À partir de Chateaubriand, de Saint John-Perse, de Misha Defonseca, d’Anaïs Nin ou encore de Hannah Arendt, vous inférez deux comportements anthropologiques : la pulsion narrative et le besoin de croire, confinant à la crédulité. Mais qu’est-ce qui vous permet d’en faire une théorie ?
Pierre Bayard : Ce sont en effet deux notions importantes de mon livre. En parlant de pulsion narrative, j’entends montrer que l’être humain est un être de récit, c’est-à-dire qu’il a besoin de se raconter et de raconter le monde, ce qui ne va pas sans prendre quelques libertés avec la réalité. Et, par besoin de croire, je désigne notre souci irrépressible de trouver du sens. Ces deux composantes de notre psychisme sont aussi anciennes que l’être humain, comme le montre l’étude de l’Histoire et de la littérature.
Les fake news, c’est un bric-à-brac où l’on range pêle-mêle les rumeurs, les légendes urbaines, les théories complotistes…
Vous disqualifiez pour cette raison la notion récente de « post-vérité ». Qu’est-ce qui, selon vous, explique le succès de cette notion ? Les nouvelles conditions technologiques n’en modifient-elles pas tout de même l’impact par rapport aux « fake news » du passé, ne serait-ce que par l’amplification de la « construction collective » ?
Parler de post-vérité suggère inévitablement l’idée que l’ère qui a précédé la nôtre serait celle de la vérité. Je doute que les victimes des grands récits politiques du XXe siècle, comme le nazisme ou le stalinisme, partagent cette vision ! Quant aux fake news, c’est un bric-à-brac où l’on range pêle-mêle les rumeurs, les légendes urbaines, les théories complotistes, les mensonges politiques, les canulars de mauvais goût, etc. Rien de tout cela, malheureusement, n’est nouveau ! La seule différence est qu’Internet est un outil de diffusion massive des informations, y compris en effet des pires fariboles. Mais n’oublions pas que c’est dans le même temps un formidable moyen de vérification, ce qu’ont bien compris les régimes totalitaires, comme la Chine, qui le contrôlent soigneusement.
On date de l’ouvrage antisémite « Les Protocoles des sages de Sion » l’émergence du complotisme ; là aussi, réfutez-vous l’idée que celui-ci ait émergé vers la fin du XIXe siècle parce que se trouvaient réunies les conditions médiologiques de son essor public ?
Vous avez raison d’évoquer l’existence de ce faux historique et de rappeler que les juifs sont une cible privilégiée du complotisme. Il montre en tout cas que celui-ci ne date pas d’hier. Au XVIIIe siècle, la Révolution française a été attribuée par certains à un complot. Je suis sûr que l’on trouverait d’autres exemples dans les siècles antérieurs, même si la médiatisation croissante favorise son développement. En tant que psychanalyste, je serais davantage porté à considérer le complotisme comme une structure psychique que comme un fait historique. Face à un réel insoutenable par son illisibilité ou sa violence, le complotisme nous fait un cadeau inestimable : une explication simple.
Comment analysez-vous le succès viral du film « Hold-up », diffusé en novembre dernier sur Internet, qui martèle le scénario d’un Covid forgé par des laboratoires ?
Hold-up joue sur trois éléments majeurs du complotisme. Face à la crise actuelle – un enchevêtrement complexe d’erreurs politiques, de fautes individuelles, de hasards… –, le film propose la solution du complot qui est la plus commode. Il désigne par ailleurs des boucs émissaires, lesquels permettent de décharger la colère que suscitent en nous la crise et sa gestion. Enfin, il joue sur notre goût du mystère : les organisateurs du complot demeurent dans l’ombre et le film met en scène ce mystère par sa musique et ses plans de coupe sur des visages en clair-obscur.
Ceux qui likent ce film, comme Carla Bruni, Sophie Marceau ou d’autres, ou bien les partisans de Trump qui estiment que Biden a volé l’élection croient-ils vraiment aux propos du film ou de Trump ?
