Le spectre noir se tient immobile. Il s’est figé au bord du trottoir d’un passage piéton. Le corps est dissimulé de la tête aux pieds. Même ses yeux sont invisibles. Ils se devinent. Lorsque le feu passe enfin au vert, le fantôme traverse d’un pas décidé la chaussée. Il semble flotter. Ses chaussures sont couvertes par le tissu de sa tenue. Il n’est pas rare de le croiser dans les rues de Jérusalem à proximité du quartier ultraorthodoxe de Méa Shéarim. À moins qu’il s’agisse de son double. Les fantômes font partie du paysage. Ils intriguent à défaut d’inquiéter. Sous les accoutrements se dissimulent des femmes juives. Les médias israéliens les surnomment «les talibanes». Elles préfèrent le terme de «femmes modestes».
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Marginal, le phénomène est apparu au début des années 2000 dans la communauté des haredim (littéralement les «craignant Dieu»), qui souhaitent appliquer de manière stricte les règles de pudeur du Talmud et ainsi hâter la venue du messie. Il a pris depuis de l’ampleur.
Adel vit dans un immeuble moderne aux murs humides près du marché de Méa Shéarim, un quartier de ruelles et de passages sombres. Dans la cage d’escalier, les résidents parlent yiddish. Elle est née dans le Colorado dans une famille d’intellectuels sionistes religieux. Elle a fait son «switch» , comme elle dit, après un divorce. Adel est une «femme modeste» mais son degré d’observance ne va pas jusqu’à se couvrir totalement le visage. Sa fille aînée, Sara, 20 ans, porte en revanche la «burqa made in Israël». Elle l’admire et la jalouse. «Ce n’est pas une burqa puisqu’on ne voit pas les yeux, dit Adel à propos du voile intégral juif. Les yeux sont le reflet de l’âme, si un homme voit les yeux il voit son âme et si une femme est regardée cela l’encourage à regarder, cela attire les hommes», poursuit-elle. Sara s’est voilée à l’âge de 15 ans. Elle a suivi des études dans une école de Jérusalem spécialement dédiée aux «femmes modestes».
Prosélytisme de mise
Petite et massive, Adel n’adresse pas la parole aux hommes, à l’exception de son mari. «Quelle amie suis-je si je permets à son mari de penser à moi. Je suis pour la paix des ménages et je refuse les transgressions. Une femme modeste doit masquer les formes du corps quand elle sort et être une reine chez elle pour son époux», dit-elle. Adel travaille à domicile. Elle vend à ses connaissances des parfums, des cosmétiques et des bijoux alignés dans une vitrine derrière un rideau. Elle cousait elle-même ses vêtements mais, avec l’essor de la mouvance, une boutique de prêt-à-porter pour «femmes modestes» a ouvert à Méa Shéarim.
Deux accessoires sont indispensables pour respecter la tendance «modeste». Le redid , qui descend du haut du cou à la poitrine à la manière des carmélites, et la cape qui couvre ou pas le visage. La cape peut être de différentes longueurs: deux mètres, six mètres, quinze mètres selon l’interprétation des codes religieux. Pour tenir les capes les plus longues, portées par les plus radicales, une ventouse de déboucheur de toilettes maintenue avec un élastique est placée sur le sommet du crâne. Le bout de bois de l’engin est raboté. Sans ce «chapeau à pointe», le châle de 15 mètres tomberait quand elles marchent.
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Tali, une amie d’Adel, mère de huit enfants, est issue d’un milieu laïc israélien. Elle a étudié la sociologie et a enseigné longtemps dans un lycée avant de rejoindre ce mouvement informel où le prosélytisme est de mise. Elle est grande, peut-être blonde ou alors brune. «Les grands justes disent que les parties du corps n’appartiennent qu’au mari. Le cou est attirant comme celui du cygne et quand l’œil voit, le cœur désire, explique-t-elle. Les hommes ont de mauvais penchants, donc je protège mon âme.» Elle appelle à un retour aux sources de la religion et rappelle, photos d’époque à l’appui, que des femmes juives se voilaient encore à Jérusalem au début du siècle dernier. «L’arrivée des magasins de mode et la société de consommation ont tout chamboulé», tranche-t-elle.
Mariage arrangé
F., une Française de 60 ans, éduquée dans un couvent de bonnes sœurs des DOM-TOM, s’est sentie attirée par le judaïsme. Puéricultrice en France, elle est partie en Israël pour se convertir dans un centre de formation francophone à Jérusalem. Elle a connu son mari par un mariage arrangé. Sa fille, âgée de 21 ans, avait peur d’elle quand elle était petite. «Elle était traumatisée car j’étais différente des autres mamans. À l’époque on voyait pourtant mes yeux», confie F. La gamine a fréquenté le séminaire des femmes modestes. Endoctrinée, elle a fini par s’habituer au châle intégral. Aujourd’hui, elle se voile complètement et c’est son exemple qui a poussé sa mère à se masquer aussi les yeux.
