ce sympathique garçon à sa couleur de peau, mais de l’identifier parmi d’autres. S’il avait mesuré deux mètres, l’arbitre aurait sans doute dit « le grand ». Peu importe, il a dit « noir », c’est un raciste. Les minorités veulent être visibles, mais interdisent qu’on les voie.

L’assimilation dénoncée comme une des modalités de la domination

Bien avant cet épisode, hautement comique en vérité, c’en était fini de l’assimilation, dénoncée comme une des modalités de la domination.

Peut-être était-elle condamnée par le réel, en l’occurrence la conjugaison de flux migratoires massifs et de changements technologiques qui a abouti à la transplantation de groupes entiers continuant à vivre dans l’entre-soi, et pas seulement ou pas du tout « parce qu’on les a mis dans des ghettos », selon la formule creuse et rituelle, mais parce que l’être humain cultive naturellement le voisinage de ceux qui vivent comme lui. Quand on peut parler sa langue natale avec ses voisins et amis, qu’on est relié par parabole à la télé de son pays, que les magasins alentour proposent les mêmes marchandises et qu’on peut s’habiller comme au village ou au bled sans susciter des regards étonnés, voire un brin réprobateurs, pourquoi ferait-on l’effort d’être autre chose que ce qu’on a été, surtout qu’on ne vous le demande pas ? Cet affichage identitaire n’est pas, au demeurant, l’apanage des dernières vagues immigrées. Nombre de juifs ultra orthodoxes pratiquent une endogamie rigoureuse et s’habillent à Paris comme à Méa Shéarim – et comme dans les villages reculés de Pologne et de Russie au XVIIIème siècle.

Les nostalgiques de la République à l’ancienne imputent volontiers la fin du projet assimilationniste au défaut de volonté politique, ce qui leur permet de rêver d’un homme (ou d’une femme) providentiel qui le remettrait au goût du jour en quelques mesures énergiques. Certes, puisque l’amour ne se décrète pas, au moins pourrait-on exiger de tous quelques preuves d’amour, à commencer par l’apprentissage de notre langue.

Il faut savoir à quoi s’assimiler

Cependant, si les lois et mesures sont nécessaires, le rappel des devoirs minimaux qui s’imposent à tous l’est encore plus – pour s’assimiler, il faut savoir à quoi. On ne s’assimile pas à des principes ou à des règles, mais à une communauté substantielle. L’assimilation suppose une asymétrie entre la culture de référence et les autres. Donc l’existence d’une culture de référence acceptée par tous..

On ne saurait attendre des enfants d’immigrés qu’ils chérissent une histoire, une langue, une littérature que leurs camarades délaissent ou méprisent

Or, nous sommes bien incapables de définir la collectivité que les derniers arrivés sont invités à rejoindre autrement que par des valeurs certes incontestables mais ne renvoyant à aucune réalité charnelle. Si, comme l’affirme encore Emmanuel Macron dans L’Express, être français c’est une citoyenneté qui reconnaît « l’individu rationnel libre comme étant au-dessus de tout », ce n’est pas très différent d’être américain ou allemand. Certes, notre laïcité et nos caricatures nous distinguent encore du reste du monde mais là-dessus non plus, nous ne sommes pas d’accord. Nous sommes donc parfaitement incapables de nous accorder sur les apports que nous considérons comme un enrichissement et ceux qui nous défrisent collectivement, comme en témoignent nos empoignades récurrentes sur le voile. Enfin, on ne saurait attendre des enfants d’immigrés qu’ils chérissent une histoire, une langue, une littérature, que leurs camarades délaissent ou méprisent.

Condamnés à la coexistence des communautés?

Ne nous berçons pas d’illusions : l’appel à s’assimiler que nous lançons à nos concitoyens « issus du continent africain » a peu de chances d’être entendu. Peut-être sommes-nous déjà condamnés à la coexistence des communautés, autrement dit que ces valeurs de la République que l’on prétend sauver par la loi se sont déjà effacées au profit de la reconnaissance pour tous. Dans ces conditions, autant savoir à quelle sauce nous serons mangés. Le propos présidentiel a la vertu d’énoncer clairement le catéchisme de la diversité, antonyme parfait de l’assimilation. L’une demande à la minorité de s’adapter à la majorité, l’autre traite la majorité comme une minorité parmi d’autres, un peu moins égale que les autres puisqu’elle doit payer ses privilèges passés. La première encourage l’exhibition des identités particulières quand la seconde veut faire prévaloir les facteurs d’homogénéité. L’assimilation affirme que la République est une chance pour les nouveaux arrivants, l’idéologie de la diversité que ceux-ci sont une chance pour la France. La reconnaissance doit changer de camp. Au lieu d’inviter les derniers venus à s’incliner devant les statues de leurs nouveaux ancêtres, on leur promet d’honorer celles qu’ils voudront ériger. Parmi les raisons qui expliquent, sans le justifier, le séparatisme, le président parle d’une génération à laquelle affirme-t-il, « nous n’avons pas su dire “Tu es nous” ». L’ennui, c’est que beaucoup n’ont pas la moindre envie de devenir « nous » et trouvent même insultant qu’on le leur demande. Ils semblent plutôt attendre que, pour expier nos péchés, nous leur disions « Nous sommes toi ». On n’a pas fini de marcher sur la tête.