Leïla Slimani, dans votre roman, vous vous intéressez au passé. Tatiana de Rosnay, vous, vous êtes dans un futur proche. Fuir dans une autre temporalité, est-ce comme le dit un des personnages de Tatiana parce que «le monde d’aujourd’hui est vraiment trop moche»?
Leila SLIMANI. – Je ne crois pas que ça soit parce qu’il est trop moche. J’avais le sentiment que je n’arrivais plus à le comprendre et qu’il fallait que je trouve une distance qui pouvait être celle de la temporalité, mais qui aurait pu être le futur. Pour réussir à lire le présent, pour réussir à comprendre ses nuances et certains malaises que je pouvais ressentir aujourd’hui, j’avais le sentiment que j’avais peut-être le nez trop dans le quotidien. L’écriture demande une forme de distance, d’apaisement. Quand j’ai écrit Chanson douce qui était très ancrée dans le présent, je sentais malgré tout une certaine distance avec mon sujet. Là je n’arrivais pas à trouver ça par rapport à cette société contemporaine où il y a tellement de mots, tellement de commentaires, d’écritures et d’images. Donc j’avais besoin d’aller dans le passé pour mieux comprendre des paradigmes actuels.
Tatiana DE ROSNAY. – Fuir? Quand on écrit, on ne s’enfuit pas. On se confronte à quelque chose et jusqu’ici, je n’avais écrit que sur le passé. Le passé qui revient comme un boomerang. Le futur ne m’intéressait absolument pas. Mais j’ai un père, grand scientifique et futurologue, à qui je dédie ce livre. Celui-ci est né de nos conversations sur le futur et puis, il est lié à l’avènement de toutes ces séries passionnantes comme Black Mirror et La Servante écarlate. Je me suis donc intéressée à ce futur très proche. Ce n’est pas un roman d’anticipation ni de science-fiction. Tout ce que je décris dans mon livre est déjà là. Je n’ai rien inventé. Écrire sur le futur est galvanisant. On peut tout écrire.
Ce choix des temporalités vous permet de traiter des réalités actuelles: la guerre, le fanatisme et le féminisme…
L. S. – Je pense qu’on ne peut pas comprendre la condition de la femme aujourd’hui et en particulier dans les pays du Maghreb et plus généralement le monde colonial sans explorer cette période. Elle est extrêmement proche de nous. C’est assez aberrant que certains pensent qu’on en a trop parlé et que cette époque est lointaine. Ce n’est pas loin! La colonisation, c’est l’enfance de ma mère. Elle fait partie de souvenirs brûlants et de choses qui ne sont pas transmises. La colonisation c’est une aventure politique, économique et sexuelle. Le monde colonial va devenir un espace de décompensation pour la sexualité de l’homme blanc. Quand on conquiert le territoire, on conquiert le corps de l’homme et de la femme. Le corps de l’homme est rabaissé, humilié et réifié. Le corps de la femme l’est encore plus. Elle vit une triple domination: du monde colonial, de l’homme et la vengeance de l’homme indigène sur elle, puisqu’elle, incarne un espace de liberté durant cette période. C’est impossible de comprendre ce que c’est qu’être une femme aujourd’hui ou être une femme maghrébine aujourd’hui sans revenir à cela. Notre condition féminine est le produit d’une histoire et de toutes ces dominations qui se sont abattues sur nous. Cela m’a éclairé sur nombre de choses. Par exemple, le métissage. Cela nous paraît très naturel aujourd’hui or il y a deux générations, c’était inimaginable. C’était subversif!
Je ne sais pas si ce que je décris dans mon livre va se produire tel que je le dis, mais ce repli sur elle-même qu’a choisi l’Angleterre, n’annonce rien de bon
Tatiana De Rosnay
T. D. R. – Depuis le Brexit, je suis devenue schizophrène. Je ne reconnais pas le pays de ma mère. Je ne sais pas si ce que je décris dans mon livre va se produire tel que je le dis, mais ce repli sur elle-même qu’a choisi l’Angleterre, n’annonce rien de bon. Cela n’ouvre pas la voie. Quand on se promène aujourd’hui dans Londres, il y a des regards qui n’existaient pas il y a encore cinq ans. Avant, quand vous vous promeniez, vous pouviez être habillé comme un punk, être d’un genre différent et vous n’attiriez aucun regard. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. Jonathan Coe le décrit très bien dans son livre. On a cette façon de poser l’œil sur l’étranger.