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Dans les rues des secteurs ultraorthodoxes comme de la ville laïque, les fantômes noirs sont plutôt mal vus. Les «talibanes» n’ont pas la cote, il est fréquent qu’elles soient insultées. «Ma fille se fait régulièrement traiter de terroriste. On lui demande avec mépris pourquoi elle s’habille comme une Arabe», dit Adel. «Pour éviter les dangers d’être prise pour une Arabe, je circule sous mon voile intégral accompagnée de mon mari ou de mon fils. Quand je suis seule dans le bus, je passe des coups de fil pour qu’on m’entende parler hébreu ou je lis des psaumes», raconte F.
L’ethnographe Noam Baram a constaté leur stigmatisation. «Les hommes religieux crachent devant elles. Ils les insultent en les traitant de “sale Arabe” ou de “galachteh” en yiddish («chrétienne», NDLR). Les gens se moquent», note-t-elle. Il peut aussi survenir des méprises. En 2014, la police israélienne a ouvert le feu sur une membre de la secte et l’a grièvement blessée dans la zone du Mur des lamentations. Elle ne s’était pas arrêtée au poste de contrôle de sécurité.
Vingt-sept couches de tissu
Le grand public les a découvertes en 2008 à l’occasion de l’affaire de la rabbanit Keren. Bruria Keren et son mari ont été arrêtés pour maltraitance d’enfants. Ils ont été condamnés à des peines de prison. «Bruria Keren était la chef d’un groupe qui pratiquait des sévices sur des mineurs. Elle avait une personnalité puissante. Elle a refusé pendant le procès d’enlever le voile», se souvient Yair Nehorai, le défenseur de l’époux. L’avocat a tiré de son expérience un roman, La Mère talibane . Selon lui, Bruria Keren se douchait habillée. Elle portait vingt-sept couches de tissu, au point qu’il fallait l’aider dans ses déplacements. «Son public, composé de femmes fragiles, trouvait auprès d’elle une attention. À titre personnel, je considère que la peur de la sexualité constitue chez ces femmes la question centrale. On est à la frontière entre la religion et la psychiatrie. Elles décident de leur plein gré de s’enfermer dans le noir et se construisent des murailles. Mais après tout, c’est leur droit.»
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D’autres cas de pédophilie, d’inceste et de mariage forcé ont aussi été signalés çà et là. Le mouvement est décrié dans les sphères religieuses. Le conseil rabbinique a publié voici quelques années un premier décret interdisant le port du voile intégral. Il estime qu’il n’a jamais été exigé par la Torah. Le Edah Haredit, une fédération de groupes orthodoxes autonomes dotée de ses propres tribunaux rabbiniques, a publié un édit déclarant que le port de la cape était un fétiche sexuel aussi déviant que le port de vêtements légers. «Il y a un réel danger qu’en exagérant, vous fassiez le contraire de ce qui est prévu, entraînant de graves transgressions en matière sexuelle», a expliqué un rabbin.
Mais rien n’y fait.
Peu de chiffres vérifiables circulent sur la galaxie des «modestes». Elle se concentre dans les quartiers haredim de Jérusalem et de Beit Shemesh. Les spécialistes évoquent des centaines de personnes concernées, voire des milliers en prenant en compte les familles. «Il semble que cette évolution réponde au regain d’islamisation chez les populations musulmanes, qui a démarré en Égypte dans les années 1970. Certes, on peut trouver des photos du début du XXe siècle de femmes juives très couvertes, certaines avec des grilles de dentelle sur le visage. Mais le plus souvent, sous l’effet du modernisme, le visage est dévoilé même si le cou reste caché», explique Noam Baram. Commissaire d’exposition, elle a présenté en 2019 au Musée de Jérusalem l’exposition «Femmes voilées en Terre Sainte» consacrée aux femmes voilées musulmanes, aux religieuses chrétiennes et aux femmes juives modestes. Elle a mené une soixantaine d’entretiens avec des «femmes modestes» et entend se tenir à l’écart des préjugés. «Je me suis intéressée aux juives, aux musulmanes et aux religieuses chrétiennes. Elles se ressemblent toutes dans leur habillement à des petites différences près, les juives étant les plus affirmatives dans la revendication de leur différence», rapporte l’ethnographe. Puis elle s’interroge: «Que se passe-t-il dans notre société pour que l’on voie fleurir ce type de phénomène? Pourquoi le corps féminin devient-il le terrain de luttes idéologiques et religieuses? Je ne peux pas oublier l’ambiance messianique dans laquelle baignent ces femmes. Elles reflètent une grande détresse et une peur qui sont très dangereuses.»
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