par Maurice-Ruben HAYOUN
Qui ne connaît, qui ne se reconnaît parmi les Français en Jean de la Fontaine,? Depuis l’enseignement primaire, suivi des cours au lycée, nous avons tous été imprégnés par l’esprit, l’ironie, la finesse des fables de La Fontaine. Et avons appris par cœur les moralités de ses petites histoires … Certains vont jusqu’à dire : La Fontaine, c’est la France ! La Fontaine en France est comparable à Homère en Grèce, l’un fut l’instituteur de la culture hellénique e t l’autre en fit de même pour la culture française classique.
C’est ce génie si français et si universaliste à la fois qui a inspiré Michel Serres depuis de longues années. On apprend même qu’il envisageait de consacrer un livre à ce héros moraliste qui l’accompagnait depuis le temps de ses premières études. Comme l’indique le bandeau rouge de la couverture, entre Michel Serres et La Fontaine, c’est une rencontre par-delà le temps… Et les Fables de La Fontaine sont pas ce qu’elles semblent être. Elles procèdent à un renvoi, à des références où le lion remplace le roi, le renard le malin, le rusé et l’âne la victime innocente. C’est une sorte de théâtre où chaque être / animal joue son rôle, incarne ce qu’il peut représenter dans la vie réelle.
Jean de La Fontaine nous rappelle avec une certaine résignation que peu de chose sépare vraiment l’homme de l’animal, qu’il reste prisonnier de ses passions et n’a pas toujours annihilé l’animalité en lui. Et se trouve soumis aux mêmes contraintes ; se nourrir, dominer les autres, se préserver de tout danger qui le menace, distinguer entre ce qui est bon et ce qui ne l’est point. Sur tous ces sujets, l’homme développe les mêmes réactions que l’animal. Ce qui rend toute sa légitimité à la méthode de Jean de la Fontaine : donner la parole à des animaux, comme si cela allait de soi.
Aux fables en général, le nom d’Esope est indéfectiblement lié. Pourtant, le présentateur parle à juste titre d’un palimpseste qu’il convient de gratter pour découvrir des couches, des strates plus anciennes, ne masquant pas entièrement la précédente écriture ; c’est ainsi que Michel Serres s’en réfère aussi à un lointain auteur babylonien, L’histoire d’Abikar… sur lequel un célèbre orientaliste de notre temps, André Dupont-Sommer, avait attiré l’attention des chercheurs.
Certes, La Fontaine ne fut pas le premier à réussir cette métamorphose des hommes en animaux, incarnant tant de postures humaines. Il y a derrière cette métamorphose un présupposé philosophique : en quoi notre âme humaine diffère–t-elle de celle des animaux ? Peut-être que l’homme partage avec l’animal l’instinct de vie, les facultés regroupées dans l’âme animale, et sans lesquelles aucune existence physique ne serait possible ? Ce qui mettrait à égalité l’homme et l’animal, au moins à un niveau élémentaire.
La Fontaine n’aurait pas eu le même succès ni la même longévité s’il s’était contenté de dépeindre ses contemporains sous leur forme habituelle, c’est-à-dire simplement humaine. Les craintifs, les méchants, les rusés, les profiteurs, les courtisans et les courtisanes, bref toutes les catégories de l’espèce humaine. Il a choisi la transposition et la métamorphose, et il a réussi son pari, puisque, comme on le disait plus haut, chacun saisit ces assimilations hommes / animaux : sans vouloir forcer le trait, les mêmes passions animent les uns et les autres. Ce qui pose le problème de l’éthique.