L. S. – Quand tu es double, tu ne choisis pas mais tu vas de l’un à l’autre dans des mouvements pendulaires. C’est très difficile! Il y a des moments où je me sens très française, d’autres très marocaine. Et beaucoup de moments où je ne me sens rien du tout. Les gens veulent toujours mettre des étiquettes et c’est pour cela que j’ai choisi au début de mon livre, cette phrase d’Édouard Glissant: «La damnation de ce mot: métissage, inscrivons-la en énorme sur la page.» Pourquoi est-ce une damnation? Parce que le métisse n’existe que dans l’œil de l’autre. Je pense toujours à Barack Obama dans ces moments-là. Tout le monde dit, c’est le premier président noir des États-Unis, mais il est métis. Sa mère est blanche, il a été élevé par des Blancs, il a vu trois fois son père dans sa vie et pour autant on a voulu voir un noir en lui. Le métis n’existe que par l’assignation que l’autre fait. Dans l’œil de certaines personnes je suis marocaine et je ne peux rien faire contre cela. Parfois ça m’énerve. Tu es toujours en porte à faux.
Vous parliez de dystopie. Si l’on reprend la définition stricte c’est une société qui empêche ses membres d’atteindre le bonheur. Il semble que cette situation caractérise parfaitement vos romans…
T. D. R. – La seule façon d’accéder au bonheur, c’est de revenir à l’humain. Je décris une société déshumanisée qui vous guette. Un exemple très concret, lorsque vous faites vos courses, vous allez à des caisses automatiques: lorsque vous allez à l’aéroport, vous faites votre checking tout seul. Où est l’être humain? Il faut continuer de se parler, se voir, de s’écouter. Aujourd’hui, on a un virus qui nous empêche de nous toucher, de nous embrasser. C’est comme si on était davantage puni d’être humain. C’est très ironique ce qui nous arrive.
L. S. – Cette idée de dystopie est liée à la considération que l’on porte à l’individu, à l’élan de l’individu vers la liberté, la possibilité de se construire. Un individu qui ne se définirait ni par son genre, ni par son sexe, sa race ou des choses arbitraires et qui ne serait pas broyé par des logiques qui le dépassent: la logique coloniale, guerrière, économique. Quelle considération porte-t-on aux individus quand des garde-côtes de notre continent sont prêts à tirer sur des gens qui sont sur des canots pneumatiques, alors qu’il y a des enfants qui ont fui un pays en guerre? Qu’est-ce que ça veut dire moralement? Moi j’ai envie de me désolidariser de cette Europe-là, c’est une atteinte au socle moral de ce continent. On parle du coronavirus, mais il y a un million de gens qui vivent dans la misère. Il y a une catastrophe là sous nos yeux. Qu’est-ce qu’ils s’en foutent du gel hydroalcoolique!
Depuis 2015, à chaque fois qu’il se produit une tragédie, les gens reviennent à la lecture. Après les attentats, il y a eu Paris est une fête de Hemingway; en 2019 avec l’incendie de Notre-Dame, le roman d’Hugo et avec le coronavirus, c’est La Peste de Camus qu’on s’arrache. Comment l’expliquez-vous?
L. S. – Depuis le début de l’humanité, lorsque vous n’avez pas de réponse, qu’est-ce que vous faites? Vous faites de la fiction. Quand vous cherchez la raison des étoiles et du ciel, vous racontez des mythes. Tous les hommes savent au fond d’eux-mêmes qu’il y a une forme de réponse dans la fiction, qui n’est pas scientifique, mais une forme de consolation. Le sentiment de peur que j’ai, quelqu’un d’autre l’a vécu. C’est une forme d’universalité, cette idée que quelqu’un d’autre a traversé cette expérience. Si on peut la mettre en mots, elle ne me dépasse pas totalement. Il y a quelque chose de rassurant. D’un temps calme où toutes les informations anxiogènes s’en vont.
Vous avez en commun d’avoir choisi de faire référence à une œuvre littéraire pour vos romans. Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell et la phrase «La guerre, la guerre, la guerre», pour sous-titre de votre roman Leïla; une phrase de Mrs Dalloway de Virginia Woolf pour vous Tatiana…
L. S. – J’ai relu Autant en emporte le vent, mais j’ai revu le film surtout. Le film a été très important pour moi quand j’étais petite. Il m’a marqué. J’ai adoré Vivien Leigh et ce film même si aujourd’hui il n’est pas politiquement correct. Quand je l’ai vu, je me suis dit: «C’est bizarre, ça ressemble au Maroc.» Les relations entre les hommes et les femmes, entre les races… Ça me parlait de moi, de mon monde, de ce que ma mère me racontait de sa jeunesse. Parfois pour comprendre notre monde, il est intéressant d’aller voir ailleurs. On pense toujours que quand on écrit sur le Maroc, il faut aller lire tous les auteurs marocains. Mais parfois on comprend bien le Maroc en lisant Dostoïevski, en lisant Faulkner. C’est ça la beauté de la littérature, de l’art. J’invite les gens à sortir de chez eux pour se comprendre. Va dans le pays de l’autre et il te dira beaucoup de choses sur toi!