J’évoque dans mon essai le livre de Maria-Antonietta Macciocchi, De la Chine, et le délire maoïste qu’il a suscité en France il y a une cinquantaine d’années. Comment un grand nombre d’intellectuels ont-ils pu se laisser piéger ? Mon hypothèse est qu’ils y croyaient et qu’ils n’y croyaient pas. Ils y croyaient parce que la fiction de ce pays de cocagne leur était nécessaire pour ne pas perdre toutes leurs illusions après la découverte du communisme réel en URSS. Mais ils n’y croyaient pas parce qu’ils se rendaient compte, au moins dans certains moments de lucidité, qu’ils participaient à la mise en scène d’une fiction. J’appelle ce régime de pensée celui de la croyance intermédiaire, laquelle fait coexister une conviction et son contraire. Mais il est possible que je cherche à me persuader, pour me rassurer, que ces intellectuels n’étaient pas complètement dupes de ces fables !
Même si vous rejetez l’alternative vrai/faux au profit de ces croyances intermédiaires, ne doit-on pas rappeler la vérité aux complotistes, puisque les fictions, on l’a vu par le passé, peuvent avoir des conséquences tragiques ?
Je suis loin de partager toutes les déclarations du narrateur de mon livre – lequel, je le rappelle, est une fiction –, prêt à défendre en toute circonstance les droits de l’imagination. Autant celle-ci me paraît inévitable dans les récits que nous forgeons pour nous-mêmes et les autres, autant la liberté d’inventer doit être défendue en littérature et en art, autant je suis réticent dès qu’on entre dans le domaine de l’Histoire. C’est en ce sens que j’ai créé avec une amie, Soko Phay, un centre de recherche sur les génocides, dont la visée explicite est de lutter contre les négationnismes.
Le goût des bonnes histoires ne date pas d’hier !
Y-a-t-il psychanalytiquement – puisque vous invoquez souvent la psychanalyse – des conditions favorables aujourd’hui à la recherche d’une suppléance et d’une « proposition de substitution » ?
En tant que freudien, je suis plutôt porté à croire à une certaine constance de l’être humain. Je fais l’hypothèse dans mon livre que les femmes et les hommes des cavernes, le soir à la veillée, embellissaient déjà leurs récits de chasse ou de pêche, à grand renfort de gestes, pour amuser leur auditoire ou se mettre en valeur. Le goût des bonnes histoires ne date pas d’hier !
Que répondre à un complotiste qui n’entend que des « biais de confirmation » ? Les arguments de raison lui sont-ils audibles ?
Personnellement, je ne perdrais pas mon temps. C’est peine perdue, et le risque est grand de donner de la consistance à des thèses délirantes, dont certaines, comme le négationnisme, constituent des délits.
Le populisme n’est-il pas la vérification en politique de votre propos sur le besoin de croire à une autre réalité ?
Si l’on excepte les premiers mois de notre vie, où ce que nous demandons nous est généralement accordé, la rencontre avec la réalité est le plus souvent une série de déconvenues. Le mieux n’est-il pas alors de lui en substituer une autre ? C’est le principe même du délire, qu’il s’exprime dans la paranoïa pure, dans le complotisme ou, en effet, dans certaines formes de populisme. Les résultats de l’élection ne convenant pas à Trump, il les change ! C’est assez sage après tout sur le plan psychique, même si la démocratie, évidemment, n’y trouve pas son compte.
Pourquoi les médias sont-ils une cible privilégiée des complotistes dans ce rapport à la vérité ?
Parce qu’ils sont manipulés, cela va sans dire ! Par ailleurs, dès que vous vérifiez les informations – ce que font assez souvent les journalistes et les universitaires –, vous êtes conduit à tenir un discours complexe (telle donnée est inexacte, tel chiffre est juste mais doit être contextualisé…), ce qui n’est pas la qualité première des complotistes.
Pourquoi a-t-on dévalorisé, dans l’enseignement et les médias littéraires, la perception de la fiction, ce qui peut avoir, selon vous, un impact sur la quête de réalités parallèles ?
Il y a en effet une tendance aujourd’hui, sinon à la dévaloriser, du moins à en limiter la puissance d’invention – je pense à l’autofiction –, comme si les écrivains avaient peur de créer des mondes et des personnages. Enseigner la fiction – c’est-à-dire montrer comment elle se fabrique et se lit – participe en tout cas au développement de l’esprit critique et devrait être prioritaire dans les classes. On s’en laisse moins conter quand on est soi-même conteur !