La Fontaine poursuit l’objectif de neutraliser par la comparaison la bestialité qui existe en nous, même dans les sociétés les plus policées, les plus évoluées ; il existe un tribut que l’humanité doit acquitter pour faire semblant. C’est de ce point de vue que les Fables de La Fontaine recèlent un je ne sais quoi d’universel. C’est l’essence même de la culture française proprement dite. Et même le fabuliste le plus connu et le plus célèbre a dû emprunter, travailler des sources allogènes avant de se constituer lui-même. Lisons ce que dit Michel Serres en parlant de généalogie culturelle : Et en général, une culture se construit au carrefour d’autres cultures et ne découvre sn essence qu’en s’ouvrant à tous les vents…
La Fontaine, en choisissant son mode d’expression qui évite la conceptualisation, l’abstraction et en optant délibérément pour la profonde sagesse populaire, a conquis à la fois les doctes et les simples. La moralité qu’il tire des fables qu’il raconte se saisit facilement et se retient bien au point de donner naissance à des dictons. Prenons succinctement l’exemple de La laitière et le pot au lait… Toutes les classes sotiacales peuvent en faire leur profit. Aucune connaissance profonde n’est exigée au préalable pour saisir contre quoi on nous met en garde. L’expression on ne vend pas peau de l’ours avant de l’avoir tué veut bien dire ce qu’elle veut dire : ne placez pas la charrue avant les bœufs. Et il en est de même pour la jeune laitière qui apprend à ses dépens qu’il faut avoir les pieds sur terre avant de bâtir des châteaux en Espagne… Cela nous met en garde contre la précipitation, les lois d’airain du réel, la nécessité de changer son opinion sur le monde si on ne peut changer le monde.
Comment définir ces amers, ces poèmes ? Je pensais, pour ma part, à de simples récitations apprises par cœur à la demande de nos instituteurs. Le style en est très dépouillé, accessible à tous et ne vise aucune esthétique stylistique. La Fontaine veut éduquer ses lecteurs et leur inculquer quelques principes de vie. Ne jamais se surévaluer, ne pas écouter les éloges des flatteurs qui vivent à vos crochets, ne pas se croire aussi grosse que le bœuf quand on est une grenouille, etc…
La Fontaine fait parler les animaux, on ne s’en rend même plus compte car cela nous rappelle que nous sommes des animaux dotés de la parole. Mais qui dit parler ne se limite pas nécessairement au langage articulé dont nous disposons. Voir Francis Kaplan, Des animaux et des hommes sur ce point précis. Est-ce qu’à sa façon l’animal (le chien, le chat) ne parle pas ? Les animaux ne ressentent- ils rien, comme nous ? Ne s’attachent-ils pas ? Comment expliquer alors les aboiements de joie du chien fidèle qui retrouve son maître qui lui manquait ?
Lorsque les animaux parlent dans les fables, on s’assimile encore plus facilement à eux. Et dans ses développements Michel Serres nous le fait bien sentir. Les animaux semblent avoir les mêmes passions que nous, et c’est un facteur qui favorise l’apparentement, le rapprochement. Lorsque le renard veut berner un autre animal, visiblement moins rusé que lui, il sait ce qu’il faut faire. Et nous en faisons de même en voulant obtenir quelque chose de quelqu’un dont nous commençons par chercher la faille, le défaut de la cuirasse. Exemple : féliciter une femme sur sa beauté, sur sa prétendue intelligence et sur sa grâce, même largement inexistantes et imaginaires, vous permet d’obtenir d’elle ce que vous voulez. Eh bien, c’est la même chose, tant chez les hommes que chez les animaux…
La Fontaine, nous dit Michel Serres, a eu le bonheur d’écrire à une époque où le vrai se détachait continuellement du faux. Et comment les savoirs scientifiques pénètrent-ils au sein des hommes ? Par le monde des fables, et donc des animaux. Finalement, on vit ici la définition d’une philosophie de la nature et de la biologie, mais suivies évidemment d’une moralité, d’une philosophie qui les rend accessibles à tous. L’érudition ne constitue plus une infranchissable barrière pour ceux qui ne savent pas. La fable est ouverte à tout le monde et son sens peut être perçu par tous. Nous l’avons déjà souligné au début de notre propos.
On peut lire à la in de ce volume un résumé d’une dizaine de pages intitulées La vie d’Esope. C’est un subtil mélange de poésie et de vérité. C’est là qu’on découvre la sagesse oraculaire d’Esope autant que sa laideur repoussante, à en croire les témoignages dans cette biographie. C’est de lui que vient la fameux adage, la langue est la meilleure et la pire des choses. Desservi par cette laideur incroyable, Esope brille, cependant, par son esprit. Il est vendu en tant qu’esclave à un philosophe qui l’achète presque pour rire. Mais il ne tardera pas à découvrir que cet esclave qui n’en fait qu’à sa tête va le sauver de bien des situations difficiles. Finalement, il arrivera à arracher son affranchissement et mener une existence de voyages, d’aventures diverses. Il jouira de l’estime de tous, même si certaines déclarations imprudentes lui couteront la vie.
Mais sa sagesse, elle, demeure et il a inspiré notre Jean La Fontaine national…