T. D. R. – Virginia Woolf est une auteur que j’ai beaucoup lue quand j’étais à l’université en Angleterre dans les années 1980. Elle m’a fasciné mais je ne connaissais pas bien le cadre de sa vie. Quand j’ai pu me rendre chez elle à Monk’s House et que j’ai pu m’asseoir sur son lit, j’ai eu un choc. J’ai compris que le cadre de la vie d’un écrivain était très important. Tous mes livres s’articulent autour des maisons pour cette raison. Mon dernier roman ne fait pas exception. J’avais trouvé un titre anglais parfait pour ce livre Intimate places. Mais en français, Les Lieux intimes, ça faisait penser aux toilettes… Et puis Virginia m’a sauvée. J’avais mis de côté des citations pour construire mes chapitres. L’une d’elles parle des moments qui sont «des fleurs de l’ombre». C’est au moment où Mrs Dalloway va chercher des fleurs. Elle arrive chez elle, elle voit près du téléphone un mot pour son mari. Ce dernier est invité à un dîner. Clarissa se demande pourquoi il est invité et pas elle. Cette phrase sur «ces fleurs de l’ombre qui s’ouvrent», c’est notre paranoïa. J’ai pris ces fleurs et je les ai données à mon personnage principal. Car tout mon livre repose sur la paranoïa.
Dans mon roman, la fille, fatalement ne peut pas aller à l’école, fatalement, va se marier. C’est l’impossibilité de faire des choix individuels. Elle vit dans un monde marqué par la fatalité
Leila Slimani
Chez toutes deux, la femme est le personnage principal. Et elle est soumise au regard de l’autre, à sa surveillance constante…
L. S. – Je parle d’individus. Dans une société où les femmes n’ont pas la liberté qui leur revient, elles sont évidemment jugées. Elles sont femmes de quelqu’un, femme qui doit prouver sa vertu, femme qui est un intrus dans l’espace public. La présence de la femme dans l’espace public est non seulement très récente mais provoque encore des frottement. La mixité, qui est sûrement plus installée dans le monde occidental, est encore un combat quotidien dans une grande partie du monde. La femme a le droit d’être dehors. La femme a le droit de se dévoiler. La misère porte sur vous une lumière terrible. Le fait d’avoir des vêtements qui sont vieux, le fait de ne pas avoir les cheveux comme il faut… sont autant de stigmates qui font que le regard de l’autre est très lourd. Dans une société raciste qui a du mépris pour les classes plus populaires, on vit sous le regard de l’autre. J’essaye dans mon roman d’écrire sur ce sentiment de honte, de ne pas se sentir à sa place et gêné.
T. D. R. – Dans un métier public, on ne pardonne rien à la femme. Une femme regardée sera toujours jugée sur son âge, son physique, sa race, son poids. Ça n’a pas changé.
L. S. – Comme dit Virginie Despentes: «Un homme n’a pas de corps.»
La fatalité, c’est donc l’homme?
L.S.- Oui, et la condition de la femme. C’est ça l’inégalité entre les hommes et les femmes. Dans mon roman, la fille, fatalement ne peut pas aller à l’école, fatalement, va se marier. C’est l’impossibilité de faire des choix individuels. Elle vit dans un monde marqué par la fatalité. Mathilde revient parce que le prix à payer de sa liberté serait d’être taxée de mauvaise mère et elle ne le peut pas.
T. D. R. – Comment réagissons-nous face aux épreuves de la vie? Clarissa ne parviendra jamais à faire le deuil de son enfant et c’est là où je vois le corps de la femme comme une maison. Le corps des femmes est violenté par tellement de choses… Elle tente de mettre la mort de son enfant à distance, mais cela revient toujours. C’est la première fois que j’ai une héroïne senior. Son père a 98 ans. Ce personnage ne pouvait pas avoir mon âge. Il fallait qu’elle ait connu le monde d’avant internet, le téléphone fixe, le fax…
Mais, dans votre livre, c’est le pire des mondes possibles que vous nous décrivez. Dérèglement climatique, attentats, la ville qui fond…
T. D. R. – Je me suis demandé comment la ville allait tenir. Tout ce que je dis est déjà là. Ce que je raconte n’est pas drôle et c’est pour cela qu’il faut retrouver un lieu pour se sentir bien entre humains. Aujourd’hui, on ne sait pas le faire. Nous sommes tous devant nos écrans, moi la première. Je ne donne pas de leçon dans ce livre. Pour moi l’humour est la seule arme possible. Il faut arriver à rire ensemble. Où allons-nous si nous ne faisons que pleurer et nous inquiéter?
La notion de frustration est grande chez Mathilde et chez Clarissa…
L. S. – Je ne sais pas si ça l’est mais elle a un appétit immense, de tout, de liberté, d’une vie intense. Quand elle va au cinéma, elle vit un grand moment de bonheur mais en même temps, elle hait le monde entier. C’est une frustration bovarienne. La vie véritable n’est pas à la hauteur de la vie rêvée qui se trouve dans la fiction. Les femmes, comme elles ont pendant longtemps été rivées au foyer, elles connaissent ce sentiment très profond de toute lectrice. Toutes les grandes héroïnes de romans sont de grandes lectrices. Anna Karénine l’est. Thérèse Desqueyroux. Les femmes dangereuses le sont. Elles vont chercher dans la littérature la possibilité d’une autre vie car on leur a refusé une vie dans la vie véritable. Pour Amine, ce qui est important c’est le travail, manger le soir à table. Je déteste les gens qui disent que «la vie n’est pas un roman». Évidemment que si! Sinon on se suicide.
T. D. R. – Clarissa, qui a rencontré son mari tardivement, s’est construite sans son mari. Quelque part, elle devient cette femme forte qui n’avait pas besoin de lui. Peut-être qu’elle ne s’en était pas rendu compte. Ce sont deux vies parallèles. J’avais envie de montrer que les années peuvent passer, que l’on peut vivre avec quelqu’un, dormir dans le même lit avec quelqu’un et cette personne a une existence autre.
Tatiana vous dites que Clarissa écrit «pour dissiper sa part d’ombre» et vous citez Gary qui disait: «J’écris pour ne pas hurler». Et vous?
T. D. R. – Si on n’avait pas de part d’ombre, on n’écrirait pas. C’est ce qui fait souffrir qui pousse à l’écriture. Tout ce que vous ne pouvez pas dire à voix haute vous le mettez dans vos livres. Ce qui est compliqué, c’est qu’aujourd’hui il y a une soif de savoir d’où vient le roman qu’on écrit et quelle est la part de vous que vous avez écrite dedans. Mais quel intérêt de voir cette arrière-cuisine? Qui a envie de voir comment un repas est fait? Si on le fait, on perce ses secrets. Daphné du Maurier disait: «Les écrivains devraient être lus mais ni vus ni entendus.»
Et vous Leïla, pourquoi écrivez-vous?
L. S. – Pour être riche et célèbre! [moqueuse]. C’est la question la plus intime du monde. J’écris pour de très mauvaises raisons. J’écris pour me venger, pour me réhabiliter, pour être regardée, pour être champ lexicalisée, pour être analysée. J’écris pour mentir, pour être impolie, pour dire du mal des gens que je n’aime pas. J’écris pour être libre. Pour pouvoir faire tout ce que la petite bien élevée que j’ai été et que je suis n’a pas le droit de faire.
Les Fleurs de l’ombre de Tatiana de Rosnay: le meilleur des mondes
Il y a deux ans, avec Sentinelle de la pluie, Tatiana de Rosnay imaginait Paris sous les eaux. Aujourd’hui, avec son nouveau roman, elle franchit un cap supplémentaire dans le catastrophisme.
Dans un futur assez proche, Paris a été victime cette fois d’une attaque terroriste d’envergure. La tour Eiffel a été détruite. Paris fond sous la canicule. Les fleurs artificielles ont remplacé les vraies. Une présidente à poigne règne. Bref, pour la mélodie du bonheur, on repassera!
Si la situation de la capitale n’est pas terrible, celle de Clarissa Katsef, romancière à succès, frise la débâcle. Cette septuagénaire en forme vient de se séparer de son deuxième mari pour cause d’infidélité. Elle cherche un autre appartement où vivre, une «chambre à soi» comme disait son idole et modèle, Virginia Woolf à qui elle a emprunté le prénom de sa plus célèbre héroïne, Clarissa Dalloway, pour la première moitié de son pseudonyme. La seconde, Katsef, est un clin d’œil à son autre auteur de chevet, Romain Kacew dit Gary. En quête d’un refuge, d’«un lieu vierge, sans passé, sans traces», Clarissa tombe par hasard sur une toute nouvelle résidence pour artistes gérée par une société qui fait appel à la robotique dernier cri. Au 8e étage de son immeuble ultrasécurisé, elle dispose d’un assistant virtuel, une voix qui répond au nom de Mrs Dalloway, Woolf oblige.